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Nous possédons dès lors les deux grands éléments de l'impression, le papier et les caractères; il ne manque plus que l'encre et la presse, que vous allez voir dans les deux grandes usines qui nous restent à visiter.

Pénétrons d'abord dans cette cour, d'où vous repousse, aux premiers pas, une odeur épouvantable. Une tente s'élève au centre, sous laquelle brûle, en lançant d'épaisses colonnes de fumée, un vase plein de poix résine. Dans un coin, vous apercevez une marmite en fer, contenant de T'huile qui bout depuis deux heures.

Regardez bien cet homme qui frappe la tente et en fait tomber le noir que la fumée de la résine a déposé sur les parois intérieures tapissées avec du papier; puis ces aides, dont les uns lavent le noir ainsi obtenu, tandis que les autres s'apprêtent à le mélanger avec l'huile cuite et filante, au moyen de pilons en marbre; voilà la fabrique et les fabricants d'encre d'imprimerie.

- Avec tout cela, dit très-haut le maître de forges, vous n'avez nullement prouvé que j'étais intéressé personnellement à l'impression de votre livre.

-M'y voici que voyez-vous dans ce dessin qui représente tant bien que mal la quatrième usine où nous devions entrer en imagination?

-Une machine à vapeur et une presse typographique! -Eh bien! il n'est pas une de ces pièces qui ne soit sortie de votre forge.

Vous avez fabriqué ces boulons, ces écrous, ces clefs, ces charnières, ces supports, ces leviers, etc., etc., etc.

Vous seul pouvez dire, par conséquent, le nombre d'ouvriers spéciaux qu'il a fallu faire travailler pour forger, tourner, forer et fondre chacune des pièces de cet ingénieax mécanisme. J'ajouterai que le marbre de la presse est en fonte, et nous vient encore de votre usine; or, vous reconnaîtrez bien avec moi que si l'auteur n'avait pas fait son livre, il n'était besoin ni de papier, ni d'encre, ni de caractères, ni de presse typographique, ni de machine à vapeur. Ce millier d'ouvriers que je vous ai montré déjà exclusivement occupé, de près ou de loin, par voie directe ou indirecte, de la préparation de ce livre toujours à l'état de manuscrit, serait donc resté inactif. D'où il suit, si je ne me trompe, qu'un auteur, matériellement parlant, sert la société autant qu'un agriculteur, et n'est même pas inutile aux maîtres de forges.

Les deux personnes touchées par l'allusion se rendirent de bonne grâce.

- J'avoue, se hâta de dire l'excellent Duval, en aspirant d'énormes prises de tabac; j'avoue en vérité que ce métier d'auteur commence à m'inspirer beaucoup moins de répugnance; peut-être même me sentirai-je au fond du cœur une indulgence qui étonnera tous mes frères.

- Il est certain, observa le maître de forges, que je n'avais pas encore envisagé la question sous ce point de

vue.

-Ni moi, dit l'actionnaire de mines, qui s'était déjà amusé à calculer la somme de plomb et de fer approxiTativement nécessaire par an aux imprimeries françaises.

Le jeune Duval, rouge de bonheur, profita de ce demisuccès pour rallumer la flamme du punch, qui éclaira cette fois des physionomies moins bouleversées.

Je poursuivis donc en souriant:

-Maintenant que nous avons papier, encre, caractères et presse à vapeur pour notre manuscrit, il ne s'agit plus que de le porter chez l'imprimeur; mais pour cela, il est un intermédiaire à visiter d'abord, sans lequel le pau

vre manuscrit ne serait peut-être jamais mis en lumière; j'entends naturellement l'éditeur.

L'éditeur, dans les rêves dorés des débutants, apparaît entouré de l'auréole merveilleuse et doué du pouvoir magique des génies et des enchanteurs. Ce magicien en habit noir possède en effet la baguette toute-puissante d'Aladin. Qu'il prononce un mot! et ces ténèbres sombres, dans lesquelles est enseveli l'écrivain, se dissipent comme par enchantement. Mais il n'est point facile d'arracher ce mot de ses lèvres. Offrit-on un chef-d'œuvre, ce qui arrive de temps en temps (car vous savez tous, comme moi, que Milton se vit éconduit avec son Paradis perdu, que La Bruyère dut garantir les frais d'impression de ses Caractères, que Bernardin de Saint-Pierre avait en vain.frappé à toutes les portes des libraires de son temps pour obtenir qu'on imprimat gratuitement Paul et Virginie), il y a cent à parier contre un que l'éditeur refusera. En réfléchissant aux déboursés que nécessite la fabrication d'un livre, et aux faibles chances de succès qui suivent d'ordinaire un début, la froideur parfois injuste et toujours cruelle des éditeurs se comprend sans peine; aussi, souvent, l'adresse est-elle plus utile que le mérite, et vaut-il mieux, pour l'intérêt matériel, être un homme de courage et de ressources, qu'un homme d'esprit et de génie.

Permettez-moi de vous conter, à ce propos, une ancedote que je tiens de première main.

En 1838, un jeune auteur, encore peu connu, se présente un matin chez l'éditeur à la mode, qui illustrait la rue Vivienne. Ambroise Dupont (dont le Ciel garde l'àme en paix) avait, à son petit lever, l'air gracieux du sanglier sortant de sa bauge après une mauvaise nuit. C'est vous dire, en termes fleuris, l'accueil que reçut le jeune homme. Cet accueil fut de telle nature que, si mon commençant n'avait eu l'amour de la littérature cloué et chevillé dans l'âme, il aurait pris ses jambes à son cou et se serait enfui; mais il avait fait provision de persévérance et de sang-froid, et, après avoir reçu la bordée sans sourciller, il offrit au farouche éditeur le manuscrit d'un roman que celui-ci s'empressa d'écarter comme un calice d'amertume.

Un débat s'engagea sur la question de savoir si cette liasse menaçante resterait sur le bureau d'Ambroise Dupont, ou si l'auteur la remporterait à l'instant même. Ce débat fut long, mais l'auteur obtint l'avantage, grâce au désir probablement qu'avait l'éditeur de se débarrasser de lui. Congédié avec la promesse banale que son roman serait examiné, le débutant revint huit jours après, et pendant trois mois il se présenta toutes les semaines, le même jour et à la même heure, pour demander quel était-le jugement porté sur l'infortuné manuscrit. On le lui fit entin connaître, et, s'il n'était pas très-flatteur, ce jugement avait du moins le mérite de la clarté. Vous croyez que le jeune homme, au désespoir, tomba aussitôt dans le découragement romantique: loin de là; quinze jours plus tard il reparaissait chez Dupont, et le dialogue suivant s'engageait entre eux dans l'antichambre.

L'ÉDITEUR. Comment, monsieur, c'est encore vous! Il me semblait pourtant que je m'étais exprimé la dernière fois de façon...

L'AUTEUR. A me convaincre, cher monsieur, de la bonté de votre goût. Je suis même si bien guéri de la petite blessure faite à mon amour-propre, que je viens, sans le moindre regret, de livrer mon roman aux flammes.

L'ÉDITEUR, un peu rassuré et se radoucissant. Je ne comprends pas bien alors le motif de votre visite.

L'AUTEUR. Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, et si pouvez m'accorder quelques minutes...

L'ÉDITEUR, le menant dans son salon. Je vous écoute. L'AUTEUR, Monsieur! connaissez-vous l'auteur des Fiancés ?

L'ÉDITEUR. Manzoni! sa réputation est européenne, et s'il eût habité Paris, j'aurais édité son roman n'importe à quel prix, car j'ai toutes les célébrités contemporaines sur mes catalogues.

L'AUTEUR. Eh bien! sans aller à Naples, vous pouvez y inscrire Manzoni.

L'ÉDITEUR. Que voulez-vous dire?...

L'AUTEUR. Que je vous apporte, dans le plus grand secret, la traduction du premier volume d'un roman nouveau de l'auteur des Fiancés, dont l'existence et le titre sont aussi ignorés à Naples qu'à Paris.

L'ÉDITEUR. Serait-il possible?...
L'AUTEUR. Savez-vous l'italien?...
L'ÉDITEUR. Ma foi, non.

L'AUTEUR. Voilà sa lettre.

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Tenez, Soulié, disait-il au témoin de cette scène, que le débutant rencontrait pour la première fois, vous mettez du drame et de la vie dans vos romans, vous les touchez avec vigueur et savez nouer admirablement une intrigue; mais vous n'avez, mon cher, ni cet intérêt, ni ce naturel, ni cette couleur. On sent là-dessus le reflet vif et chaud du soleil de l'Italic.

Le traducteur courbait modestement la tête et paraissait confus de cet éloge.

Le roman s'imprima en dix-huit jours chaque feuille nouvelle augmentait l'admiration de l'éditeur qui dévorait

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- C'est mon pauvre livre que vous aviez rejeté sans le lire, et que je vous ai fait accepter et admirer sous le couvert de Manzoni.

La vengeance avait du montant; mais l'éditeur en prit son parti, car il était homme de goût. Il refusa même de déchirer l'engagement que lui rendait le jeune auteur.

Je ferais un in-folio si je voulais vous raconter toutes les tribulations de l'écrivain qui cherche un éditeur. Il faut subir, hélas! la loi du plus fort, bien qu'elle soit dure; car on ne rencontre pas tous les jours des amis des lettres aussi généreux que le peintre Vien, qui ne craignit pas d'aventurer cent écus pour l'impression du chefd'œuvre de Bernardin de Saint-Pierre. Tout le monde ne

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peut pas débuter avec autant de bonheur que Samuel Johnson, l'illustre critique anglais du siècle dernier. Il était encore au collége, son professeur lui infligea pour pensum de traduire en vers latins, pendant les fêtes de Noël, le poëme de Pope sur le Messie. Samuel se met à l'œuvre, s'y attache, et envoie sa traduction à son père, libraire à Lichfield. Celui-ci, qui était bon latiniste, admire les vers de son fils, les imprime et les publie sans l'en informer, et envoie le premier exemplaire à Pope. Pope,

enthousiasmé, s'écrie que c'est un chef-d'œuvre, dont son propre ouvrage semble être la traduction. Là-dessus, la renommée embouche ses cent trompettes, et Samuel Johnson apprend au collége qu'il est le premier et le plus célèbre poëte latin... de l'Angleterre. Faute d'un tel père, les jeunes écrivains se plient sans murmurer aux exigences les plus bizarres, acceptent toutes les humiliations. Tel auteur en vogue aujourd'hui a vu en gémissant le manuscrit de son roman, oublié pendant des années sous les maculatures de l'éditeur, ou rongé par la poussière, comme le Nœud gordien de M. Ch. de

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LE VRAI ROBINSON (1).

V. Travaux du colon. - Un cabinet d'étude. — Pêche à la ligne. - Administration. L'ile Selkirk. Le nouveau Prométhée. -Ce qui peut manquer au bonheur. Rencontre avec Marimonda.-Monologue.

Trois mois se sont écoulés.

Grâce à Selkirk, ce rivage qui l'avait reçu lors de son débarquement présente aujourd'hui un aspect non-sculement pittoresque, mais animé. La main de l'homme s'y fait sentir.

Des buissons, quelques touffes d'arbres gênaient la vue vers les collines du fond, ils ont été arrachés ou abattus; de jolis sentiers, recouverts de sable, serpentent sur la vaste pelouse; l'un se dirige vers les vallées de droite, un autre vers les montagnes de gauche; un troisième s'arrête devant un fort mimosa dont les branches supérieures et l'élégant feuillage s'étalent en parasol. Un banc de bois, composé de quelques rondins fichés en terre, de rameaux entrelacés et recouverts d'écorce, l'entoure; une table rustique, construite d'après le même système, s'élève au pied de l'arbre. C'est là le cabinet d'étude et de méditation du solitaire; c'est là aussi qu'il vient prendre ses repas en regardant la mer.

Le triple sentier aboutit à la grotte, dont Selkirk a continué de faire son séjour. Cette grotte, il l'a agrandie, équarrie à coups de hache, afin d'y trouver place suffisante pour lui, son mobilier et ses provisions. Il a essayé même d'en décorer l'extérieur par un banc de gazon, par diverses sortes de plantes grimpantes, destinées à recouvrir sa nudité calcaire. A l'entrée de son habitation s'élèvent deux jeunes palmiers, transplantés là par lui en guise de portique. Mais la nature n'obéit pas toujours à l'homme; les lianes et les palmiers se sont mal trouvés de leur changement de domicile, et maintenant les longs rameaux flexibles des uns, comme les larges feuilles des autres, pendent à demi flétris au-dessus de la grotte, qu'ils obstruent plutôt qu'ils ne la décorent.

A force de soins, et avec l'aide de ses ruisseaux, Selkirk espère bien les rendre à la vie et à la santé. Il a imposé à ses deux ruisseaux une bien autre obligation, celle d'entretenir une cressonnière et un vivier, établissements de prévoyance, dont le premier surtout a parfaitement réussi. Quant au second, sa tâche la plus ardue n'a pas été de creuser le vivier, mais de le peupler. Il a fallu pour cela se faire pêcheur, fabriquer un filet. Il en est venu à bout, avec quelques fils enlevés à son fragment de voile, la furre de ses cocos, de fines tresses de joncs, assujettis 1, Voyez les deux derniers numéros.

l'un à l'autre en mailles serrées; par malheur, ces beaux poissons, les brêmes, les congres, les anges de mer, qui se montraient avec tant de complaisance à travers la vague limpide, n'étaient pas aussi faciles à prendre qu'à voir. Sous la lame, presque à fleur d'eau, existait un fond de roches sur lequel le filet ne pouvait être manœuvré. Après plusieurs tentatives infructueuses, il fallut se contenter du rôle infime de pêcheur à la ligne; un clou aplati, pointé, recourbé, fit l'office d'hameçon. La réussite arriva, mais à force de temps et de patience; heureusement, les écrevisses de mer se laissaient prendre à la main, et le vivier ne resta pas désert et inutile.

D'ailleurs, notre heureux Selkirk n'a-t-il pas la chasse? La chasse, il l'avait ouverte d'une façon toute généreuse, comme un sage monarque qui ne fait la guerre que dans un intérêt général. Il est vrai que, comme il arrive à la plupart des sages monarques, son intérêt particulier devait y trouver sa satisfaction; du moins il le croyait.

Des chats sauvages existaient dans l'île, détruisant les jeunes couvées, les agoutis et autre menu gibier; il la débarrassa presque complétement de ces pirates, se réservant de lever seul sur ses sujets l'impôt du sang.

Il s'était signalé déjà par des actes administratifs d'un genre tout différent.

Ce roi sans peuple ignorait dans quelle partie de la grande mer et à quelle distance des côtes se trouvait situé son royaume sans nom.

Armé de sa lunette, avec le secours de sa carte nautique, il essaya, par la position des étoiles, d'en mesurer la longitude et la latitude. Il se crut d'abord relégué dans une des îles formant le groupe de Chiloë; son calcul rectifié, il se crut ensuite à l'île de Juan Fernandez, puis à celles de Saint-Ambroise ou de Saint-Félix. Faute d'instruments de précision, ne pouvant en déterminer strictement la place, il se persuada que la terre qu'il habitait n'avait jamais été relevée, qu'elle était en réalité une terre sans nom, et il lui donna le sien; il l'appela l'ile Selkirk!

Jeune ambitieux, tu réalisais ainsi un de tes plus doux rêves d'autrefois. Te souvient-il du jour où, te rendant en bateau de Largo-Bay à Saint-André pour y rejoindre Guillaume Dampier, tu te voyais déjà le chef d'une contrée nouvelle découverte et baptisée par toi?

Eh bien! cette contrée, n'a-t-il pas fait mieux que la découvrir? Il l'habite, il l'administre, il y règne! Non content de son nom donné à l'ile, il crée bientôt pour ses diverses localités une nomenclature spéciale. A la rive sur laquelle il a débarqué il donne le nom de Plage de l'Es

padon; cet amoncellement de roches blanches ou rouges qu'il a d'abord vues sous la brume, c'est le Faux-Coquim-· bo ; il nomme, Bois du Toucan la futaie où il a rencontré ce placide oiseau pour la première fois; le Défilé de l'Attaque, c'est celui où Marimonda l'assaillit avec des pierres; à ces côtes arides, déchirées par de profondes ravines et parsemées de précipices, il a imposé l'odieux nom de Straddling! Dans ses montagnes il a l'Oasis; c'est un petit vallon ombreux, égayé par le bruit d'une source, et qui s'ouvre sur la mer à l'une de ses extrémités. Là, souvent, il va se mettre à l'affût et guetter les chèvres qui viennent se désaltérer à la source. A l'étage supérieur est le plateau escaladé péniblement par lui le jour de son arrivée, et d'où il put se convaincre qu'il avait été relégué dans une île. Ce plateau, il l'a nommé la Découverte.

Les deux ruisseaux qui serpentent sur sa plage et devant sa grotte ont eux-mêmes reçu de lui leur dénomination. Celui-là, chargé de l'entretien du vivier et qui gazouille doucement à travers les herbes, c'est la Fauvette; l'autre, parsemé de petites cataractes et dont le cours est plus rapide et plus bruyant, s'appelle le Bredouilleur (the Stammerer).

Il a donc procédé à la destruction d'animaux malfaisants, fait acte d'édilité, en ouvrant quelques voies de communication, donné un nom à chacune des parties de son île. Combien de grands administrateurs n'ont pas fait plus!

Mais à son vivier, à sa cressonnière, à ses classes, à ses pêches, à ses constructions, à ses abatis d'arbres, ne se sont pas bornés ses travaux; il lui a fallu se procurer d'abord Pélément essentiel de toute civilisation, de tout bien-être, le feu.

Sans feu qu'aurait pu faire l'opulent propriétaire de ce séjour enchanté? Pour se frayer un passage à travers des fourrés trop épais, le feu ne lui était-il pas nécessaire? Ne lui était-il pas indispensable pour sa cuisine? Quelquesuns de ses arbres, il est vrai, lui offraient des fruits en abondance; mais la plupart de ces fruits étaient d'une nature sèche et ligneuse; d'ailleurs, jeune et vigoureux, mis facilement en appétit par le travail et l'exercice, se seraitil contenté d'un diner qui n'aurait été qu'un dessert? Entouré de poissons de toutes les couleurs, de gibier à poil et à plume, en serait-il donc réduit à disputer à ses agoutis leurs noix de maripa?

Il rêva, il se creusa la tête; armé d'un morceau de fer, il frappa toutes les roches siliceuses de ses montagnes, pour en faire jaillir d'inutiles étincelles. Il se rappela alors que les sauvages obtenaient du feu sans briquet et sans allumettes, rien que par le frottement de deux morceaux de bois sec; il essaya, mais vainement d'abord; il y épuisa la vigueur de ses bras sans se décourager; il s'adressa tour à tour à chacun de ses arbres, priant Dieu en luimême de faire tomber sa foudre sur son ile, pourvu que la foudre y laissat trace d'incendie. Enfin, prêt à perdre courage, il s'attaque au myrte-piment (1); il recommence son travail habituel du frottement... Puissances du ciel! il sent les deux fragments de branches s'échauffer sous la friction; une petite fumée blanche se fait jour à travers les deux bûchettes, allant et venant, de haut en bas, de bas en haut, entre ses mains rapides et tremblantes d'émotion. La flamme a paru! Il pousse un cri de triomphe, et, rassemblant à la hâte quelques brindilles, quelques roseaux desséchés, il saute de joie autour de ce premier feu, que,

(1) Myrtus aromatica; ses baies sont le piment, connu sous Je nom de piment de la Jamaique.

nouveau Prométhée, il vient de dérober, non au ciel, mais à la terre!

Ensuite, dans sa reconnaissance, il court au myrte, le presse dans ses bras, le baise. Action folle peut-être; peutêtre acte de gratitude qui remontait plus haut que les rameaux les plus élevés de l'arbre, plus haut que les cimes culminantes des montagnes de l'île.

Mais ce feu, chaque fois qu'il en aura besoin, lui faudrat-il donc recommencer le même travail? Non loin de sa grotte, dans un enfoncement, qu'une saillie de rocher protége contre les vents de mer, il fait un grand amas de bois et de broussailles, l'enflamme, l'entretient de temps à autre par une addition de combustibles, et il comprend pourquoi, chez les peuples primitiis, le premier culte a été celui du feu; pourquoi, depuis Zoroastre jusqu'aux Vestales, le soin de l'entretenir fut un sacerdoce.

Plus tard, selon la marche ordinaire des choses, il simplifia ses moyens de conservation. Avec quelques brins de fil et la graisse de son gibier il se composa une lampe ; plus tard encore, il eut de l'huile, et les brins de jonc lui suffirent.

A partir de ce moment, l'île entière lui paya tribut; les écrevisses de mer, les congres, la chair de l'agouti, savoureuse comme celle du lapin de garenne, figurèrent tour à tour sur sa table. Lorsqu'il les assaisonnait de quelques morceaux de lard, remplaçant le pain par le biscuit de mer, il faisait des repas dignes d'un amiral.

Quoique les chèvres fussent devenues farouches, ainsi que les autres habitants de l'ile, depuis que tous avaient pu connaitre ce qu'étaient l'homme et cette foudre qu'il dirigeait à son gré, Selkirk en surprenait encore assez souvent à portée de la balle. Un pareil gibier ne lui était pas seulement profitable pour sa nourriture; leurs cornes, longues et creuses lui servaient à faire des poudrières et d'autres menus ustensiles, nécessaires à sou ménage; de leurs peaux il se composait des tapis et des couvertures, des sacs pour mettre ses provisions à l'abri de l'humidité. Il s'était même fabriqué une gibecière de chasse, qu'il portait sans cesse dans ses courses.

Ses saumures de thon, son biscuit, quelques quartiers de chèvre bien fumés et les produits de son vivier lui composent aujourd'hui une réserve sur laquelle il peut vivre assez longtemps, sans se soucier de rien, que de l'amélioration de son bien-être actuel.

Le voilà enfin en possession de toutes les jouissances qu'il a convoitées, l'abondance, les loisirs, la liberté absolue.

Et pourtant, parfois son front se plisse soucieux, un certain malaise, dont il ne peut se rendre compte, le tourmente; quelque chose d'insaisissable, de vague encore dans sa pensée, lui fait défaut; son appétit s'émousse, son courage faiblit, ses rêveries se prolongent pénibles. Mais, à force d'y songer, il vient de découvrir la cause du mal. Que lui manque-t-il ?

Il lui manque du tabac !

Nos besoins factices exercent souvent sur nous un empire plus tyrannique que nos besoins réels; il semble que nous nous cramponnions avec plus de force et de ténacité à cette seconde nature, parce que nous nous la sommes créée à nous-mêmes; elle vient de nous; l'autre ne vient que de Dieu, et elle est commune à tous!

Selkirk, maintenant, se persuade que le tabac seul manque à son bonheur ; c'est sa privation qui le jette dans ces langueurs douloureuses. Si Straddling avait mis dans la part qu'il lui a faite une bonne provision de tabac, il lui eut tout pardonné; il ne se sentirait plus la force de le

MUSÉE DES FAMILLES.

Inir. Que lui importe l'abondance qui l'entoure, s'il n'a pas de tabac! que lui importent ses loisirs, s'il ne peut les occuper en fumant! que lui importe même ce feu, qu'il vient de conquérir, s'il lui est interdit d'y allumer sa pipe! Soucieux et malcontent, il errait un matin à travers ses domaines, le fusil en bandoulière, la hache à la ceinture, lorsqu'il aperçut quelque chose qui se mouvait en se Jandinant sur une pointe de terre, ombragée par quelques balisiers.

C'était Marimonda.

A la vue de son ennemi, légère et rapide, elle s'élança derrière un coteau boisé. Il la revit, un instant après, tranquillement assise sur la maîtresse branche d'un arbre, tenant dans chacune de ses mains un fruit, qu'elle heurtait alternativement contre la branche, et l'un contre l'autre, pour en briser l'enveloppe coriace.

L'aspect de Marimonda a toujours éveillé chez Selkirk un sentiment de répulsion; non-seulement elle lui rappelle Straddling, mais, avec ses pommettes rapprochées, sa mâchoire saillante, et surtout son dandinement de corps, il trouve, à l'heure présente, qu'elle lui ressemble; et cependant, s'arrêtant devant elle, il la contemple non sans un vif mouvement d'intérêt et de surprise.

Déjà, quand il travaillait à la destruction de ses chats sauvages, il l'avait rencontrée, à portée de son fusil, et s'était demandé s'il ne devait pas la compter au nombre des animaux malfaisants. Mais alors Marimonda, une main toujours collée à la hanclie, de l'autre arrachait différentes herbes, qu'elle goûtait, qu'elle broyait entre ses dents, pour les appliquer sur sa blessure; remèdes inutiles sans doute, car, amaigrie, le poil terne et hérissé, elle semblait n'avoir que quelques jours à vivre, et Selkirk a pensé qu'elle ne valait pas une charge de plomb et de poudre.

Et voilà qu'il la retrouve alerte et bien portante, tenant de cette même main qui lui servait de compresse, non plus la plante nécessaire à sa guérison, mais le fruit qui doit la nourrir.

-Quoi! se dit Selkirk, dans cette île où n'était jamais venú cet affreux sapajou, il a pu trouver sans peine son herba sacra, celle qui devait lui rendre les forces et la sinté! et moi, moi, Selkirk ! qui ai fait mes études dans une des premières universités d'Ecosse, je soupire vainemeat après la plante maudite qui suffirait à me rendre complétement heureux ! L'instinct est-il donc supérieur à la raison?... Ce serait être ingrat envers la Providence que de le croire... L'instinct était nécessaire, indispensable aux animaux, parce qu'ils ne peuvent autrement recevoir les traditions de leurs pères. Le sapajoù a consulté son instinct, et il en a été bien inspiré; moi, si je consulte ma rison, que me conseillera-t-elle ? Elle me conseillera de fire comme le sapajou; de chercher l'herbe dont je ressens un si grand besoin, ou du moins de tâcher de la remplacer par quelque chose d'analogue; de choisir, d'essayer de déguster, de prendre exemple enfin sur Marimonda! Je n'y manquerai pas; mais c'est la nature renversée, et, pour un homme, il est par trop humiliant de se voir réduit à imiter un singe!

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ment, doucement rafraîchi par une légère brise de mer?
· C'est Selkirk; et ce hamac, c'est sa voile, rattachée à
ses grands myrtes par des lanières de cuir de chèvre.
Peut-être il s'y délasse des fatigues de la journée?—Non,
c'est le jour du Seigneur, et Selkirk, maintenant, peut con-
sacrer le dimanche au repos. -Les yeux à demi fermés, il
s'y enivre, sans doute, du parfum de ses myrtes, des dou-
Non; quelque
ces émananations de ses héliotropes?
Alors il songe
chose de plus doux encore le préoccupe.
à ses amis d'Ecosse, à ses premières amours avec Ketty-
pretty? - Il n'a jamais connu l'amitié, et la belle Cathe-
rine est loin de sa mémoire. Que fait-il donc dans ce
hamac? Il y fume sa pipe!

-

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Sa pipe! Il a une pipe? Il en a de toutes formes, de toutes grandeurs, fabriquées avec des coquillages en hélice, avec des fuseaux et des casques de mer, avec des noix de maripa, avec de gros roseaux coupés au-dessous du nœud; le tout emmanché d'un scion de myrte, d'un tube de graminée, ou de l'os creux d'un oiseau. De ce côté, il va presque jusqu'au luxe; il est devenu collectionneur; mais là n'a pas été la difficulté. Avant tout il lui fallait du tabac.

A la suite de sa rencontre avec Marimonda, il a fourragé à travers ses bois et ses prairies, cherchant parmi toutes ses plantes celles qui se rapprochaient le plus de la nature de la nicotiane. Comme il s'agissait spécialement de juger de leur saveur, il y goûta, il en mordilla les feuilles, il les màcha, encore à l'instar du singe; mais, à sa nouvelle et profonde humiliation, moins habile ou moins heureux que celui-ci, il n'obtint d'abord d'autre résultat qu'une sorte d'empoisonnement. Un de ces végétaux était vénéneux.

Plusieurs jours durant il se vit contraint au repos absolu et à une diète forcée. Sa bouche, gonflée, excoriée, refusait toute nourriture; sa gorge était brûlante; de gros boutons lui couvraient le corps, et ses membres allanguis, courbatus, lui permettaient à peine de se traîner jusqu'à son ruisseau pour y étancher la soif qui le dévorait.

Il crut en mourir; et la douleur alors imposant silence à l'orgueil, les yeux tournés vers la mer, il laissa s'échapper de son cœur un soupir longtemps contenu. C'était un regret à la patrie absente.

Bientôt les symptômes alarmants disparurent; les forces lui revinrent; le cresson de sa cressonnière et l'oseille sauvage achievèrent sa guérison. Aurait-il osé la demander à d'autres productions de son île? Il avait pris la nature en défiance; celles-là, du moins, il les connaissait de longue date.

A peine entièrement remis, le besoin du tabac se fit sentir de nouveau chez lui avec plus de force que jamais. Qu'importe l'expérience, qu'importe le danger! Ne s'agitil pas de se procurer cette herbe précieuse, indispensable... dont le monde s'est facilement passé pendant des milliers d'années?

Cette fois, néanmoins, devenu plus prudent, ce n'est pas à la saveur qu'il s'adresse; c'est au parfum, à l'odorat. Il a résolu de faire sécher les différentes plantes qui lui paraissent le plus propres à l'usage auquel il les destine, de leur faire subir ensuite l'épreuve du feu. La fumée qui s'en échappera le mettra facilement à même d'apprécier les qualités qu'il exige d'elles, puisque c'est en fumée qu'elles doivent s'évaporer, s'il réussit dans ses recherches.

De ce grand concours d'aromates, deux plantes, à la fin, sortent victorieuses. L'une, c'est le pétunia, cette fleur charmante qui décore aujourd'hui tous nos parterres, d'où la régie pourrait bien la proscrire un jour; aussi n'est-ce qu'en tremblant que je dénonce ici sa parenté avec la nico

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