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chement? Pourquoi refusent-ils de se faire connaître ?

Ils ne le peuvent pas encore, répondit avec une gravité soudaine le nouveau visiteur. Résignez-vous comme eux à cette nécessité : ils en souffrent bien plus que vous. Après avoir dit ces mots, il prit son chapeau de paille, son bâton, sa boîte de fer-blanc, et partit, non sans laisser au bord de la table une bourse sur laquelle Périsard ne put jeter un regard indifférent. Jeanne, plus occupée de l'homme que de son or, le suivit des yeux hors de la maison. Elle le vit embrasser Renée, qui se trouvait sur son passage, et s'éloigner d'elle en lui montrant le bouquet de pervenches.

- Femme, dit Périsard, à qui Jeanne vint rapporter ce qu'elle avait vu, c'est le père de l'enfant !

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Pourquoi lui, plutôt que le chaudronnier ou le peintre?

Et si c'était le même homme?

Peux-tu dire une pareille folie? Celui-ci, qui sait à peine le français !

On contrefait son langage... Nous connaissons cela.

Mais on ne contrefait pas sa figure!

- Avec une barbe! celle du chaudronnier était grise, celle du peintre était blonde, et celle de l'Anglais est rousse... Et, penses-y, le son de leur voix était le même! – C'est vrai! Quelles finesses que tout cela, François! Je commence à m'en inquiéter tout de bon. Ils nous confient leur enfant, et ils ne veulent pas nous confier leur secret! ça ne doit pas être bien beau. Tiens, mon homme, malgré cet or et toutes leurs promesses, lorsque je regarde ma pauvre petite danser et sauter, ou que j'entends ses chansons, mon cœur se serre, j'étouffe, j'appréhende je ne sais quoi. Ah! ma chère enfant, Dieu veuille te laisser à nous ou t'appeler à lui!

La bûcheronne fut interrompue par ses sanglots, et son mari eut beaucoup de peine à l'apaiser. La tendresse, l'in quiétude, le dépit avaient causé ce transport. Jeanne parvint à se contenir; mais, depuis ce jour, son repos fut troublé.

(La suite au prochain numéro.)

J.-J. PORCHAT.

CHRONIQUE DES SALONS ET DES GRANDS CHEMINS.

Depuis un mois, Paris joue aux quatre coins avec la province et avec l'Europe. Ses habitants quittent leur bonne ville par bataillons, et les étrangers y accourent par compagnies. Chaque train de plaisir emmène des centaines de Parisiens au Havre ou à Lille, et ramène à Paris des centaines de provinciaux, d'Anglais ou d'Allemands.

Ce sont les Angevins qui ont donné l'impulsion. Ils sont partis en si grand nombre, qu'il a fallu suspendre, en leur absence, les spectacles, les audiences et les soirées. Les beaux quartiers d'Angers ont été dépeuplés littéralement. En revanche, les salons, les théâtres et les monuments de Paris ont regorgé, plusieurs jours, des flots de cette émigration. Que d'histoires à conter au retour sur les bords de la Loire ! En voici une qui fera du bruit dans Landernau.

Une dame angevine, accompagnée de son mari, visitait l'hôtel des Invalides. Un petit vieillard, sergent, amputé, très-vif, très-propre, très-causeur, leur servait de cicérone et conduisait en même temps une dame étrangère qu'accompagnait aussi son mari. Quand la visite fut terminée, cette dernière fouilla dans sa poche et tira sa bourse; mais la dame angevine, devinant sa pensée et par une inspiration du cœur, offrit au vieillard un magnifique bouquet qu'elle tenait à la main. A ce mouvement, l'invalide fut saisi d'une telle émotion, que de grosses larmes coulèrent de ses yeux; alors, s'adressant au mari et souriant à travers ses larmes : - Vous n'êtes pas jaloux? dit-il avec une exquise bonhomie.

Un de nos plus spirituels collaborateurs, qui fait en ce moment le voyage de Londres, racontera bientôt aux lecteurs du Musée des Familles les joies et les ennuis, les péripéties et les fatigues du train de plaisir. En attendant, le chemin de fer et le paquebot nous apportent d'outreManche des nouvelles qui intéressent Paris.

C'est le triomphe de M. Scribe et de M. Halévy, l'auteur et le compositeur de l'opéra la Tempéte, imité de Shakspeare, et joué au théâtre de la Reine par la comtesse de Rossi et le signor Lablache. Ce dernier obtient un succès-monstre, sous la peau velue de Caliban. Les bravos, les rappels et les bank-notes retentissent et pleuvent aux pieds de MM. Scribe et Halévy. On leur donne des ban

quets comme à des aldermen. L'aristocratie anglaise lem prodigue les hommages, les petits soins et les délicatesses.

C'est encore un mariage qui eût inspiré trois pages étourdissantes à Mme de Sévigné; le mariage de miss Burdett Coutts, la plus riche héritière des trois royaumes, avec le célèbre Cabrera, l'ancien général de don Carlos, Ce modeste héros a été préféré à des millionnaires et à des princes, qui soupiraient des quatre points de l'horizon.

C'est enfin l'arrivée d'un ambassadeur indien, le prince Ranagée, envoyé du Népaul, qui a fait à la reine Victoria des cadeaux estimés cinq millions, et qui laisse pleuvoir l'or et les diamants dans les rues, comme le duc de Buckingham au temps de Louis XIII.

Vers le nord, c'est Mlle Guizot qui donne conjugalement le bras à M. de Witt, le descendant du grand pensionnaire de Hollande sous Louis XIV.

C'est Me Thérèse Elssler, la sœur de la danseuse Fanny, danseuse elle-même naguère, qui a été belle, mais qui n'est plus jeune, et qui épouse... devinez qui? le prince Adalbert de Prusse! - Où allons-nous, juste ciel!

Pendant ce temps-là, on macadamise, on mécanise, comme disent les gamins, les boulevards de Paris; et voici de quelle manière les balayeurs et les arroseurs apprécient le nouveau système :

LE BALAYEUR. Notre état gagne cent pour cent, mon vieux. Quand il pleuvra, nous transporterons les Parisiens d'une rive à l'autre, moyennant un sou par voyage.

L'ARROSEUR. Et quand il fera sec, nous retrouverons des pratiques, en fabriquant de la boue avec l'eau municipale.

LE BALAYEUR. Ma seule crainte est que les promeneurs n'adoptent les échasses pour flâner sur le boulevard. Nous serions volés!

L'ARROSEUR. Patience! quand nous en serons là, on aura reconnu les inconvénients de la chose, et l'on nous rendra les pavés du bon vieux temps.

LE BALAYEUR. A moins que ces coquins d'Anglais ne les aient accaparés dans l'intervalle, pour les mettre à la place de leur macadam dans les rues de Londres (textuel).

Paris, 1850. Typographie HENNUYER et C, rue Lemercier, 24. Batignolles.

VOYAGE EN BRETAGNE. LE FINISTÈRE (1).

LA FOLLE DE DOUARNENEZ.-LA PÉCHE DE LA SARDINE.

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pas (voy. t. XV, p. 190). La courte paille, qui flairait sans doute le plus pittoresque, indiqua le Finistère, dont nous touchions les limites. Nous étions alors à Lorient.

Dans le Finistère, ainsi que dans le Morbihan, nous voyageâmes à l'aventure; et mes souvenirs, ennemis, comme mes pas, des routes stratégiques, iront, avec ma plume, par bonds et par caprices, tantôt en avant, tantôt en arrière, tantôt à gauche, tantôt à droite. Si mes lecteurs veulent bien me suivre, comme Robert, ils sentiront comme lui que l'unité ne perdra rien à cette variété, et qu'en somme, au bout du voyage, nous connaîtrons la basse Bretagne et les Bas-Bretons, cent fois mieux que ceux qui prennent pour guides les bornes des grands chenins.

Aujourd'hui, par exemple, et pour commencer, nous allons pêcher la sardine à Douarnenez. Nous y trouverons un des plus sveltes clochers de l'Armorique, des marines qui défieraient le pinceau de Gudin, et un drame dont les scènes nous feront battre le cœur.

Un beau soleil de septembre éclairait la campagne lorsque nous arrivâmes à Douarnenez par la route de Quimper. A quelques pas de notre but, le clocher de Ploaré nous arrêta. Ploaré est le chef-lieu paroissial de Douarnenez, bien que Douarnenez, accru à ses dépens, soit le chef-lieu civil du canton. L'église suffit de reste à justifier cet honneur. C'est un édifice gothique d'un seul jet, qui remonte au seizième siècle. Le clocher porte la date de 1555. Les barques et les poissons ciselés sur les murs indiquent pour fondateurs les pêcheurs de la côte. Tous contribuèrent au petit chef-d'œuvre par leurs offrandes ou par leurs bras. Les femmes même y travaillèrent, sous la direction d'un seigneur de Pont-Croix. L'extérieur est irréprochable, et le porche très-élégant. L'intérieur est malheureusement gâté par le badigeon, ce fléau moderne, et par le bariolage des saints, des autels et des voûtes. Mais les curés bretons ne peuvent refuser ces enjolivements à leurs ouailles, qui tiendraient une église sans enluminures pour indigne de Dieu et des patrons qu'ils invoquent.

Comme nous nous approchions du joli retable dessiné plus loin (page 329), Robert me pressa la main avec émotion, et recula stupéfait devant une vision étrange.

C'étaient un homme et une femme qui paraissaient au moins centenaires, et dont les costumes rappelaient ceux du dernier siècle. La femme ressemblait à une paysanne par ses longues coiffes et sa grosse jupe de deuil; mais sa figure, qui avait dû être admirable avant que les rides l'eussent sillonnée, offrait encore toute la distinction d'une race aristocratique. L'homme portait l'ancien habit à la française, le gilet à ramages, la culotte courte, et un reste de cheveux noués en bourse avec un ruban noir. On eût dit un gentilhomme du temps de Louis XVI, sorti de la tombe après soixante ans. Tous deux étaient agenouillés ou plutôt abattus près du retable, devant le crucifix suspendu à la muraille; et, si jamais je voulais personnifier la douleur gardée par le dévouement, je peindrais les visages et les attitudes de ces pauvres vieillards.

Quelles sont ces personnes? demanda Robert au sacristain qui nous accompagnait.

Le sacristain nous prit à part, avec une sorte d'effroi, et nous dit à l'oreille :-C'est la folle de Douarnenez avec son mari!...

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terrogez mon oncle Hervé Ledirec, le pilote du Roseur; il vous contera l'histoire de la folle de Douarnenez, et vous la montrera le soir, avec son pain bis et son cierge, sur la grève de Tréboul.

Je notai soigneusement le nom du pilote, et, après avoir jeté un nouveau coup d'œil aux vieillards, nous montames aux galeries du clocher.

Le clocher de Ploaré est à la fois gigantesque dans son ensemble et ravissant dans ses détails. Les tourelles et les fenêtres du premier étage s'élancent avec l'audace la plus gracieuse. Les clochetons des étages supérieurs se groupent les uns au-dessus des autres, au pied de la grande flèche qui va se perdre dans les nuages. Les ornements des deux galeries, les trèfles découpés à jour, les vives arêtes des angles, les pointes ciselées avec un art minutieux, les petits dômes soutenus par les intervalles des ogives, comme par d'élégantes colonnettes, excitèrent de près comme de loin notre sincère admiration.

Au sommet de la seconde galerie, une perspective immense nous attendait. Robert y retrouva l'impression que lui avait faite la vue du Bosphore, à Constantinople.

La base du clocher est élevée de 72 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le clocher lui-même a 55 mètres de hauteur. Il domine donc le pays et la baie de Douarnenez de 127 mètres, ou de près de 400 pieds. C'est un des plus beaux panoramas agrestes et maritimes qui se puissent contempler. L'œil embrasse douze cents villages éparpillés sur un amphithéâtre de rocs à perte de vue. Au milieu s'étend la baie, que Cambry appelle justement << un des lacs les plus remarquables, une des plus splendides nappes d'eau de l'Europe. » Large, en circonférence, de douze à quinze lieues, sur une profondeur de sept a huit, elle vaudrait dix fois la magnifique rade de Brest, si elle avait le goulet de celle-ci. Mais sa trop grande ouverture y laisse entrer la tempête, ailes déployées. C'est, du reste, une beauté de plus dans les journées d'orage.

Ce jour-là, la baie de Douarnenez, endormie et bercée par une douce brise occidentale, avait mis pour nous sa plus brillante robe d'argent moiré, frangée tout à l'entour d'une écume étincelante, que la côte et les rescifs soulevaient comme un volant de dentelle. Les iles grises et noires semblaient flotter sur l'eau, comme des berceaux de granit. Le Menez-Hom et la Motte dominaient fièrement et gravement l'armée de pierres rangée en cercle à leurs pieds. Les caps du Riz, de la Chèvre, du Roseur, de Tréboul, de Penanroz, etc., s'avançaient contre les flots, brisés sur leurs pointes en myriades de pierreries, créées et remuées par le soleil. La Portsru (rivière rouge) descendait des hauteurs de Pouldrégat, chargé de bâtiments à la voile. Çà et là, des légions de mouettes blanches volaient en demi-cercle, rasaient la vague du bout de l'aile, ou y plongeaient perpendiculairement, comme des pierres argentées, lancées du firmament. Des centaines de petites barques, autres mouettes aux voiles rouges et brunes, erraient dans le lointain, à la recherche des troupeaux de sardines.

Je fus obligé d'arracher Robert à ce spectacle magnifique. Je le conduisis, pour calmer ses exclamations, dans le petit cimetière de la paroisse, devant une tombe, où il lut; Ci-git le docteur Laennec. Dernier gîte, en effet, du célèbre médecin, qui vint reposer dans la mort au berceau de sa naissance.

C'est lui qui a légué à l'église un beau Christ, d'après Canova, dont l'avait gratifié le cardinal Fesch.

MUSEE DES FAMILLES.

Quelques instants après, nous étions à Douarnenez (1), et nous croyions tomber du ciel dans l'enfer. La ville basse est un amas de vieilles maisons infectées par les saumures qui s'écoulent des presses de sardines. On y étouffe comme dans un baril rance. Hommes et femmes y vont et viennent, portant de larges paniers de poisson. La ville haute est plus propre, et compte même des édifices élégants bâtis par de riches armateurs.

Voulant, du même coup, apprendre l'histoire de la folle et mettre Robert au courant de la pêche des sardines, je me lançai, à travers le port et les rues les plus salées, à la recherche d'Hervé Ledirec, le pilote du Roseur. Nous le trouvâmes au fond d'un cabaret de la cale d'Ulliac, au milieu d'un nuage de fumée de tabac et d'un amas de vapeurs d'eau-de-vie, de café, de ratafia, à faire reculer d'horreur le canotier le mieux culotté d'Asnières ou de Port-Marly.

Si les vieillards de l'église portaient cent ans, le pilote du Roseur portait un siècle et demi. Ses genoux couverts d'une large culotte de toile et sa tête entièrement chauve, son nez courbé comme le bec d'un cormoran, et son menton orné de quelques poils blancs sur une verrue, allaient au-devant les uns des autres, et semblaient tout près de se joindre, après de longues années d'efforts. Sa peau était un parchemin ratatiné par l'eau et la brise de mer, par le soleil et par la pluie. Il n'avait plus de dents depuis un temps immémorial! Mais qui a besoin de dents à Douarnenez, où l'on vit de sardines et de merlus à discrétion? Le père Hervé, d'ailleurs, avait d'autres régals. D'une main, il fumait le tabac de la régie dans un brûlegueule du plus beau noir; de l'autre, il le prisait dans une tabatière de corne figurant un poisson, et ses gencives le dégustaient sous la forme d'une chique, dont sa joue gauche accusait le volume à l'œil nu.

Quand il se leva pour répondre à notre salut, nous fûmes stupéfaits de la vigueur qui animait ce corps ployé sur lui-même et des étincelles intelligentes que dardaient encore ses petits yeux, creusés comme avec une vrille dans ce crâne dépouillé.

Notre convention fut l'affaire d'un quart d'heure, de trois verres de rhum et de deux pièces de cinq francs.

Le lendemain, au point du jour, nous partirions pour la pêche avec le pilote et son fils, patron de la chaloupe la Margaite. Nous suivrions le voyage, la manoeuvre, le retour; et le bonhomme nous conterait l'histoire de la folle entre deux coups de filet.

Au lever de l'aurore nous étions au rendez-vous. Le père Hervé nous attendait, fumant sa pipe à l'arrière de la chaloupe. Sept cents barques environ, montées par trois mille hommes, enlevés à la charrue par le filet, s'apprêtaient à quitter la rive en même temps que nous. Leurs rangs étaient si pressés qu'on ne voyait pas l'eau, et que les pêcheurs, s'appelant de loin, gagnaient le large en sautant d'un bord à l'autre. C'était un spectacle plein de vie et de mouvement, comme le départ d'une armée d'hirondelles.

Chaque barque était goudronnée de noir, portait sur l'avant son nom, celui du port et son numéro de rôle, et avait, comme équipage: un patron, pour commander la manœuvre et diriger le gouvernail; deux teneurs debout, pour ramer bout au vent, tandis qu'on jetterait les filets; deux garçons d'écoutilles, pour démailler la sardine (l'en

(1) De Douar-Enez, terre de l'île, parce que Douarnenez dépendait du fief de l'ile Tristan, située en face dans la baie.

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lever des mailles); et un mousse... pour ne rien faire et recevoir des coups de pied. Ces règles, bien entendu, ont leurs exceptions comme toutes les règles.

Notre chaloupe contenait huit filets (de quinze brasses de long sur cinq de haut), garnis de liéges à leur partie supérieure; et plusieurs barils de stock fiche de Norwége et de rogue de maquereau. Tels sont les deux appâts qu'on jette à la sardine. Le second, moins estimé, se fait dans le pays, avec le frai du maquereau. Le premier, composé d'œufs de morue, salés et d'une forte odeur, est apporté de Berg par les navires du Nordland. Chaque œuf est gros comme la tête d'une petite épingle. Les poches membraneuses qui les enveloppent en renferment plusieurs millions. Ils se conservent d'une année à l'autre ; mais la sardine, qui en est affamée, reconnaît les plus frais à l'odorat, et se précipite dans le filet qu'ils appàtent. Pendant nos guerres maritimes, le stockfiche a coûté jusqu'à 500 francs le baril. Il vaut d'ordinaire 40 à 50 francs. Douarnenez en consomme pour 500,000 francs chaque année.

En moins d'une demi-heure, les sept cents bateaux ayant pris leur essor par petits groupes, toutes voiles dehors, furent répandus dans la vaste baie. Les huit cents bateaux de Crozon y arrivèrent presque en même temps, et cette flottille de près de deux mille barques se perdit dans l'espace comme les oiseaux dans l'air... L'œil exercé des patrons plongea sous les flots transparents. Leur oreille, fine comme celle du sauvage, interrogea les frémissements de la vague... Chacun prit position suivant ses remarques, amena ses voiles brunes sur les deux mâts et déploya ses rames longues de vingt-sept pieds.

En ce moment, le soleil, se levant derrière les hauteurs de Locronan, montra sa large face de pourpre, balaya d'un rayon les vapeurs, incendia la côte à perte de vue et inonda la mer d'un torrent de flamme blanche et rose... C'est un des plus magnifiques tableaux qu'il m'ait jamais été donné de voir.

Alors le vieux pilote et son fils, qui se partageaient le commandement, firent mettre debout et jeter les filets.

Nous en lançames successivement jusqu'à cinq, de diverses mailles, tous attachés les uns au bout des autres, et plongeant verticalement dans le sens de la longueur, grâce aux petites pierres fixées aux angles du bas, et aux liéges qui tenaient la partie supérieure à fleur d'eau. Puis nous éparpillâmes le stockfiche et la rogue le long des filets, et nous vîmes les sardines, alléchées par l'odeur, s'élever en bataillons argentés, du fond de la baie, se ruer avec l'étourderie de la gourmandise à travers les mailles, s'y prendre par les ouïes et s'y débattre en frétillant. Cette lutte, qui les entortille de plus en plus, détache leurs écailles, qui montent comme une écume de nacre, étincellent un instant sur la vague et retombent lentement dans l'abime. Quelquefois l'armée goulue donne avec tant de force dans les filets qu'elle les entraîne et les fait sombrer sous son poids.

Au bout de deux ou trois heures, les garçons d'écoutilles levèrent, à bras le corps, les filets chargés de butin, et démaillèrent par milliers les sardines en les secouant au centre du bateau.

Quand il fut à moitié plein, je m'adressai, avec Robert, à Hervé Ledirec.

-Allons, maître, lui dis-je, la pêche sera bonne; voici le moment de nous raconter la Folle de Douar

nenez.

Emu encore, après cinquante ans, des souvenirs que

nous lui rappelions, le vieillard puisa des forces dans le bidon d'eau-de-vie, alluma son brûle-gueule, renouvela sa chique, mit les doigts dans sa tabatière et nous fit le récit suivant. Je le laisse religieusement parler, et je me borne à corriger la forme en respectant le fond.

HISTOIRE DE LA FOLLE.

Il y a juste cinquante-cinq ans, puisque nous étions en 1795. Cette année-là sonnait mal à Douarnenez, quoque la sardine monlát bien. La rogue était hors de prix, et l'on n'entendait parler que de malheurs. Il y avait plus de mendiants sur les routes que de rentiers dans les chaumières. Dans les manoirs qui étaient encore debout, il ne restait plus que des veuves en larmes; et les chevaux de garnison peuplaient les églises où le feu n'avait point passé. Nous allions nuitamment tous les dimanches ouir la messe dans les grottes de Morgat, où le prêtre était en bateau comme les chrétiens, et posait le saint-sacrement sur un rocher battu par la mer. Ce rocher, que vous pourrez voir, s'appelle encore l'Autel dans le pays.

Mendiants bretons.

Un soir de cette mauvaise année, je venais de m'endormir après avoir levé dix mille sardines. On frappe à ma porte. Je cours ouvrir, et je vois une jeune fille et un vieillard qui me demandent asile...

La jeune fille, belle comme un ange, portait le petit bonnet (bigouden) et l'élégant corsage (justin) des femmes de Pont-l'Abbé. Le vieillard était un pêcheur comme moi, à en juger par son chapeau rond et ses larges culottes. Mais quand je l'eus bien considéré, au lieu de lui donner la main, je me précipitai à ses genoux...

Vous saurez pourquoi tout à l'heure.

Ma femme et tous nos parents suivirent mon exemple, et les voyageurs furent installés dans les deux plus belles chambres de notre maison.

- J'accepte vos soins, me dit le vieillard avec reconnaissance; mais à condition que je partagerai vos travaux, et que ma fille et moi nous serons ici pour tout le monde, elle, la simple paysanne Margaïte; moi, le pauvre pêcheur Julien Kerloi.

Je voulus réclamer, mais les pleurs me coupèrent la parole, et il fallut céder à ces mots terribles: Il y va

de notre existence et de la vôtre !...

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La mienne! peu m'importait; mais celle de mon hôte! c'était autre chose!

Julien et Margaïte (puisqu'il fallait les appeler ainsi), devinrent donc les compagnons de nos pêches et de nos labeurs. Le père s'embarquait avec moi et jetait la rogue ou tenait la barre. Le cœur me saignait de voir ses faibles nains meurtries par nos rudes cordages, et ses cheveux blancs trempés de sueur brûlante ou de pluie glacée. Tout

ce que je pus obtenir de lui, ce fut qu'il ne ramerait jamais, et qu'il resterait à terre dans les gros temps. Du reste, malgré ses efforts pour agir, parler et même jurer en vrai pêcheur, il avait une dignité qui en faisait le roi de la chaloupe. Chacun l'eût appelé monsieur ou monseigneur, si ces mots ne lui eussent fait peur ou chagrin...

Margaïte était aussi respectée et plus aimée encore à Douarnenez. Tout le monde la surnommait notre dame du Roseur. A l'arrivée des bateaux, au travail des presses, aux assemblées et aux foires, elle était toujours la plus jolie. Les beautés de Kerfeunteun, de Ploaré, de Fouesnan, de Pont-l'Abbé, etc., s'effaçaient auprès d'elle, comme les étoiles devant le jour. Tous nos jeunes pêcheurs se seraient fait tuer pour un de ses sourires, et cependant pas un n'eût osé lui en faire l'aveu. La noblesse de ses manières, l'élégance de son parler, sa simplicité même et sa douceur, et jusqu'à la délicatesse de ses traits et à la blancheur de ses mains, tout imposait à ceux qu'elle traitait le plus familièrement.

- Voyez-vous, notre dame, lui disaient-ils, ces petites mains-là ne sont pas faites pour compter les sardines, ni cette fine taille pour se courber sous le poids de nos paniers.

Et jamais, en effet, on ne lui laissait porter un fardeau. Le plaisir de faire son ouvrage était la seule faveur qu'on lui enlevât.

Près de deux mois s'écoulèrent ainsi sans autres événements que des nouvelles mystérieuses apportées par l'abbé de Plomeur, caché près de nous à Locronan. Une nuit, il annonça des choses si graves, que Julien et Margaïte se levèrent et se mirent à prier jusqu'au matin. Puis le père saisit un beau pistolet qui brillait près de son lit, et voulut se mettre en route avec moi. Son état de souffrance et les supplications de sa fille le retinrent avec peine au logis. Le même jour, la grande nouvelle nous arriva de Quiberon. Les émigrés y étaient débarqués, et tout le Morbihan avait repris les armes (1).

Nos hôtes passèrent les journées suivantes dans une inquiétude mortelle. Puis Margaîte resta évanouie deur heures, lorsqu'elle apprit le désastre des émigrés...

Cette fois, au lieu de retenir son père, elle résolut de partir avec lui.

Déjà ma barque était prête à faire voile sur Quiberon. La nuit était profonde et le vent favorable. Julien venait de s'armer de son pistolet, et Margaïte d'une petite croix de diamants suspendue à un collier d'or. Tout à coup mon chien aboie, des pas retentissent dans le clos... Un jeune homme entre sans frapper, se jette dans les bras du père, et reçoit la fille dans les siens!

- Frédéric !... C'est tout ce que l'un et l'autre purent

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dire.

Le voyageur était un charmant cavalier de vingt-cing ans, gentilhomme des pieds à la tête. Il portait un uniforme d'officier républicain, qui nous eût épouvantés si nous ne l'eussions reconnu d'abord sous ce déguisement.

Au milieu de sa joie, il ne m'oublia point. Il me serra la main avec des larmes de reconnaissance, et, pleurant moi-même d'attendrissement, je le laissai avec Julieu et Margaïte.

-Ainsi, demandai-je en me retirant, nous n'appareillons plus pour Quiberon?

La jeune fille rougit et le vieillard remua la tête en sou

(1) Voyez les scènes de ce drame militaire, t. XV du Musée, pages 177, etc.

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