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LE VRAI ROBINSON.

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Vers le commencement du dernier siècle, en Écosse, la petite ville de Saint-André, capitale du comté de Fife, célèbre alors par son Université, ne l'était pas moins par sa taverne du Saumon-Royal, qui, fondée en 1681 par un certain André Felton, était échue en héritage à sa fille unique, miss Catherine.

La cabaretière, connue dans tout le comté sous le nom de la belle Ketty, n'avait pas peu contribué, par les charmes de sa personne, au succès et à l'achalandage du cabaret. Dans sa première jeunesse, ç'avait été une brune vive et piquante, aux cheveux noirs, bien plantés sur un front lisse et proéminent, aux yeux à fleur de tête, genre de beauté fort apprécié à cette époque. Quoique assez grande et svelte de taille, elle était en bon point, comme disaient nos pères. Somme toute, Ketty avait mérité son surnom, et plus d'un laird des environs, plus d'un grand seigneur même, grâce à cette familiarité qui règne, de haut en bas, entre les diverses classes des habitants de l'Ecosse, avaient figuré, en passant, parmi ses buveurs d'ale ou de whisky, ne se souciant pas plus du qu'en dira-t-on que ce brave duc d'Argyle, que Walter Scott nons montre allant causer et voisiner chez sa marchande de tabac.

Aujourd'hui, la seconde jeunesse est venue pour Catherine Felton. Par une conséquence assez ordinaire, mais qui d'abord paraît contradictoire, ses attraits se sont amoindris en se développant; son corsage s'est épaissi, les roses de son teint ont tourné au vermillon foncé; sa voix a pris quelque chose de l'accent rude et rauque de ses plus fidèles habitués; la svelte jeune fille s'est transformée en virago. Par bonheur pour elle, au commencement du dix-huitième siècle, et surtout en Ecosse, les réputations ne s'évanouissaient pas aussi facilement que de nos jours. Malgré sa forte carrure et sa grosse voix, aux yeux de ses pratiques, particulièrement de celles qui ont un compte de crédit ouvert chez elle, Catherine n'en reste pas moins Ketty la belle.

D'ailleurs, en femme habile," si d'année en année sa beauté

à ce que, d'année en année aussi, ses provisions d'ale, de genièvre et d'usquebaugh gagnent par le choix et la qualité, afin de rétablir la balance.

Sans doute les lairds et les grands seigneurs se présentent moins souvent devant son comptoir, mais tous les gens de métier de la ville, tous les marins du port, tous ceux de la côte, du golfe du Tay au golfe de Forth, font foule chez la belle cabaretière.

Cependant Catherine n'est pas encore mariée. Les commères de la ville s'en étonnent d'autant plus que Catherine est riche et que les soupirants ne manquent pas; il en papillonne toujours autour d'elle un grand nombre, surtout après boire. Quand leur galanterie, surexcitée par le genièvre, se manifeste avec trop d'éclat, Ketty n'a garde

Alexandre Selkirk, à seize ans.

Le départ de l'Espadon.

de se fâcher tout rouge; elle leur sourit, mais en levant sa main blanche, passablement lourde, et tout rentre dans l'ordre. Catherine possède au plus haut degré l'art de les contenir sans les décourager, toujours dans l'intérêt de son établis

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sement.

Pour la police de la taverne, néanmoins, un homme lui eût été nécessaire; elle le comprend. D'ailleurs, l'état de vieille fille la tente peu, et, pour faire un choix, elle ne veut pas attendre l'époque de sa troisième jeunesse. Mais que diront les autres prétendants? N'estce pas risquer d'allumer une guerre civile, de provoquer une désertion générale peut-être? Puis, habituée au commandement, l'idée de se donner un maître l'effarouche.

Elle flottait au milieu de toutes ces perplexités, lorsqu'un certain marin, d'apparence froide et réservée, dont la figure avait été entaillée par un coup de sabre, et qui, depuis quelque temps, fréquentait son cabaret avec une grande assiduité, sans lui avoir jamais adressé un mot, la prit à part un beau matin et lui dit :

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Ecoutez-moi bien, Kate, et ne vous hâtez pas de me répondre. Je suis venu ici, non pas attiré, comme tant d'autres, par vos beaux yeux, mais parce que j'avais idée d'y recruter des hommes pour un prochain voyage que je comptais entreprendre à mes risques et périls. Aujourd'hui, je ne sais comment cela se fait, mais je ne songe plus guère à naviguer; il commence à me pousser des racines sous les pieds. A tort ou à raison, je m'imagine qu'une bonne petite femme qui vous

peut être fatal à son établissement, elle met tous ses soins | verse à boire, tandis que vous fumez tranquillement votre

menace de péricliter, ce qui

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pipe au coin d'un bon feu, ça peut avoir tout autant de charmes que le meilleur brick, sur lequel on crève parfois de soif et de faim. Toujours à tort ou à raison, je m'imagine encore que deux ou trois petits marmots qui gazouillent autour de vous, ça vaut mieux que d'entendre le vent hurler dans les mâts, ou les balles des Espagnols vous siffler aux oreilles. Tout cela, Kate, signifie que je veux me marier; et qui est-ce qui m'a fait passer cette belle lubie-là par la tête? c'est vous!

Catherine poussa une exclamation de surprise, parfaitement sincère, car si elle s'attendait à une déclaration, ce n'était certes pas de la part de celui-là.

Ne me répondez pas encore! reprit brusquement le marin; celui qui rend son arrêt avant d'avoir entendu le plaidoyer, et bien réfléchi sur la cause, est un mauvais juge. Je poursuis donc. Kate, vous n'êtes plus un enfant, et moi je ne suis plus un jeune homme; vous devez approcher de la trentaine.....

A ce mot, la belle Ketty fit un geste de révolte et de dénégation.

-Ne me répondez pas! répéta l'impitoyable marin. Vous avez trente ans; moi, j'ai déjà sauté par-dessus l'autre barrière, mais il n'y a pas longtemps. Pour l'àge, ça se convient. Ne faut-il pas toujours que l'homme ait éclairé la route avant sa compagne? Vous êtes alerte et gentille; il n'y a pas de mal; ça va bien aux femmes. Vous avez toujours été honnête fille, c'est encore mieux. Moi, j'ai peut-être la peau moins blanche que la vôtre, mais c'est de la faute du bonhomme Tropique. Il est possible que je sois un peu défiguré par la balafre qui m'a décousu la joue; mais de cette balafre je suis fier; j'ai eu l'honneur de la recevoir dans un abordage, de la propre main du célèbre Jean Bart, qui, après avoir perdu ce jour-là une si belle occasion de se faire tuer, vient de se laisser mourir d'une bête de pleurésie; mais il ne s'agit pas de lui, il s'agit de moi. Après m'être battu, corps à corps, avec Jean Bart, j'ai fait la course avec notre non moins célèbre Guillaume Dampier, qui est mon ami, j'ose m'en vanter. C'est pour vous faire comprendre, Kate, que si vous avez la réputation d'une honnête fille, j'ai celle d'un bon marin. Le nom du capitaine Straddling résonne assez bien le long des deux Océans, et il vous en reviendra quelque chose, la belle, si jamais, votre bras croché au mien, nous nous promenons, en qualité d'époux, sur quelque port que ce soit de l'Ecosse ou de l'Angleterre. J'ai dit. Maintenant, voyez, réfléchissez; si ma proposition vous convient, je m'installe définitivement en terre ferme, je dis adieu à la mer; sinon, je reprends mon expédition projetée, et c'est à vous, Kate, que je dis adieu.

Catherine ouvrait la bouche pour le remercier, comme il était convenable, de ses honnêtes intentions.

-Ne me répondez pas! interrompit-il de nouveau; dans trois jours, je viendrai prendre vos ordres.

Et il sortit, la laissant tout ébahie de l'avoir entendu si longuement parler, lui qui, jusqu'alors, assis immobile dans un des coins les plus reculés de la grande salle, lui avait toujours paru le plus rigide et le plus silencieux des hommes de mer.

Le même jour, Catherine a bientôt pris son parti à l'égard du capitaine; elle le trouve laid et disgracieux, brutal et mal-appris; il vient d'oser lui dire qu'elle a trente ans, et elle les aura à peine à la Saint-Valentin, qui ne doit arriver que dans six semaines. Outre la balafre qu'il a reçue du célèbre Jean Bart, il porte sur sa figure bien d'autres irrégularités; il a la face longue et pâle, les tempes resserrées, la mâchoire large et lourde; ses sourcils, haut

perchés, semblent se perdre dans ses cheveux; ses yeux sont dépareillés, son nez tire à gauche, sa bouche tire à droite; quant à sa tournure, c'est peut-être encore pire; il a le buste élevé, les cuisses courtes; il marche à la manière des canards, en se dandinant et les jambes écartées; c'est même sans doute à cet écartement de jambes qu'il a dû son mom ou son surnom de Straddling, mot qui, en anglais, n'a pas une autre signification; a straddling man, un homme qui a les pieds posés en compas. Fi, horreur! un pareil homme peut-il donc convenir à la riche cabaretière du Saumon-Royal, à la belle Ketty, à celle qui, en fait d'amoureux et d'épouseurs, n'a que l'embarras du choix ?

Le lendemain, vers l'approche de la nuit, Catherine, assise dans son comptoir, sur le grand fauteuil de cuir d'Irlande, qui lui servait de trône, le front penché et rêveur, le poing sous le menton, songeait encore au capitaine Straddling, mais ses idées ne suivaient plus tout à fait le même cours que la veille.

Elle se disait :-S'il a la ganache lourde et pesante, c'est qu'il est Anglais; s'il marche les jambes écartées, c'est qu'il est marin; s'il m'a donné trente ans, au bout du compte, cela prouve tout simplement qu'il est bon physionomiste, et c'est un aveu pénible de moins que j'aurai à lui faire lorsque nous nous marierons. Quant à sa balafre, il a mille fois raison d'en être fier, et, tout bien examiné, elle ne lui va pas trop mal. Me choisir un époux était chose très-difficile, à cause des mécontents que cela devait faire; mais je vendrai mon fonds et tout sera dit. Il est riche, voilà pour le solide; il est capitaine, voilà pour la gloriole. Allons, allons, mistress Straddling ne sera pas encore à plaindre !...

En ce moment, Catherine Felton pouvait méditer tout à son aise, sans crainte d'être remarquée; car la fumée du tabac, trois fois plus abondante et plus épaisse chez elle qu'à l'ordinaire, l'enveloppait d'un nuage presque opaque. Il y avait ce soir-là grande fête à la taverne du Saumon-Royal. Le concours des consommateurs y était immense, et, cette fois, ce n'était ni la beauté de l'hôtesse, ni la qualité des liqueurs qui l'y avait attiré.

Les garçons et les filles de service allaient et venaient de table en table, se multipliant pour verser à la ronde, non-seulement les flots dorés de la bière forte et de l'usquebaugh, mais encore les flots de pourpre du clairet et du porto; toutes les figures étaient épanouies, tous les regards étincelaient, tous les verres se choquaient, et au milieu des huzza et des vivat, éclatait, avec de triples applaudissements, le nom de Guillaume Dampier.

Cet homme célèbre, tantôt flibustier, tantôt savant navigateur, qui venait de découvrir tant de plages et de détroits inconnus, qui venait de faire deux fois le tour du monde dans un temps où le tour du monde ne passait pas, comme aujourd'hui, pour une simple promenade; qui avait publié, sur son voyage, une relation pleine de faits et d'observations nouvelles; ce pirate impitoyable et intelligent, qui étudiait les côtes du Pérou en pillant les villes du littoral, et méditait, au milieu des tempêtes, sa savante théorie des vents et des marées, Guillaume Dampier avait débarqué, ce jour même, dans le petit port de SaintAndré.

A la nouvelle de son arrivée, toute la population maritime de la côte s'est émue; la société des Vieux Lamaneurs, celle des Chiens de Mer, celle des Marsouins, lui: ont envoyé des députations, présidées par les premiers armateurs de la ville. Le capitaine Straddling n'a pas manqué de s'y trouver l'un des premiers, tout heureux

qu'il était de revoir et d'embrasser son ami. Il y a eu des discours prononcés, comme pour la bienvenue d'un amiral, discours dans lesquels on a passé en revue toutes les hautes qualités et les grands services rendus par lui à la marine. Dampier y a répondu avec simplicité et concision, en disant aux orateurs:

-Messieurs et chers camarades, vous devez être enroués, allons boire !

Ce premier trait d'excentricité ne pouvait manquer de lui valoir un suffrage unanime.

Chargé par lui de diriger la colonne, Straddling n'a pu faire autrement que de prendre la route du Saumon-Royal. C'est ainsi qu'il s'y est représenté avant les trois jours révolus; mais il n'a point adressé la parole à Catherine, et à peine s'il tourne les yeux de son côté. Néanmoins, la journée doit lui être bonne.

Alors millionnaire, Guillaume Dampier a déclaré d'abord vouloir traiter à ses frais toute la compagnie et même toute la ville, si la ville voulait lui faire l'honneur de venir trinquer avec lui. Catherine le prit en grande considération. Quand elle l'entendit faire l'éloge de son ami et bon compagnon, le brave capitaine Straddling, elle se sentit prise pour celui-ci, non d'une émotion tendre, mais d'un sentiment plein de respect et même d'affabilité. Dampier, excité d'ailleurs par son auditoire, n'avait pas manqué, comme tous les triomphateurs de terre ou de mer, de raconter quelques-uns de ses hauts faits. Il cita, entre autres, une certaine affaire où lui et son ami Straddling avaient capturé un galion espagnol, tout chargé de piastres fortes.

C'est à partir de ce moment que la belle Ketty devint rêveuse et qu'elle commença à trouver que la balafre séyait bien à la figure de ce bon capitaine. Après boire, lorsque Dampier, toujours escorté par son fidèle Achate, aux jambes béantes, vint pour régler ses comptes avec l'hôtesse, il lui prit familièrement le menton, comme c'était son habitude avec les hôtelières des quatre parties du monde. De tout autre, la fière Catherine n'eût point souffert une pareille privauté; à celle-ci, elle ne répondit que par une belle révérence, et, tandis que le héros et le payeur de la fête secouait un rouleau d'or sur son comptoir, se penchant rapidement vers Straddling :

- A demain! lui dit-elle, en accompagnant ce mot d'un regard plein d'expression, et de son sourire le plus gracieux.

L'amoureux Straddling, toujours impassible, se contenta de répondre :

- C'est bien!...

Le jour suivant, le grand jour, le troisième, celui que Catherine regarde déjà comme le jour des fiançailles, dès le grand matin, elle s'habille, elle s'attife de son mieux, ne doutant pas de l'empressement du capitaine. Avant midi, celui-ci fait son entrée dans le cabaret et va droit à la cabaretière.

Il lui trouve l'air soucieux et refrogné; elle a des vapeurs, elle n'a pas eu le temps de réfléchir; elle ne sait pas ce que lui veut le capitaine; qu'il la laisse d'abord tranquille, plus tard elle verra...

- Garçon! une pipe neuve et de l'ale! crie Straddling, en s'adressant au servant-boy.

Et, parfaitement calme en apparence, il gagne, en se dandinant, sa place habituelle à l'extrémité de la salle. Toutefois, avant de quitter le Saumon-Royal, se rapprochant de Catherine:

— Hier, lui dit-il, de la voix et du geste, vous m'avez dit: oui! ou à peu près; nous autres marins, nous con

: naissons les signaux; aujourd'hui, c'est non!... ou à peu près... A la bonne heure, je patienterai encore; songez-y cependant, la belle, nous ne sommes plus assez jeunes, ni l'un ni l'autre, pour perdre notre temps à ce vilain jeu-là. Mais qui donc vient ainsi inopinément de faire changer, du blanc au noir, les bonnes dispositions de Catherine à l'égard du capitaine? Il a suffi pour cela de la présence d'un jeune garçon qu'elle n'avait pas revu depuis bon nombre d'années, et pour lequel jusqu'alors elle n'avait ressenti qu'une bienveillante indifférence.

II. Alexandre Selkirk.-Le collége.-Premières amours.-Huit ans d'absence. Combats maritimes. - Retour et départ. — L'Espadon.

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Alexandre Selkirk,

c'est le nom du principal personnage de cette histoire, était né à Largo-Bay, dans le comté de Fife, non loin de Saint-André. Entré comme écolier à l'Université de cette ville, il s'y était d'abord distingué par son aptitude et son intelligence, jusqu'au jour où, sur la réputation de beauté de l'hôtesse du Saumon-Royal, il fut saisi d'un invincible désir de la voir; il la vit et s'en éprit fortement. Ce fut une de ces fièvres de jeunesse, nées bien plutôt de l'effervescence de l'âge que du mérite de celle qui la cause; une de ces explosions subites, auxquelles sont parfois sujets les jeunes reclus de la science, par une compression trop prolongée des sentiments naturels et affectueux.

A partir de ce moment, tous les mots du vocabulaire grec et latin, tous les principes de physique, de mathématique et d'histoire naturelle, pris à revers par la bourrasque, tournoyèrent confusément et pêle-mêle dans la tête de Selkirk, comme les éléments du monde dans le chaos, avant le jour de la création.

Ses professeurs avaient prédit qu'au concours de fin d'année il obtiendrait six grands prix; il n'obtint pas même un accessit.

Comme punition, on lui infligea une retenue complète pendant tout le temps des vacances. Mais les grilles du collége n'étaient pas assez solides, ses murs n'étaient pas assez hauts pour le retenir.

Condamné, pour crime de désertion, à la prison classique, on l'enferma dans un caveau; il passa par le soupirail; dans un grenier; il descendit par les toits.

Alors, déclaré relaps et incorrigible, il fut chassé de de l'Université.

Il en sortit joyeux et fredonnant, perdit en route le pion chargé de le reconduire chez son père, et, libre enfin des pieds à la tête, devenu gentleman Masterless, il alla se loger dans un bouge du port, non loin du Saumon-Royal, et se crut le maître de l'univers.

Dès que les portes de la taverne s'ouvraient, il y pénétrait avec les brumes du matin, avec les premières clartés du jour; le soir, c'était lui qui, le dernier, en franchissait le seuil, après l'extinction des lumières.

Pendant tout le cours de la journée, assis à une petite table qui faisait face au comptoir, il se tenait là, entre une pipe et un pot d'étain, guettant l'arrivée de Ketty et, sitôt qu'elle avait paru, fixés sur elle, ses yeux flamboyaient comme des escarboucles.

Catherine n'a pas tardé à s'apercevoir de cette nouvelle passion; mais elle y est faite; elle a l'habitude des yeux flamboyants; elle n'y prête donc qu'une médiocre attention. Elle était alors dans tout l'éclat de sa royauté passagère; elle avait vingt-deux ans; il en avait seize à peine ; c'était pour elle un grand enfant, et même un grand enfant maigre et osseux, assez gauche de manières, ainsi que

presque tous les écoliers; elle se contenta de lui adresser de temps en temps un petit sourire, comme à ses autres pratiques.

Mais ce sourire machinal, cette étincelle à moitié éteinte, ne laissa pas que d'accroître l'incendie, en faisant glisser un rayon d'espoir dans l'âme du jeune homme.

A cet âge, la passion n'a pas encore un langage oral; elle est dans le cœur, dans la tête surtout, mais non sur les lèvres; on comprend l'amour, on l'éprouve, on le rêve, on l'écrit en vers et en prose, mais on ne le parle pas. Selkirk avait vingt fois tenté de faire un aveu à Catherine; il n'était parvenu à avoir avec elle qu'une simple et rapide conversation météorologique sur la pluie et le beau temps. Il écrivit donc.

Par malheur pour lui, Catherine ne lisait pas couramment l'écriture; elle le pria de lui interpréter lui-même sa lettre. Ce fut une rude tâche pour le pauvre garçon qui, d'une voix atone, indécise, hésitante, se vit forcé de balbutier toute cette brûlante phraséologie qui semblait se congeler sous le souffle du lecteur.

Il y gagna néanmoins que Catherine prit alors quelque amitié pour lui; elle attira sa confiance et lui donna de bons conseils, comme une sœur aînée aurait pu faire. Elle l'appela même de son petit nom de Sander, ce qui était une familiarité de bon augure.

Cependant, à ce beau manége, ses faibles ressources s'étaient épuisées; il n'avait même plus de quoi payer le pot d'ale qu'il allait consommer quotidiennement. L'idée de demander crédit à sa bien-aimée, de se faire ouvrir chez elle un compte, qu'il ne savait comment pouvoir solder jamais, le révoita. D'un autre côté, retourner chez son père pour y courber le front, en criant grâce, ne lui répugnait pas moins. Il était doué d'une de ces natures hautaines et impérieuses qui reconnaissent leurs fautes, non pour songer à les réparer, mais pour s'en faire un point de départ, et même un piédestal.

Se promenant sur le port, il songeait à sa fâcheuse situation, lorsqu'il entendit parler d'un navire prêt à mettre à la voile à la première marée montante, et qui demandait un renfort de mousses et de matelots. Pour lui ce fut une inspiration, il n'hésita pas; il courut signer son engagement. Le soir même, il avait gagné la haute mer, au delà de l'île de May, et, les yeux tournés vers la rade de Saint-André, à travers les quelques lumières qu'on voyait encore briller dans la ville, il essayait, mais vainement, de reconnaître l'heureuse lanterne qui décorait la porte sacrée du Saumon-Royal.

Aujourd'hui, Alexandre Selkirk a vingt-quatre ans. Il est devenu franchement marin, et il aime son état; la mer est seule aujourd'hui sa belle Ketty! De l'autre, il y a longtemps qu'il n'en est plus question dans son cœur. Son cœur est vide, même d'amitié, car, parmi les nombreux compagnons, l'orgueilleux jeune homme n'en a pas trouvé un qui fût digne de lui. Après avoir servi deux ans dans la marine marchande, il a passé à bord des vaisseaux de l'État comme matelot. Grâce à cette grande guerre, allumée en Europe pour la succession au trône d'Espagne, il a longtemps croisé avec le brave amiral Rooke sur les côtes de France; avec lui, il s'est battu dans la Baltique contre les Danois, et, en 1702, en qualité de maître pilote, il figurait honorablement dans l'expédition contre Cadix, et dans la grande affaire de Vigo. Enfin, sous les ordres de l'amiral Dilkes, il vient de prendre part à la destruction d'une flotte française, opérée dans les parages de Granville.

Mais toutes ces expéditions, plutôt militaires que ma

ritimes, et circonscrites dans le cercle étroit des mers d'Europe, ne satisfaisaient pas aux vastes désirs de l'ambitieux marin. Il éprouvait un invincible besoin d'appliquer son savoir, d'exercer son intelligence sur une plus grande échelle; ce qu'il lui fallait, c'était un voyage de long cours, un voyage de découvertes.

Le terrible ouragan du 27 novembre 1703, qui poussa les vagues de la Tamise jusque dans la Chambre de Westminster, qui faillit faire sombrer Londres comme un bâtiment en perdition, et la couvrit presque entièrement des débris de ses vaisseaux fracassés, parut à Selkirk une occasion favorable pour demander son congé. Il l'obtint facilement. Tant de marins venaient d'être mis à pied par l'ouragan!

Une fois encore, l'ancien écolier indisciplinable so trouvait libre et sans maître! Il en profita pour aller en Écosse faire une petite visite au lieu de sa naissance, à Largo-Bay. Son père était mort, mais il avait quelques intérêts à y régler.

Là, il apprit l'arrivée de Guillaume Dampier à SaintAndré. Il fit équiper une barque pour s'y rendre aussitôt.

Ah! se disait-il le long de la route, si ce brave capitaine doit entreprendre un autre voyage dans le NouveauMonde, et qu'il veuille de moi, n'importe à quel titre, tous mes vœux sont comblés ! J'ai soif de voir des visages tatoués, de voir d'autres arbres que des hêtres, des chênes ou des sapins; d'autres rivages que ceux de la Baltique, de la Méditerranée et de l'Océan! Qui sait si je ne l'aiderai pas à découvrir quelque nouveau continent, quelque île inconnue qui portera mon nom!

Et, bercé par la vague dans le frêle canot qui l'emportait, il rêvait un gouvernement, une royauté peut-être, dans l'un des archipels qu'il pressentait au sein de ces mers profondes du Sud, que Cook, Bougainville et Vancouver ne devaient explorer que plus tard.

Une fois au port, il s'empressa de se faire indiquer la demeure de Dampier et d'y courir. Celui-ci était absent; il était en rade.

En attendant son retour, notre jeune marin eut un ressouvenir de son ancienne Catherine, de sa belle Ketty aux yeux à fleur de tête, et il se dirigea vers son tipplinghouse.

Il la trouva trônant déjà dans son fauteuil de cuir d'Iclande, les cheveux lissés et relevés, les accroche-cœur collés aux tempes; dans une toilette que ne semblait pas autoriser encore l'heure peu avancée de la matinée; mais c'était le fameux troisième jour, et elle attendait Straddling.

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marine royale; aujourd'hui, comme jadis, votre trèshumble serviteur.

Et tous deux se tendent la main, et tous deux, dans une attention muette, s'examinent curieusement; mais il s'en faut bien que, de part et d'autre, l'impression soit la même. Catherine trouve Selkirk bien changé, mais à son avantage; le temps et la navigation lui ont été favorables. Ce n'est plus cet écolier à l'air ahuri, au maintien gauche, à la charpente sèche, au costume délabré; c'est un grand jeune homme, à la poitrine évasée, solidement campé sur sa forte tige, souple et gracieuse; quoiqu'il ait la figure taillée carrément à l'écossaise, il peut passer pour un joli garçon; ses yeux, moins flamboyants qu'à l'époque universitaire, s'animent d'un reflet bien autrement attractif, et l'uniforme de la marine royale, qu'il porte encore, n'encadre pas mal tout cela.

De son côté, Selkirk trouve Catherine bien changée aussi; le teint rosé, la douce voix, le regard limpide, les vingt-deux ans, tout a été à la dérive. Sa tige, à elle, a pris une ampleur surabondante.

Tous deux se quittent la main et poussent un soupir; lui, de regret; elle, de surprise.

Tous deux, en même temps, ferment les yeux; elle, dans la crainte de le trop regarder; lui, pour essayer de la voir telle qu'elle était naguère.

Quoi qu'il en soit, pour un marin ce n'était pas encore là une femme à dédaigner. Il prolonge donc sa visite: ils en viennent aux interrogations, aux confidences.

Catherine le met au courant des petites affaires de son négoce; sa fortune est en bon train; elle lui en donne le chiffre exact, ainsi que celui des soupirants qu'elle a repoussés; mais elle ne lui parle pas du capitaine Straddling, que cependant elle craint de voir arriver à chaque instant.

Selkirk lui raconte ses campagnes, ses combats contre les Français, contre les Danois, le choc victorieux des vaisseaux anglais contre la grande estacade de Vigo; mais, quand elle lui demande quel motif l'a ramené à SaintAndré, il lui répond effrontément que c'est elle, elle encore, toujours elle! et ne lui dit pas un mot du capitaine Dampier, qu'il a hâte de rejoindre au plus tôt.

Enfin Adieu, Ketty-pretty! - Au revoir, Sander! Puis le galant marin, avec un effort apparent, s'éloigne, sans oublier toutefois de boire son verre de whisky. Et voilà pourquoi, le troisième jour, Catherine avait eu des vapeurs; voilà pourquoi, en dépit de ses douces paroles de la veille et de sa grande toilette du matin, elle a si mal accueilli l'adversaire balafré du célèbre Jean Bart. Pendant toute la durée de la semaine suivante, Straddling, Dampier et Selkirk ne manquèrent pas de venir ensemble s'attabler à la taverne du Saumon-Royal. Selkirk y venait pour Dampier; Dampier y venait pour Straddling; Straddling y venait pour Catherine Felton. Celle-ci pensa que le jeune homme connaissait déjà les deux autres, qu'il avait navigué avec eux, et elle ne s'étonna pas de leur rapprochement.

Parfois Selkirk, laissant ses compagnons au milieu des pots et des bouteilles, les quittait pour décrire une tangente vers le comptoir, et venait causer avec la belle hôtesse. Il ne ressentait plus l'amour, et, malgré cela, peut-être à cause de cela, il le parlait à ravir main

tenant. Ketty rougissait, se troublait, et le pauvre capitaine Straddling, écoutant à tout oreilles les récits de son illustre ami Guillaume Dampier, ou préoccupé de sa pipe,

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Les habitués du Saumon-Royal.

Sander m'aime, et depuis huit années!... il mérite une récompense. Il a moins de fortune que l'autre, c'est un malheur; mais il a plus de jeunesse et de bonne grâce, cela rétablit la balance. Quant au grade, un maître pilote de vingt-quatre ans est tout aussi avancé qu'un capitaine de quarante. Entre Sander et moi, si le bien-être est de mon côté, du sien seront la reconnaissance et les petits soins. A tout prendre, j'aime mieux être dans mon ménage avec un jeune mari, qui murmurera gentiment de bonnes paroles d'amour à mon oreille, tandis que je tricoterai ou que je bercerai notre enfant, que d'y avoir pour tout agrément de verser à boire à mon seigneur et maître, tandis qu'il fumera sa pipe, les pieds sur les tisons. N'est-ce pas ainsi qu'il m'a parlé des douceurs du mariage, ce morceau de glace, habillé de bleu, qu'on appelle le capitaine Straddling? Straddling! ne voilà-t-il pas un beau nom à porter pour une honnête femme!... C'est comme qui dirait le capitaine Califourchon! Je no veux pas devenir Mme Califourchon! Me Selkirk, à la

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