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emploierait le plus grand sculpteur de son siècle. Nous l'avons dit l'ambition du pape n'avait pas de bornes. Sa soif de gloire et de grandeur était insatiable. Oubliant peut-être la parole de Dieu : Regnum meum non est de hoc mundo, il se prit à rêver l'immortalité sur la terre. Dès lors, son choix ne fut plus douteux.

Il fit venir l'artiste devant lui, et lui tint ce langage:

Si tu étais chargé de faire un tombeau pour Jules II, quel serait ton dessin pour un tel monument?

-Je voudrais, répondit Michel-Ange après s'être recueilli un instant, que la grandeur du tombeau répondit à la grandeur du pontife qui l'ordonne. La forme générale du monument serait un parallelogramme de trente pieds de longueur sur quinze de large. Sa hauteur serait au moins de trente pieds; quarante statues, sans compter les bas-reliefs, enrichiraient le mausolée, couronné par un groupe de figures représentant l'apothéose de votre sainteté. Quatre Victoires, deux sous la forme féminine, deux sous la forme virile, seraient aux deux côtés du monument, écrasant sous leurs pieds des esclaves ou des rebelles; seize statues de sept à huit pieds représenteraient les provinces vaincues ou les vertus captives, rivées par leurs chaînes au tombeau de celui qui, de son vivant, a dompté l'orgueil des premières, et a fait la gloire des secondes. Huit colosses de dix à douze pieds de haut orneraient la partie supérieure de l'attique. Enfin, on entrerait dans l'intérieur du massif par les deux petits côtés, et on trouverait une rotonde au centre de laquelle serait placée le sarcophage.

Le pape écoutait en silence et regardait fixément l'artiste inspiré par la hauteur du sujet et s'occupant avec le plus grand sang-froid des détails de ce palais mortuaire, sans se douter des pensées sombres et lugubres qu'il jetait au cœur du vieillard qui devait l'habiter.

Ceux qui connaissent le caractère italien et l'aversion instinctive qu'on ressent dans ce pays pour la mort et pour les idées qui s'y rapportent, comprendront facilement ce qu'il y avait de majestueux et d'étrange dans l'entretien de ces deux hommes, dont l'un ordonne son tombeau que l'autre lui explique avec le plus grand soin et dans les plus petits détails.

Lorsque le sculpteur eut fini, Jules II ne fit qu'une seule objection.

- Où placerons-nous cet immense monument? -J'y ai pensé, répliqua Michel-Ange. Votre tombeau, tel que je le rêve, ne tiendrait pas dans le vieux SaintPierre; mais nous avons la Tribune dont Nicolas V a fait jeter les fondements; j'achèverai la nouvelle église sur les dessins de Horeslino, et la chapelle sera digne du tombeau.

- Et combien pourrait coûter cette nouvelle construc

tion?

Cent mille écus à peu près.

Deux cent mille s'il le faut, répondit le pape.

Je puis donc partir pour Carrare?

A l'instant même, et n'oublie pas de t'adresser à moi sans intermédiaire, toutes les fois que tu auras besoin de me parler. Ou plutôt, ajouta le pape en se ravisant, je ferai jeter un pont de ma chambre à ton atelier, et j'irai te voir, moi, et te gronder lorsque l'ouvrage sera en retard. Adieu, Michel-Ange, tu m'as compris.

Je n'essayerai point de vous donner une idée du bonheur que dut éprouver Michel-Ange en sortant du Vatican. Ceux qui ont le sentiment du beau, du sublime dans les arts, ceux qui ont gémi longtemps sous l'obsession d'une idée fixe, implacable, dont la réalisation ne dépend pas de leurs

forces, ceux qui ont conçu dans la fièvre de leur imagination ou dans le délire du vin un projet immense, gigantesque, impossible, et qui voient tout à coup les obstacles s'aplanir, la pensée prendre un corps, l'impossible reculer ses limites, ceux-là seulement pourront comprendre ce qui dut se passer dans l'âme de l'artiste dans ce moment inespéré et suprême.

Tandis qu'un peuple d'ouvriers, placé sous ses ordres, vidait de leurs plus beaux marbres les entrailles de Carrare, lui, silencieux, pensif, assiégé de ses images gigantesques, s'arrêtait debout sur un grand rocher isolé qui surplombe à la mer.

Pourquoi ne creuserais-je pas ce roc? se disait-il dans les transports de son imagination brûlante. Pourquoi n'enfoncerais-je pas mes ciseaux dans les flancs de la montagne? Sous ma main le rocher deviendrait un colosse qui épouvanterait au loin les navigateurs. Mon nom serait gravé sur le granit en caractères ineffaçables, mon œuvre à moi serait éternelle comme l'œuvre de Dieu. Mais, patience! J'aurai bientôt aussi mes montagnes de marbre, et toute une création d'êtres surnaturels et grandioses surgira sous ma main puissante. Je n'aurai qu'à leur dire : Vivez, et ils vivront!

Va, pauvre grand homme, berce-toi de ton rêve! élève ta Babel aux nuages! tandis que dans ton orgueil insensé tu te crois presque l'égal de Dieu, un reptile, un insecte, moins que cela, le dernier des courtisans a piqué ton œuvre au cœur, et tout s'est évanoui en fumée.

Tu ne te connais pas en intrigues, mon maître; le génie est quelque chose, mais le savoir-faire est tout dans le monde. La fierté, la droiture, l'honneur sont d'excellentes qualités à coup sûr, mais elles réussissent médiocrement chez une certaine classe d'hommes. Celui-là monte plus haut qui sait descendre plus bas : Qui se humiliat exaltabitur; as-tu déjà oublié le mot de l'Évangile ?

Laisse donc là tes projets et tes folies, tes montagnes sculptées et tes châteaux fantastiques. Tu as assez regardé le ciel et la mer! Vite! à l'atelier, mon maître, on t'a perdu dans l'esprit du pape.

La place de Saint-Pierre était encombrée, presque couverte des énormes blocs de marbre, transportés de Carrare. Un dernier débarquement avait eu lieu au quai du Tibre, et Michel-Ange, qui vivait par habitude dans l'isolement le plus complet, ignorant ce qui venait de se passer à la cour pendant son absence, monta au Vatican pour demander l'argent qui revenait aux matelots.

On lui répond que Sa Sainteté n'est pas visible. Quelques jours après, il se rend de nouveau chez le pape. Comme il traversait l'antichambre, un valet lui barre le passage et lui dit sèchement qu'il ne peut pas entrer.

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Malheureux, tu ne sais pas à qui tu parles, s'écrie un prélat qui avait reconnu Michel-Ange.

Je le sais fort bien, réplique impudemment le laquais, et je m'acquitte de mes ordres.

- C'est bien, répond alors l'artiste indigné; quand le pape m'enverra chercher, vous lui direz que moi non plus je n'y suis pas.

Une heure après, il partait pour Florence.

Mais Jules II n'était pas homme à laisser échapper ainsi de ses mains un artiste qu'il considérait comme élant à ses gages.

En apprenant la réponse et la fuite de Michel-Ange, la colère du pape éclata. Cinq courriers l'un sur l'autre partent au galop pour ramener le fugitif. Voyant que les prières ne servaient à rien. les messagers de Jules voulu

MUSÉE DES FAMILLES.

rent employer la force; mais Michel-Ange saute sur ses armes, et leur crie d'une voix terrible :

Si vous avancez, je vous tue.

Les messagers intimidés laissèrent Michel-Ange continuer son chemin.

La fureur du pape ne connut plus de bornes: il menaça de mettre Florence à feu et à sang si on ne lui rendait pas son sculpteur. Soderini reçut trois brefs en trois jours: le premier promettait à l'artiste amnistie et pardon; le second déclarait la guerre à la république; le troisième annonçait que si Michel-Ange ne partait pas pour Rome dans vingt-quatre heures, tous les Florentins seraient excommuniés.

-Tu veux donc nous perdre tous? disait le pauvre gonfalonnier, tremblant de peur.

-Ah! ah! répondait Michel-Ange, cela lui apprendra à me défendre sa porte.

- Mais je ne puis pas te garder ici, malheureux!
Eh bien! je m'en irai chez le Grand-Turc!

-Chez le Grand-Turc?

-Oui, il me traitera mieux, j'en suis sûr. D'ailleurs il a l'intention de jeter un pont de Constantinople à Péra, et il m'a fait faire des propositions magnifiques.

- Va chez le diable si tu veux, mais délivre-nous de la colère du pape.

Cependant Jules II, tenant sa parole, s'avançait à la tête d'une armée. Il avait pris Bologne, et montrait une grande joie de sa victoire. Michel-Ange, changeant tout à coup d'avis, entra dans la ville conquise, et se présenta au pape.

Jules II était à table au palais des Seize où il logeait provisoirement, lorsqu'on lui annonça l'arrivée du sculpteur. 11 fit signe qu'on l'introduisît, et, ne pouvant plus contenir sa colère à la vue du rebelle, il s'écria d'une voix altérée :

Tu devais venir à nous, et tu as attendu au contraire que nous vinssions à toi!

Michel-Ange avait fléchi un genou; mais, malgré cette attitude de soumission et de respect, on lisait sur ses traits plutôt l'orgueil que le repentir. Sombre, muet, le sourcil froncé, il semblait dire au pape : Non homini, sed Petro.

Tous les témoins de cette scène tremblaient pour le pauvre sculpteur; mais, comme on connaissait l'impétuosité du pape, personne n'osa prendre la parole. Seul, le cardinal Soderini, digne frère du gonfalonnier, voulant conjurer l'orage, commença à présenter les excuses de l'artiste.

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Et, comme le pauvre prélat tout troublé restait à sa place, immobile d'étonnement et de peur :

-Jetez-moi cet indiscret par la fenêtre, ajouta le pape exaspéré.

Les valets eurent beaucoup de peine pour mettre l'Éminence à la porte.

Comme on voit, les Soderini jouaient de malheur.

Le soir même, Jules II et Michel-Ange étaient les meilleurs amis du monde. Ces deux hommes s'entendaient à merveille. Il fallait à un tel ouvrier un tel maître. Le pape posa pour son portrait et partit pour Rome, en priant le sculpteur de l'y rejoindre, aussitôt sa statue finie.

Songez, Michel-Ange, que mon tombeau vous attend. Telles furent les dernières paroles de Sa Sainteté. Michel-Ange employa seize mois à cette statue colossale; c'étaient quinze mois de plus qu'il n'en fallait à ses ennemis pour renouer sourdement leur intrigue. Cette fois, Bramante était à leur tête, et, au nombre des rivaux qu'on opposait à Michel-Ange, on comptait Raphaël.

Heureusement pour notre artiste, Jules II portait le même entêtement dans ses amitiés que dans ses antipathies. Plus on s'efforça de lui peindre Michel-Ange sous un fâcheux aspect, plus il s'obstina à le combler de sa faveur. La jalousie aveugle et la haine maladroite de ces hommes servit mille fois mieux Michel-Ange que n'eussent pu le faire l'amitié la plus franche et le plus généreux dévouement.

Les courtisans ne se tinrent pas pour battus, et, changeant tout à coup de tactique, au lieu de critiquer leur ennemi commun, ils commencèrent à le louer outre mesure; seulement leurs éloges étaient plus perfides et plus venimeux que leurs calomnies. Michel-Ange était un grand sculpteur, on l'exalta comme peintre. Ce moyen, tout grossier qu'il est, a réussi de tout temps: le coup porta, comme d'habitude. Michel-Ange ne perdit pas la grâce du pape, mais le pape oublia son tombeau.

(La fin prochainement.)

ALEXANDRE DUMAS.

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Un tribun de taverne, enjôleur politique,
Dans un moment de calme où chômait l'émeutier,
Chassait, pour se désennuyer,
Dans une forêt d'Amérique,
Lorsqu'à ses yeux s'offrit un fourmilier,

Sur qui semblait peser un sommeil léthargique.
Etendu sur un tertre en dôme façonné,
Souterraine cité de termites peuplée,

Il restait immobile; et sa langue effilée,
Comme un lambeau de chair à leur faim destiné,
Était sans mouvement sur la terre étalée.

De toutes parts sur ce butin

Se jetait des fourmis le turbulent essaim.
La langue en un clin d'œil était toute noircie;
Quand, par un mouvement aux termites fatal,
Elle rentre; et la compagnie

Comme en un gouffre est engloutie
Dans la gueule de l'animal.

<< Pauvres bêtes!» disait, frottant son œil humide, Mon philanthrope larmoyant.

«Comment Dieu plaça-t-il un être aussi perfide «Près d'un peuple aussi confiant? »

Tandis qu'il s'indigne et pérore,
La langue reparaît encore;
Et les fourmis de revenir,
Et mon tribun de discourir:

« A quoi sert donc l'expérience?

« Quelle sotte et crédule engeance!

« On la prendrait cent fois à ce piége grossier.
«Les leçons lui sont inutiles;
«Et tout ce peuple d'imbéciles
«Y périra jusqu'au dernier. »

Eh! tribun, mon ami, modère ta harangue;
Tu fais l'histoire de ta langue,
Et du sot peuple qui se prend
Aux grands mots qu'elle jette au vent.
Tu ne le croques point; mais dis-moi, je te prie,
Si mes fourmis ont un pire destin.
Vaincu, c'est la prison, la mort ou l'infamie.
Vainqueur, il va mourir de faim

Dans la gueule de l'anarchie.

VIENNET, de l'Académie française.

MONOGRAPHIE DU GOUT.

INTRODUCTION. COUP D'OEIL HISTORIQUE SUR LA TABLE EN FRANCE (1).

Les bourgeois de la petite ville de Sainte-Menehould obtinrent dans le moyen âge un succès qu'il est juste de signaler ici, et nous le faisons avec une entière impartialité.

Charles VII, un de nos plus vaillants rois, poursuivi par są mauvaise fortune, trahi par sa famille, abandonné par une partie de ses sujets, reculait lentement devant les (1) Voyez le numéro de septembre dernier.

Anglais, en défendant le terrain pied à pied. Un soir, après une lutte terrible, il vint prendre gîte dans la petite villo de Sainte-Menehould, qui avait été incendiée deux fois par l'ennemi dans l'espace de quelques mois.-Cinq ou six maisons demeuraient encore debout. Le petit nombre de bourgeois errants au milieu de ces ruines s'empressèrent de recevoir Charles VII. Le prince était harassé de fatigue et mourant de faim. - Le pays, appauvri par

MUSÉE DES FAMILLES.

la guerre, manquait de tout. Après beaucoup d'efforts, on
parvint à offrir au monarque, héritier de tant de rois, un
souper composé de deux plats, des pieds de cochon et un
poulet. Ils avaient été préparés par la femme d'un artisan.
Les pieds de cochon étaient panés et grillés. Le poulet,
cuit d'abord, fut trempé dans des œufs battus, et roulé
dans de la chapelure aux fines herbes, puis mis sur le gril
et servi avec une sauce piquante. Charles VII fit honneur
à ce repas et mangea avec délices ces mets, dont le mérite
fut doublé par les circonstances. Le souvenir de ce souper
ne se perdit jamais. Lorsque Charles VII fut rentré dans
la plénitude de sa puissance, alors même qu'on l'appelait
le Victorieux, il aimait à se rappeler l'hospitalité de la
petite ville de la Champagne; et quand il était en gaieté
(dit Alain Chartier), il demandait à son maître d'hôtel
qu'on lui servit des pieds... et un poulet à la Sainte-
Menehould.

Les habitants de Reims, bien plus pacifiques que les
Bourguignons, hébergeaient les rois de France dans la
première année de leur règne pour le sacre: il était d'u-
sage que la corporation des marchands offrit un dîner
splendide au monarque. Henri III vint recevoir l'huile
sainte dans la cathédrale de Reims, comme ses prédéces-
seurs. Ce prince, on le sait, était depuis longtemps blasé
dans tous ses goûts. La coutume voulait qu'au sortir de
l'église le nouveau souverain fût conduit au festin royal
apprêté par la ville. Le couvert était disposé sur deux
tables parallèles. Les grands officiers de la couronne et
les notables prenaient place à l'une et à l'autre. Le roi
mangeait seul, assis à une petite table posée en tête des
deux grandes, et, selon l'étiquette, on ne lui servait qu'un
bouillon et un plat, car on ne consacrait au repas que
quelques instants. Les ordonnateurs de la fête se mon-
traient fort inquiets d'offrir au souverain un mets qui ra-
vivât son palais émoussé. François Roussel, syndic des mar-
chands de pains d'épice, eut l'heureuse idée de présenter
au roi des rognons préparés dans d'excellent vin de Cham-
pagne. Henri III les mangea avec un plaisir infini, et dès
ce moment il en fit son mets de prédilection. Les courti-
sans ne tardèrent pas à l'imiter, et depuis lors, les rognons
apprêtés au vin de Champagne sont restés, jusqu'à nos jours,
un plat de luxe et fort recherché par les bouches héral-
diques.

Dès le seizième siècle les communautés religieuses tinrent une grande place dans la gastronomie. Que de bonnes recettes sorties de ces pieux asiles! Les chefs des meilleurs hôtels de Paris y firent leur apprentissage: c'est chez les Prémontrés de Meaux que le fameux Robert, premier cuisinier de M. le prince de Conti, apprit à faire consommer pour son maître, dans un coulis, le résidu de dix voLailles. Une quantité de crus d'excellents vins furent découverts et appréciés à leur juste valeur, grâce aux savantes recherches des monastères. Rabelais (assez mauvaise lanque du reste) est le premier qui ait mis en avant ce proverbe: Gras comme un moine, et dans un passage de son Gargantua, il cite une corporation dont chaque membre portait au bout de son chapelet un tire-bouchon. Rabelais glose beaucoup sur cette innocente prévoyance; d'ailleurs le fait n'est pas constant.

Le peuple lui-même, nous voulons dire l'honnête ouvrier subsistant par son travail, avait, au siècle dernier, des jouissances régulières qui lui sont hélas souvent inconnues de notre temps. Plusieurs mets avaient fait la renommée des cabarets populaires de Paris. Entre vingt, nous en citerons un seul, (qui n'a pas été remplacé depuis, c'est la matelotte. Dans le siècle dernier, les principaux cabare

tiers de Bercy préparaient la matelotte d'une manière tel-
lement supérieure, que les chefs de cuisine des ducs et
pairs ne parvinrent jamais à atteindre cette perfection.
Nous citerons à ce sujet un fait peu connu.

En 1775, le prince de Conti, accompagné de son gentilhome ordinaire, M. de Chabriant, tous deux déguisés en chenille, suivant l'expression consacrée, se rendit à la barrière de Bercy avec l'intention de juger par lui-même de la bonté des matelottes. M. de Chabriant portait dans la basque de son habit une bouteille de chablis; cette précaution avait été jugée nécessaire; on avait moins de confiance dans le vin que dans le mets. On demanda une matelotte. Le cabaretier, nommé Bluteau, servit avec empressement. Cet homme, d'un esprit subtil, devina sur-lechamp à quels personnages il avait affaire; mais la vue de la bouteille de chablis posée sur la table lui fit monter la rougeur au front.

Messieurs, vous me faites injure, leur dit-il; vous avez craint de ne pas trouver ici du vin pour arroser la matelotte, vous vous trompez; il ne s'agit que de le payer.. Ceci ne vous embarrasse guère, je pense; permettez-moi donc de vous offrir un échantillon de ma cave.

Quelques instants après, Bluteau apparut tenant un fla con dont la robe poudreuse attestait que plusieurs lustres avaient passé sur le bouchon. On savoura avec délice la matelotte, et on lui rendit pleine justice, ainsi qu'au vin fourni par le cabaretier. La dépense fut payée de manière à trahir l'incognito des visiteurs.

Au bout de quelques jours, le prince de Conti ordonna au chef de sa bouche de lui faire servir une matelotte. Ses ordres furent exécutés, mais le plat fut jugé médiocre en comparaison de celui qu'on avait mangé à Bercy. Le prince dit à son maître d'hôtel d'un ton moitié sévère :

-Vous ordonnerez au chef de cuisine d'aller apprendre à faire les matelottes à Bercy, chez Bluteau.

Heureusement le chef de cuisine du prince de Conti n'était pas aussi susceptible que Vatel. Le dénoûment fut moins tragique.

Cette aventure se répandit bientôt dans les divers faubourgs; elle accrut lá renommée et fit la fortune de Jérôme Bluteau.

Voilà comment, sur cette heureuse terre de France, les diverses classes de la société participaient aux jouissances du goût. Nous en avons donné des exemples assez concluants pour ne pas les multiplier davantage. Arrivons à notre conclusion, qui est aussi triste qu'incontestable.

Les changements politiques survenus depuis un demisiècle, et dont nous n'examinons pas, d'ailleurs, l'utilité, ont détruit chez nous l'ancienne harmonie gastronomique. Les tables, comme les fortunes, ont été bouleversées du haut en bas. Les grands seigneurs, s'il en reste, ont réduit leur train de maison. La bourgeoisie a oublié de bien vivre en apprenant à mal gouverner. Le peuple boit du vin composé de toutes choses, excepté de raisin. La vie élégante n'est plus qu'une rare exception. La tenue de cheval (le pantalon hideux) est devenue la mise française. Les journaux, ces trouble-fêtes, les émeutes, les clubs, les élections, ne nous laissent plus le temps d'être heureux, le loisir de recevoir un bon dîner, la gloire d'en rendre un meilleur. Bref, le point d'honneur gastronomique n'existe plus...

En vain, lorsque l'Europe coalisée nous écrasait en 1814, nous l'avons forcée une dernière fois à s'avouer vaincue dans nos salles à manger. En vain nous avons appris alors aux Allemands et aux Russes à joindre le savoir-vivre au bien-vivre... En vain nous avons enseigné aux Anglais

qu'un homme comme il faut ne doit point tomber sous la table ni renvoyer les femmes au dessert, ni s'essuyer la bouche avec la nappe, comme au temps de Richard III..... Les Anglais et les Allemands nous ont depuis rendu la leçon, en nous faisant adopter leurs cercles et leurs tripots, Beurs meetings et leurs tabagies, leur bière et leur thé Derpétuel...

En vain la Restauration a mis en vogue les dîners miDistériels, les députés ventrus, etc., etc. Ces dîners étaient iches, sans doute; nous y avons assisté. Mais l'étiquette Officielle en ôtait l'aisance et le charme. La politique y pa7alysait les palais. On mangeait, on ne dînait pas... On ne cessait de dénigrer l'ancien temps, et l'on cherchait à l'imiter sans y parvenir.

Le goût français retrouvera-t-il de beaux jours, c'està-dire de bons dîners? Sans oser le prédire, nous en gardons l'espoir. Tant d'éléments nous sont offerts, que nous n'autions qu'à savoir les employer. Regardez les bœufs gras du Carnaval, allez au concours de Poissy..., jamais les bestiaux qui nourrissent l'homme arrivèrent-ils à des

dimensions plus imposantes? Parcourez nos Expositions d'horticulture, est-il possible de voir des fruits plus délicats, plus savoureux, plus embaumés?

Nous avons surtout une ressource qui manquait à nos pères, et dont leur table eût profité cent fois mieux que la nôtre. Nos Vatels n'ont plus à craindre le retard de la marée, ni à se brûler la cervelle de désespoir quand ce retard dépasse l'heure fatale. Tous les jours, et plusieurs fois par jour, nos chemins de fer, plus exacts que les fourgons de Louis XIV et de Fouquet, apportent de la mer aux cités les poissons encore palpitants et tout surpris de voyager à la vapeur plus rapidement qu'au souffle de la tempête.

Que dirait aujourd'hui d'une telle aubaine, et quel parti n'en tirerait pas pour nos jouissances, cette jeune et fine marchande de marée de l'autre siècle, que Vanderverf fait sourire si gracieusement au Louvre devant le modeste tribut que lui a fourni le bateau de pêche?

FIN DE L'INTRODUCTION.

MAZAS.

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