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res, avec des brigands et des forçats, au milieu des sauvages et des bêtes féroces, lutter à la fois contre les obstacles de la nature et les vices de la civilisation, piocher la terre sous un soleil ardent, entre les rivalités d'un bandit, les dents d'un tigre et les balles d'un Indien, porter de lourds paniers aux cours d'eau, à des lieues du placer, sous une chaleur accablante, rentrer épuisés, découragés, minés par la fièvre, sans autre délassement que des joies grossières et honteuses, sans vie intérieure, sans consolations de cœur ou d'esprit ; voir le plus riche butin enlevé par le plus robuste, le plus hardi et le plus insolent, tandis que l'homme faible et honnête recueille à peine le fruit de ses sueurs et de ses sacrifices. Car les millions ne s'enlèvent en Californie qu'à la force du poignet, à la pointe du couteau et à la portée du fusil.

« Mes compagnons s'en aperçurent tout de suite, et, au lieu de rester enrô

ils

lés sous mes ordres, me quittèrent pour travailler à leur compte et je restai seul avec mes machines, mes instruments, et mes livres en partie double. Je fus obligé de faire comme eux, de passer de l'état de chef i celui de manœuvre, de revêtir le pantalon de toile et le gilet de flanelle rouge ou bleu, et de me lancer dans les placers disputés par deux cent mille bras. «J'ai remarqué que les Français y sont les plus nombreux, après les Américains, et qu'ils sont aussi les ouvriers les plus

« Je demandai au capitaine en quelles circonstances il avait été blessé.

« Ce récit ferait toute une Odyssée, me répondit-il ; mes cicatrices vous représentent une balle yankee, deux coups de poignard malais, une morsure de tigre et deux piqûres de cascabelles.

Qu'est-ce que les cascabelles?

<«<- Un petit inconvénient de la recherche de l'or, dont je fis ainsi la découverte :

« Un Indien m'avait signalé, comme dérobant un trésor, une énorme roche, d'où sortait un filet d'eau. Je me mets à l'œuvre avec trois hommes. Nous brisons la pierre à coups de pioche, six heures durant. D'heure en heure, le filet d'eau devenait un torrent. Au dernier coup, il s'élança libre et nous tombâmes exténués. L'écoulement dura trois heures. Voici le moment, dit l'Indien; attendez

Vue de San-Francisco (Californie).

sages, sinon les plus vigoureux. Mais quels commerçants novices auprès des aventuriers d'Angleterre et du Nouveau-Monde! Jamais la France n'a été jouée sous jambe aussi complétement qu'à San-Francisco, par Jonh Bull et les citoyens de l'Union! Ceux-ci seulement réussissent à y traiter les affaires en grand. Les Français, avec leur manque de suite et d'association, n'y opèrent qu'au jour le jour, terre à terre, et sur de petites échelles. Aussi, ce n'est point en y cherchant l'or qu'ils y trouveront la fortune; c'est en y jetant leurs produits indigènes, et surtout leurs vins et leurs eaux-de-vie, auxquels la Californie ouvre un immense débouché.

« J'ai fait cette réflexion trop tard, pour mon malheur. Si j'avais porté à San-Francisco une cargaison de liqueurs ou d'outils, j'en aurais rapporté plusieurs centaines de mille francs. Au lieu de cela, j'y ai porté 100,000 francs pour y chercher un million d'or, et j'en suis revenu un peu moins riche qu'au départ, avec une santé délabrée et cinq ou six blessures.

«De sorte que les héritières dont je refusais la main avant mon expédition me refusent à leur tour, bel et bien, 'une comme trop vieux, l'autre comme trop laid, celle-ce comme trop pauvre, et celle-là comme trop malade. Voilà tout ce que m'a rapporté mon voyage en Californie.

moi là, je vais à la découverte là-haut. 11 cueillit certaines plantes aromatiques, en forma une gerbe, l'attacha sur son dos et gravit une muraille de roches. Au bout de quelques minutes, une épaisse fumée se dégagea de la hauteur. Une odeur âcre et forte nous prit au gosier; et comme nous relevions la tête avec étonnement, nous vimes tomber sur nous comme un paquet de câbles grisâtres. Nous en fûmes littéralement couverts et enveloppés. Je me redressai avec plus de surprise que d'effroi; et alors seu

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lement, à certains sifflements entremêlés d'un petit son de cloche, je reconnus une vingtaine de cascabelles ou serpents à sonnettes.

« C'était un petit tour de l'Indien (Un yankee trik) pour nous tuer sans coup férir; j'en fus quitte pour deux morsures, dont la cautérisation m'a défiguré pour la vie. Quant à l'Indien, il court encore, non sans avoir massacré d'un coup de riffle un de mes compagnons qui voulut se venger par un coup de pistolet.

« J'oubliais de vous dire que j'ai gagné à San-Francisco un mal d'entrailles incurable, pour avoir bu quelques gouttes d'eau à une fontaine empoisonnée par d'autres Indiens ejusdem farinæ.

« C'est le plus clair et le dernier de mes bénéfices.

«En somme, je conclus, comme le major Poussin : « Il y a beaucoup d'or en Californie; mais il faut beaucoup d'argent, et plus de peine encore, pour se le procurer. » Nous avons cru devoir reproduire cette confession d'un chercheur d'or. Elle n'inspirera pas plus à nos lecteurs qu'à nous-même l'envie d'aller jouer leur corps et leur âme dans ce tripot lointain de la cupidité humaine.

Typographie HENNUYER et C, ruc Lemercier, 24. Batignolles.

C. DE C.

VI.

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Selkirk devant le capitaine Woode-Rogers et son équipage.

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Le 1 février 1709, un bâtiment anglais, équipé, mis à la mer par des armateurs de Bristol, après avoir voyagé de conserve et paré le cap Horn avec un autre vaisseau faisant partie de la même expédition, atterrit seul, vers le 33 degré de latitude méridionale, à l'ile de Juan-Fernandez, distante de cent dix à cent vingt lieues des côtes du Chili.

Le second bâtiment ne devait pas tarder à l'y rallier. Des symptômes de scorbut étaient à bord, et l'on devait prolonger là, pendant quelque temps, une relâche devenue nécessaire à la santé de l'équipage.

(1) Voyez octobre, novembre, janvier et février derniers.

MARS 1850.

Les tentes dressées, vers le soir, plusieurs matelots s'étant aventurés dans l'île, ne furent pas médiocrement surpris d'entrevoir, à travers l'obscurité, un être velu, informe, ayant apparence humaine toutefois, et qui, à leur approche, escaladant les montagnes, sautant de rocher en rocher, se mit à fuir avec la rapidité d'un cerf, la légèreté d'un chamois.

Quelques-uns doutèrent alors que ce fût un homme et se disposèrent à tirer dessus. Ils en furent empêchés par an officier nommé Dower, qui les accompagnait.

De retour parmi leurs compagnons, les matelots racontèrent ce qu'ils avaient vu; Dower ne manqua pas de le faire de même parmi ceux de l'état-major, et ce soir-là, au campement du rivage, aussi bien qu'au gaillard d'avant et au gaillard d'arrière du vaisseau, ce furent des récits et des suppositions « à défrayer une assemblée de puritaines pendant tout un carême », dit la relation à laquelle nous empruntons une partie de nos renseignements.

- 21

DIX-SEPTIEME VOLUME.

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A cette époque, parmi les marins, les contes merveilleux étaient restés en grand crédit. Il n'y avait pas si longtemps que les Espagnols avaient découvert des géants en Patagonie, les Portugais, des sirènes dans les mers du Brésil, les Français, des tritons et des satyres à la Martinique, les Hollandais, des hommes noirs à pieds d'écrevisses, au delà du Paramaribo.

L'étrange individu dont il était alors question devait être un satyre, ou pour le moins un de ces hommes poilus, marchant à quatre pattes, semblables à ceux que le véridique Jacques Cartier déclare avoir rencontrés dans le nord de l'Amérique.

Quelques-uns, trouvant cette conclusion encore par trop simple, insinuèrent adroitement que nul, parmi les matelots qui avaient lait la rencontre du monstre, n'avait signalé en lui un si grand nombre de pattes ou de jambes. Pourquoi quatre pattes? pourquoi ne serait-ce pas un homme monopède, un homme dont le tronc, enté sur une seule jambe, n'en tranchissait pas moins, avec cet unique support, des distances considérables? L'existence de l'homme monopède n'était-elle pas attestée par des voyageurs modernes et même, dans l'antiquité et le moyen âge, par Pline et par saint Augustin?

D'autres préféraient retrouver dans le singulier personnage l'homme acéphale, l'homme sans tête, signalé par le grave Baumgarthen, comme existant sur le nouveau continent. On ne lui avait pas découvert plusieurs jambes, d'accord, mais on ne lui avait pas non plús découvert une tête; pourquoi en aurait-il une?

Et la discussion suit son cours, et pas une voix ne s'élève pour risquer cette observation judicieuse : Si on n'a distingué en lui ni tête ni jambes, cela tient peut-être à ce qu'on ne l'a vu que dans l'obscurité.

Le lendemain, chacun veut en avoir le cœur net; une battue en règle est organisée contre cet être phénoménal; on se met en marche, on évente sa retraite, on le poursuit, on l'entoure, on le saisit enfin, et dans cet homme monopède, acéphale, dans ce satyre, ce cercopithèque, les braves matelots de la Grande-Bretagne découvrent avec stupéfaction, quoi?... un compatriote, un Écossais, un sujet de la reine Anne!

C'était Selkirk; Selkirk, les cheveux pendants et en désordre, la barbe longue et hérissée, les membres enveloppés de fragments de peaux de bêtes, et à moitié privé

de sa raison.

L'île Juan-Fernandez, ainsi nommée du premier navigateur qui la découvrit, c'était son île; c'était l'ile Selkirk!

Quand on le conduisit devant le capitaine Woode-Rogers, chef de l'expédition, aux interrogations de celui-ci, baissant la tête et agité d'un tremblement nerveux, le malheureux ne répondit qu'en répétant machinalement les dernières syllabes des phrases qui lui étaient adressées par le capitaine.

Peu à peu remis de son trouble, reconnaissant qu'il avait affaire à des Anglais, il essaya de prononcer quelques mots; il ne put que bégayer de rares paroles, incohérentes et sans suite.

«La solitude et le soin de sa subsistance, dit de Paw, « avaient tellement occupé son esprit, que toutes ses idées « morales s'étaient eflacées. Aussi sauvage que les ani<«< maux, et peut-être davantage, il avait presque entière«ment oublié le secret d'articuler des sons intelligi« bles (1). »

(1) Recherches philosophiques sur les Américains, tome I«r, page 293.

Woode-Rogers lui ayant demandé depuis quelle époque il vivait relégué dans cette île, Selkirk garda le silence; il avait pourtant compris la question, car ses yeux s'ouvrirent bientôt avec épouvante, comme s'il venait de mesurer le long espace de temps qu'avait duré son exil. Il était loin d'en avoir lui-même une idée exacte; il ne l'appréciait que par les soulirances qu'il y avait endurées, et, regardant fixement ses mains, il les ouvrit et les ferma à plusieurs reprises.

En supputant par le nombre de ses doigts, c'était vingt ou trente ans qu'il accusait, et chacun crut d'abord à l'exactitude du calcul, tant son front sillonné de rides, sa peau noircie, flétrie par le soleil, ses cheveux blanchis à la racine, sa barbe grisonnante, lui donnaient l'aspect d'un vieillard.

Selkirk était né en 1680; il avait alors à peine vingtneu. ans accomplis.

Après avoir ainsi répondu, il remua la tête, promena son regard troublé sur les objets qui l'environnaient; un souvenir venait de s'éveiller en lui, et, poussant un crì, faisant un pas, il désigna du doigt un cèdre placé à sa gauche. C'était l'arbre sur lequel, en se séparant de l'Espadon, il avait inscrit la date de son arrivée dans l'ile. L'officier Dower s'en approcha et, malgré les écartements de 1écorce entaillée, il y put lire encore cette inscription: Alexander Selkirk - de Largo, Écosse. 27 oct.

1704.

Son exil du monde avait donc duré quatre ans et trois mois.

Malgré tout l'intérêt qu'il pouvait exciter par ses malheurs, à son nom, à son accent, bien plus qu'à son langage, le capitaine Woode-Rogers, homme honorable et bienveillant, mais d'une extrême sévérité sur tout ce qui touchait à la discipline, reconnaissant qu'il avait affaire à un sujet anglais, suspecta en lui un déserteur de la marine britannique, et donna des ordres pour qu'il fût garde à vue, en attendan une décision définitive.

Les matelots commis à ce soin ne trouvèrent pas chose facile que de garder un prisonnier qui grimpait aux arbres comme un écureuil et pouvait tous les défier à la course. Par précaution, ils commencèrent par le lier solidement à ce même cère sur lequel son nom était gravé. Là, le malheureux Selkirk figurait comme un bête curieuse, ornée de son étiquette.

Ensuite, plus par passe-temps que par méchanceté, ils le tourmentèrent de questions pour obtenir de lui des réponses hésitantes ou tout à fait dépourvues de sens, qui les égayaient fort; puis ils se mirent à examiner, avec des surprises d'enfant, la longueur de sa barbe, de ses cheveux et de ses ongles; 'e prodigieux développement des muscles de ses cuisses et de ses arrets; ses pieds nus, si bien endurcis par la atigue, qu'ils semblaient recouverts d'un brodequin de corne. Sous ses lambeaux de peau de chèvre, ayant trouvé un couteau dont la lame, à force d'usure et de frottement, était presque réduite aux proportions de celle d'un canit, ils le prirent pour l'examiner; mais le prisonnier se débattant, poussant des rugissements sauvages en se voyant ravir cette seule arme, ce seul instrument qui lui fût resté à la suite de son naufrage, ils le lui rendirent.

A l'heure du repas, Selkirk cut, comme les autres, sa portion de viande et de biscuit. Il mangea le biscuit en laissant éclater des signes d'une grande satisfaction; mais lui qui, d'abord, avait tant souffert de la privation du sel, trouva à la viande un degré de salaison insupportable. Il montra le ruisseau; un de ses gardiens lui offrit courtoi

sement sa gourde, contenant un mélange de rhum et d'eau; il l'approcha de ses lèvres et la rejeta aussitôt violemment loin de lui, comme s'il en eût été brûlé.

Le soir, il fut transporté à bord.

Peu de jours après, il commençait à prendre goût à la nourriture commune; ses idées se rasseyaient dans sa tête; la parole lui revenait aux lèvres plus nette et plus abondante; mais la liberté de ses mouvements ne lui était pas encore rendue, une nouvelle captivité s'ouvrait pour lui, et l'irritation qu'il en ressentait mettait obstacle au recouvrement complet de ses facultés, lorsque Dieu, qui l'avait tant éprouvé, lui envoya un secours.

Un matin que les gens du navire étaient occupés, les uns à le calfater, à le goudronner, les autres à recueillir des herbes potagères dans l'île, un coup de canon retentit le long des vagues; les calfats grimpèrent sur les vergues, les provendiers accoururent au rivage, les officiers s'armèrent de leur lunette, et tous ensemble poussèrent bientôt un huzza! Le vaisseau qui devait rallier la Duchesse de Bristol à Juan-Fernandez arrivait. Ce vaisseau, commandé par le capitaine en second William Cook, avait pour maître pilote un homme plus célèbre dans les fastes maritimes que les chefs de l'expédition eux-mêmes; c'était Dampier, l'infatigable Guillaume Dampier, qui, naguère encore millionnaire, aujourd'hui complétement ruiné à la suite de folles spéculations et de folles prodigalités, venait, pour reconstruire sa fortune, d'entreprendre son troisième voyage autour du monde.

A peine débarqué, il entend parler du grand événeil ment du jour, de l'homme sauvage. On le lui nomme, rassemble ses souvenirs, il se rappelle avoir connu un Alexandre Selkirk à Saint-André, au cabaret du SaumonRoyal. Il se rend auprès de lui, l'interroge, le reconnaît, et, sans perdre de temps, après lui avoir fait tailler la barbe et les cheveux, lui avoir procuré un vêtement convenable, il le présente à Woode-Rogers; il le lui présente comme un de ses anciens compagnons, autrefois officier de marine intrépide et distingué, un des vainqueurs de Vigo, que lui-même a embarqué sur l'Espadon, navire de course, en partie expédié à ses frais.

Rendu à la liberté, soutenu, ranimé par les bons soins de Dampier, son ancien héros, Selkirk se sent renaître. Sa première pensée alors est pour cet autre infortuné, relé– gué peut-être encore dans son île déserte. Après avoir mis le vieux marin au courant de la trouvaille qu'il avait faite d'une petite bouteille contenant un parchemin écrit : Cher capitaine, lui dit-il, ce serait une action méritoire et digne de vous, que de coopérer à la délivrance de ce malheureux. Il suffirait de fréter une barque...; l'île Ambrosio est si près de celle-ci. Oh! qu'avec joie je vous accompagnerais dans cette excursion!

Mon brave ermite, lui répond Dampier, en hochant la tête, l'île, notre voisine, dont vous parlez, n'est autre que la seconde île de Juan-Fernandez, nommée Mas-aFuera. Quant à l'autre, à celle de San-Ambrosio, que vous pensiez avoir sous la main, si depuis mon dernier Voyage elle n'est pas devenue une île flottante, si elle est toujours là où je l'ai laissée, sous le tropique du Capricorne, ce n'est pas une si petite affaire que de l'aller rejoindre; d'ailleurs, votre petite bouteille pourrait bien être la bouteille à l'encre. Il y aici contusion de lieu et confusion de temps; non-seulement Mas-a-Fuera n'est pas San-Ambrosio, mais cette dernière île, loin d'être déserte, comme vous l'a dit votre correspondant, est habitée, depuis plus de vingt ans, par une foule de diables enragés, pêcheurs et pirates, mangeurs de patates et de veaux marins, qui, lorsque je

les ai visités, en 1702, m'ont poliment accueilli à coups de fusil, et à qui j'ai rendu leurs politesses à coups de canon. Donc, mon honnête garçon, celui qui vous a écrit était mort quand vous avez reçu sa lettre. Quelle date portait-elle?

Aucune, dit Selkirk; les dernières lignes en étaient effacées; et il frissonna à l'idée de tous les dangers qu'il avait courus en poursuivant cet ami, qui n'existait plus, vers une terre qu'il n'avait jamais habitée.

Après avoir satisfait à un devoir d'humanité, à ce qu'il avait dù regarder comme une dette contractée envers un ami, Selkirk, sous une préoccupation tout autre, laissa échapper le nom de Straddling. Cette fois, c'était sa haine qui demandait des renseignements.

Sa haine dut être satisfaite.

En poursuivant son voyage, après avoir longé les terres magellaniques, Straddling, surpris par un effroyable onragan, avait vu son navire entièrement désemparé. A cinq reprises différentes, repoussé, tantôt par la tempête, tantôt par les Espagnols, des ports où il essaya de chercher un refuge, il fut jeté, vers la Plata, sur une côte inhospitalière. Attaqué, pillé par les indigènes, la moitié de son équipage ayant péri, avec les débris de son navire il en reconstruisit un autre, auquel il donna pour nom : les Cinq-Ports, au lieu de celui de l'Espadon, qu'il n'était plus digne de porter. C'était une grande pinasse pontée sur laquelle il rentra furtivement en Angleterre. Depuis plusieurs années déjà, Dampier n'avait plus entendu parler de lui.

Selkirk se trouva suffisamment vengé; son bonheur présent faisait taire ses rancunes passées. Il s'était réconcilié même avec son île.

Chaque jour, il en parcourait les diverses parties, avec des émotions, variées comme les souvenirs qu'elle réveillait en lui. Mais il n'y était plus seul maintenant ! C'est bras dessus, bras dessous avec Dampier, qu'il revoyait ces lieux où il avait tant souffert, et qui, souvent, reprenaient pour lui leurs aspects enchantés.

Nécessairement, son compagnon de promenade fut bientôt au courant de son histoire. Quand il lui eut raconté tout ce que nous en connaissons, depuis son débarquement jusqu'à la construction de son radeau, jusqu'à son épouvantable naufrage, il aborda enfin, non sans quelque honte, le récit de ses dernières misères, qui seules pouvaient expliquer l'état déplorable dans lequel les matelots anglais l'avaient trouvé.

Par la perte de ses haches, de son échelle, de ses autres instruments de labeur, condamné à l'inaction, à l'impuissance, il n'avait plus eu à s'occuper que de sa nourriture. Mais la mer lui avait pris ses piéges comme le reste. Il se sustenta d'abord d'herbes, de fruits et de racines; ensuite, son estomac repoussant les crudités comme il avait repoussé le poisson armé d'un bâton, il s'était mis en course et en chasse contre les agoutis; à défaut d'agoutis, il avait mangé des rats.

La nuit, il escaladait silencieusement les arbres pour y surprendre quelque femelle de toucan ou de merle, qu'il étouffait impitoyablement sur leur jeune couvée. Cependant, au bruit qu'il faisait à travers les branches, cette proie ailée lui échappait presque toujours.

Il voulut construire une échelle; à l'aide de son couteau seulement, il essaya de couper au pied deux longues tiges d'arbrisseau. Durant cette opération, son couteau se brisa; il ne lui en resta que le tronçon. Ce fut un grand désespoir pour lui.

Il avait songé à se faire, avec des joncs et des fibres d'a

loès, un filet pour prendre les oiseaux; mais toute occupation patiente, tout travail continu, lui étaient devenus insupportables.

Afin d'échapper aux idées de plus en plus lugubres qui l'assaillaient, il lui fallait fuir le repos, en appeler à la fatigue du corps.

Par un exercice continuel, ses forces de locomotion se développèrent dans des proportions incroyables. Ses pieds s'étaient si bien endurcis qu'il ne sentait plus les aiguillons des ronces et le tranchant des cailloux. Quand venait la lassitude, il dormait, quel que fût le lieu où il se trouvât, et c'étaient là ses bonnes heures, ses heures de calme.

Forcer des agoutis avait cessé d'être un but digne de lui; vint le tour des chevreaux, puis, après, celui des chèvres. Il avait acquis une telle dextérité de mouvements, une telle puissance de muscles, une si grande sûreté de coup d'œil, que sauter d'une pointe de rocher à l'autre, franchir d'un bond les ravines, les fondrières les plus largement excavées, n'était pour lui qu'un jeu d'enfant. Il y trouvait son plaisir, il y mettait son orgueil.

Parfois, au milieu de ses élans à travers l'espace, il saisissait un oiseau au vol.

Les chèvres elles-mêmes ne furent bientôt plus de force à lutter contre un pareil jouteur. Malgré leur grand nombre, si Selkirk l'avait voulu, il en eût dépeuplé l'île. Il s'en gardait bien.

Sa provision était-elle à faire, il se dirigeait vers les pics les plus élevés des montagnes, éventait son gibier, le poursuivait, l'atteignait par les cornes ou l'abattait d'un coup de bâton; après quoi, son tronçon de lame faisait son office. La chèvre égorgée, il la chargeait sur ses épaules et, presque aussi leste qu'auparavant, il regagnait la grotte caverneuse ou l'arbre touffu, l'abri quelconque où il devait manger et dormir ce jour-là. Depuis longtemps il avait renoncé à sa cabane, trop éloignée des hauts cantons où il trouvait à chasser.

Si sa provision était faite, il ne s'en mettait pas moins en route, poursuivant les chèvres comme de coutume, mais rien que pour sa satisfaction personnelle. L'une d'elles était-elle atteinte, il se contentait de lui fendre l'oreille; c'était le sceau, c'était la marque dont il stigmatisait son libre troupeau. Durant les dernières années de son séjour dans l'île, il en tua ou en essorilla ainsi près de cinq cents (1).

Par la marche naturelle des choses, à mesure que ses forces s'étaient accrues, son intelligence avait été en L'affaiblissant.

La nécessité avait d'abord fait naître son industrie, car joute industrie s'éveille à la voix du besoin; mais, la sienne, il l'avait due bien plus à ses souvenirs qu'à son propre génie. Il se croyait créateur, il n'était qu'imitateur seulement.

Quoi qu'en aient dit ceux qui, dans les calculs d'une morale trompeuse, ont voulu glorifier la puissance de l'homme solitaire, si celui-ci, étayé de certaines circonstances heureuses, peut se maintenir quelque temps dans un état à peu près supportable, ce n'est pas par ses propres forces, croyez-le bien, c'est par les moyens que la société elle-même lui a fournis. Voilà l'incontestable vérité devant laquelle, dans son orgueil, Selkirk avait détourné la tête.

Privée seule d'exercice et d'alimentation, sa pensée, qui (1) Longtemps après son départ de Juan-Fernandez, les équipages des navires qui vinrent s'y ravitailler, ou les pirates qui s'y réfugièrent par la suite, trouvèrent encore des chèvres dont l'oreille avait été incisée par le couteau de Selkirk.

n'était même plus soutenue par de saintes lectures, se fondait de jour en jour dans un vague plein de rêves et de vertiges.

En proie à des terreurs qu'il n'aurait su expliquer, il craignait l'obscurité, il tressaillait au moindre bruit du vent à travers les branches: si le vent soufflait avec force, il croyait que tous les arbres allaient se déraciner et l'écraser; si la mer grondait, il tremblait à l'idée de la submersion de l'île tout entière.

Lorsqu'il parcourait les bois, surtout si la chaleur était forte, il lui arrivait souvent d'entendre distinctement des voix qui l'appelaient ou qui se répondaient. Il saisissait des phrases entières; d'autres restaient inachevées; ces phrases, en rapport ni avec sa pensée ni avec sa situation, n'étaient qu'étranges pour lui. Parfois même il reconnaissait la voix.

Tantôt c'était celle de Catherine qui grondait ses servantes; tantôt celle de Straddling, de Dampier ou de l'un de ses régents du collége. Une fois, il lui arriva d'entendre ainsi la voix d'un de ses compagnons de classe les plus oubliés; une autre fois, ce fut celle de son vieil amiral Rooke, qui prononçait les paroles du commandement.

S'il voulait élever la sienne pour imposer silence à ces chœurs de démons qui l'obsédaient, ce n'était qu'avec de pénibles efforts qu'il parvenait à articuler quelques syllabes confuses.

Il ne parlait plus, qu'il chantait encore; il chantait les airs monotones et dolents de ses psaumes, dont il avait totalement oublié les paroles. Sa mémoire s'éteignait par degrés. Parfois même, il perdait le sentiment de son identité; alors, du moins, son état d'isolement et le souvenir de ses malheurs cessaient de peser sur lui.

Il se rappela néanmoins que, vers cette époque, s'étant rapproché de la plage de l'Espadon, attiré par un bruit inaccoutumé qui s'y faisait, il l'avait vue couverte de soldats et de matelots, des Espagnols sans doute. L'idée de se retrouver parmi des hommes lui avait tout à coup fait battre le cœur; mais lorsque, pour les rejoindre, il descendait la pente des collines, plusieurs coups de feu s'étaient fait entendre; les balles avaient sifflé à son oreille, et il s'était enfui plein d'épouvante.

Il s'y était retrouvé encore une autre fois, mais sans le vouloir, car alors il ne savait plus s'orienter à travers les bois et les vallées qui conduisaient à la plage. Ah! combien son ancien séjour avait changé d'aspect! Quel nombre d'années s'était donc écoulé depuis qu'il avait vécu là? Les petits chemins sablés, qui conduisaient à la grotte et au mimosa, étaient effacés; le mimosa, brisé dans ses principales branches, semblait enseveli sous ses propres ruines; de son vivier, de sa cressonnière, pas de vestiges; sa grotte, voilée, enfouie sous d'épais rideaux de lianes et d'héliotropes, n'apparaissait plus; sa cabane elle-même avait cessé d'exister, renversée, balayée sans doute par un ouragar, comme l'avaient été ses clôtures. Il n'en devina l'emplacement qu'aux cinq myrtes qui, débarrassés de leur toiture de roseaux et de leurs cloisons de torchis, avaient repris leur parure naturelle, verte et luisante, comme si la hache ne les eût jamais touchés. A leurs pieds, des touffes de ronces et d'autres broussailles étaient revenues comme autrefois. Les deux ruisseaux, la Fauvette et le Bredouilleur, seuls, n'avaient subi aucun changement. L'un avec son doux murmure, l'autre avec son clapotis saccadé, après avoir enserré la pelouse, continuaient toujours à couler vers la mer, où semblait avoir été s'engloutir, avec leurs ondes, le souvenir de ce qui s'était passé sur leurs bords

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