Paysage rustique de Ruysdaël. La I. La Hollande, Grèce du Nord. - L'histoire nationale dans les musées. Les poëtes hollandais sont les paysagistes. - Naissance de Ruysdaël. Son père. Il étudie la médecine. Rencontre Berghem. Se sent peintre. Se révèle. nature est son maître.-Ses études en plein vent. - Il ne se marie point pour se dévouer à son père. - Explication de sa vie par ses tableaux. Roman conjectural. Caractère de Pèlerinage au bois de son talent. Poésies automnales I'Ye.- Apparition II. Rembrandt créateur de peintres. mille. Vocation. - Rembrandt seul La gloire et la fortune au moulin. école. Son avarice. - Ses fantaisies. singe.-Son fils. - Ses stratagèmes. Sa naissance et sa famaître de Rembrandt.Son Son mariage. - Ses antiques. - Son Le prix de sa Vénus. la Hollande, toute peuplée de savants et de peintres, Érasme et Grotius, Rembrandt et Ruysdaël, cinquante autres qui font sourire la pensée ou rêver l'esprit, - on cherche les paysages de Ruysdaël et les figures de Rembrandt. Et dès qu'on les rencontre, on est tenté de croire qu'en d'autres temps on a habité ce singulier pays des femmes blondes et des prés verts. On a comme un ressouvenir. Pythagore n'est pas loin. C'est que déjà, grâce à Rembrandt et à Ruysdaël, on a voyagé en Hollande, en se promenant au musée du Louvre. Dans le monde entier, il n'y a que deux pays plus ar tistes que celui-là, c'est Rome et Venise. Dans le voyage en Hollande, il y a aussi quelque chose du pèlerinage d'art. On va aux musées de La Haye et d'Amsterdam avec un sentiment religieux. Dans les musées de Hollande, l'histoire nationale est écrite page par page : la Hollande sur mer, la Hollande sur terre, la synagogue, la taverne, l'intérieur du forgeron, l'intérieur du bourgmestre, les joies de la kermesse, les effrois de la tempête, les bœufs au bord du canal, les matelots sur le vaisseau, les grands seigneurs, les charlatans, les soldats empanachés, les mendiants qui secouent leurs guenilles, toute la Hollande est là, vivante, animée, épanouie. Mais les vrais poëtes de la Hollande sont surtout les paysagistes; on les lit au coin du feu, avec un charme inépuisable, durant huit ou dix mois de l'année, durant cet hiver sans fin qui voile la nature d'hiver sous un manteau de frimas. On se console des mauvais jours avec un Berghem ou un Ruysdaël; on a le printemps éternel sous les yeux; avec eux, le soleil luit toujours, la prairie est verdoyante, les bois sont mystérieux, le soleil a des horizons empourprés, la nature tout entière est éloquente. Jacques Ruysdaël naquit à Harlem, vers l'an 1635, peut-être en 1640. Son père était ébéniste, un intelligent ouvrier. Né avec l'instinct de la sculpture, il savait donner aux meubles qu'il produisait pour son pays et pour les Grandes-Indes, un certain style pittoresque et charmant. Ce brave homme, ayant gagné quelque argent, voulut faire de son fils un médecin. Jacques Ruysdaël étudia donc en conséquence; mais sa vocation n'était pas dans la médecine. Il avait connu Berghem à l'école des enfants i alla le voir un jour et le surprit devant un paysage. Rien qu'en voyant peindre son camarade, quoiqu'à peine âgé de douze ans, Ruysdaël sentit qu'il était né pour faire la même chose. Berghem ayant déposé sa palette pour deviser plus librement avec lui-même, pour jouer un peu, Ruysdaël saisit un pinceau et barbouilla le ciel de Berghem avec une audace qui étonna son ami. On ne donne pas de maître à Ruysdaël. Sans doute Berghem lui fut d'un grand secours, car c'était un homme d'esprit, un artiste savant, ayant possédé de bonne heure toutes les ressources du métier, sans jamais permettre au métier d'envahir l'art. La nature surtout fut le maître de Ruysdaël. Il étudiait en plein vent, par le soleil ou par la pluie, courant les prairies et les bois. La nature n'avait pas de secret pour lui; il l'étudiait avec amour. On l'a surpris, comme plus tard notre La Fontaine, rêvant du matin au soir sous le même arbre, émerveillé des richesses semées à ses pieds, ne voyant pas seulement l'œuvre de Dieu, sentant que Dieu lui-même était dans son œuvre. Presque tous ses biographes déclarent qu'il ne consentit jamais à se marier, ne voulant vivre que pour son père. Quelques-uns affirment qu'une passion malheureuse l'éloigna du mariage. Nous partageons plutôt cette dernière idée. Si le cœur de Ruysdaël n'eût jamais battu que pour un sentiment filial, ses paysages nous toucheraient moins, tout bons fils que nous soyons. Maintenant, quelle a été cette passion malheureuse? On interroge en vain tous les historiens de l'art hollandais, les poëtes de Leyde et de La Haye. Mais, comme nous l'avons dit déjà, il n'y a de littérature nationale en Hollande que celle qui palpite dans les tableaux. Les poëtes comiques sont Brauwer, Steen et Téniers; les bucoliques sont Berghem et Paul Potter; les élégiaques, Ruysdaël et Everdingen; les philosophes, Lucas de Leyde et Rembrandt; les ro manciers, Ostade et Metzu, Gérard Dow et Terburg; les poëtes légers, Seghers et Van Huysum. On trouverait toutes les nuances, on ferait le tour du cercle. Les biographes de Ruysdaël, le poëte des cœurs blessés, ont mieux aimé expliquer ses tableaux (expliquer les tableaux de Ruysdaël!) que d'étudier son âme. Puisqu'ils n'ont pas raconté le roman de sa vie, le champ est plus vaste pour les rêveurs. Nous avons mille fois suivi Ruysdael dans ses paysages; nous l'avons vu s'asseoir devant la cascade qui emportait ses larmes; nous l'avons accompagné dans la sombre forêt où se perdaient ses soupirs, peu à peu nous avons surpris son secret: il aimait ! C'était quelque fraîche et douce fille d'Amsterdam. Elle s'est promenée avec lui dans les prés, il l'a conduite devant la cascade, il lui a parlé de ses espérances sur la lisière du bois. Dieu seul a vu toute la joie de Ruysdaël. Mais un jour, elle s'est embarquée avec son père, et n'est jamais revenue. Il l'a attendue pendant des heures, pendant des années, pendant des siècles! Pour se consoler, il peignait il exprimait sur la toile toute la poétique douleur de son âme. Les bois qu'ils avaient vus ensemble, la branche qui leur touchait le front, l'herbe qui arrosait leurs pieds, la cascade qui leur chantait les délices du cœur avec la voix douce et mystérieuse de Dieu lui-même, le soleil couchant qu'ils avaient contemplé, l'orage qui les avait surpris, l'arbre cassé par la tempête, un jour qu'ils passaient en bateau sur le canal: tous ces vivants souvenirs d'une belle saison, il les fixait avec son âme sur ses paysages. Qui sait? cette âme ardente était peut-être tourmentée par cette poétique passion des poëtes pour l'infini et l'inconnu. Ruysdaël ne fuyait-il pas le monde pour se réfugier, crairtif et rêveur, dans le silence des prairies, dans la solitude des bois? Peut-être avait-il compris ce que lui disaient la cascade, les forêts et les brins d'herbe. Par la fenêtre, Ruysdaël voyait les vertes prairies qui bordent l'Amstel, les bois de l'Ye, les hauts moulins égayant le paysage, les clochers aigus dominant les grands chênes; il assistait, depuis le mois de mai jusqu'au mois de septembre, au spectacle, toujours solennel et doux, du soleil couchant dans les arbres et sur les eaux. Il ne se contentait pas de vivre ainsi familièrement avec la nature; il avait des fleurs et des herbes dans son atelier. Ce qu'il étudiait surtout avec passion, c'était le contraste des lumières. Nul paysagiste n'a mieux entendu le clair-obscur. Il a eu trois manières bien distinctes : il a d'abord imité, mais toujours avec un accent original dont il ne pouvait se dépouiller, Berghem et Everdingen. Dans la seconde époque, Ruysdaël a passé à cette belle manière, dont l'étude et le fini font une merveille; alors il a répandu dans ses tableaux un charme qui vous prend au cœur, car on y retrouve toute la pensée et tout le sentiment du peintre. Il ne copiait plus seulement la nature, il lui donnait une âme. Enfin, dans sa troisième époque ou sa troisième manière, il a peint des marines, des vues de Harlem, de Sheweling et autres villes ou bourgades hollandaises, avec un ton plus grisâtre et un pinceau plus facile : ces derniers tableaux sont les moins estimés. Ruysdaël, le rêveur et poétique Ruysdaël, celui qui peignait avec amour et avec passion tout ce que la nature lui montrait de charmant, de triste et de pittoresque, avait fini par ne plus peindre que pour s'amuser. L'age d'or des rêveries était passé; il survivait à ses rêveries et à son beau talent. Appelé par son père mourant, il retourna à Harlem. Il mourut avant lui, peu de temps après, le 16 novembre 1681, âgé de quarante-un à quarante-six ans. Comme il vécut souvent en solitaire, dans le silence des bois et de l'atelier, ses historiens n'ont conservé de lui aucun trait capable de peindre son caractère. Nous ne pouvons étudier sa vie que sur des notes éparses çà et là. Nous savons à peine qu'il fut triste, rêveur, poëte surtout: toutes ses œuvres nous l'ont dit. Il n'a pas vécu dans le monde, parce qu'il a trouvé un autre monde dans la nature, où son âme candide était moins effarouchée; il a vécu familièrement avec les eaux qui coulent, les feuilles qui s'agitent, les buissons du sentier, les herbes de la prairie, les bois où sifflent les merles, la petite barque qui s'endort sur la rivière, les lointains théâtres où passent, pour le rêveur, les images de la jeunesse ; le rayon qui joue sur la branche et sur le canal, la cascade qui parle toujours cette langue mystérieuse que d'abord on n'entend pas, qui bientôt vous dit, à vous qui rêvez, des hymnes éloquents, et, à vous qui souffrez, mille paroles sympathiques. Ruysdaël fut un paysagiste automnal; il aima les coups de vent, les orages, les tristesses de novembre; la nature avait pour lui plus de larmes que de sourires; quand il la voit sourire, ce n'est pas encore le sourire de la gaieté ni de l'espérance, mais plutôt celui du souvenir qui console; s'il peint le soleil, c'est le soleil couchant, celui qui s'en va et non celui qui vient. Il aima surtout les chutes d'eau: nous ne dirons pas, comme un de ses historiens, parce que son nom de Ruysdaël peut se traduire par chute bruyante; mais parce que ces chutes d'eau servaient son goût pour les oppositions de couleur, parce qu'il aimait à rêver auprès d'elles, elles qui calmaient son cœur agité. Nous avons été saluer l'ombre de Ruysdaël devant e chute d'eau des bois de l'Ye, J'avais pour compagnon de voyage Gérard de Nerval, qui n'aime que le Nord et l'Orient, sans transition. Nous surprîmes au bord de l'eau une belle fille, dont Jordaens eût fait une Diane aux flèches d'or. C'était une paysanne hollandaise qui se lavait les pieds dans le courant avec une grâce robuste. Un rayon de soleil lui baisait l'épaule et jouait dans sa chevelure. Il nous sembla que sur le tableau de Ruysdaël on venait d'accrocher un tableau de Rembrandt. II. — REMBRANDT (1). Les Flandres ont autant servi l'art que l'Italie. Raphaël n'a pas créé un peintre; il en a désespéré mille. Rembrandt, tout au contraire. Chez l'un, c'est le monde connu, le dernier mot, le couronnement de l'œuvre ; chez l'autre, c'est encore le commencement du monde. Cet intrépide et magique coloriste naquit le 26 juin 1606, dans un moulin près de la ville de Leyde, de Hermann Gerretz et de Cornélie Van Zuitbrouk. Tout le monde sait que son père était meunier sur les bords du Rhin; de là le surnom de Van-Ryn. Comme le père de Breughel le Drôle (ces exemples sont trop rares pour ne pas s'y arrêter), le meunier de Leyde voulut que son fils fût un savant ou un artiste. Il l'enyoya étudier le latin à Leyde. Après quelques années d'études presque stériles, le jeune homme, qui n'aimait ni l'école ni les pédants, convint avec son père qu'il serait peintre et non point savant. Déjà il avait prouvé par ses dessins, charbonnés sur tous les murs de la maison paternelle, crayonnés sur tous !! Voyez, dans la Table des dix premiers volumes, les Études déjà publiées sur Rembrandt, et que cette notice complète et rectie-de même que le portrait qui accompagne cet article, et qui est le meilleur fait par Rembrandt d'après lui-même, a dù s'ajouter à ceux que le musée a donnés dans le temps, t. II, p. 240-245. ses livres, qu'il était né pour l'art. Le meunier plaça son fils chez un peintre sans génie, Jacques Van Zwaanenburg, qui lui enseigna du moins l'alphabet de la peinture. Après trois ans passés à l'atelier de Van Zwaanenburg, Rembrandt alla à Amsterdam demander des leçons à Latsmain d'abord, à Pinas ensuite. Dans la Description de la ville de Leyde, Simon Leeven veut que George Van Schooten ait été le vrai maître de Rembrandt. Ce n'est pas trop la peine de discuter sur ce point: Rembrandt n'a eu qu'un maître, ce fut Rembrandt. En effet, bientôt fatigué de toutes ces leçons contradictoires qu'il avait subies, sans trop se plaindre, à Leyde et à Amsterdam, il revint au moulin de son père, déclarant qu'il n'aurait plus d'autre atelier. Il comprenait que pour les hommes d'une forte trempe, la nature seule était éloquente. Ce fut donc dans cet atelier en plein vent qu'il commença à dérober au ciel cette lumière magique, qui est l'âme de la peinture. Celui qui devint avare jusqu'au ridicule fut d'abord un artiste amoureux de son art, sans songer à l'or qui tomberait bientôt de sa palette. Il peignait pour peindre, sans autre passion. A l'âge où tant d'autres se hâtent d'attirer les yeux sur leur talent, il trouvait de la volupté à vivre seul, éloigné de tous, adonné aux lois austères de l'art, Mais un homme de génie est-il seul en face de l'œuvre de Dieu? Ne sont-ce pas plutôt les hommes qui lui font la solitude? Pendant qu'il étudiait par les yeux et par la pensée, tantôt errant sur les rives mouillées du Rhin, en contemplation devant les trames invisibles du drame éternel; tantôt dans l'intérieur du meunier, s'amusant des jeux de la lumière sur les rudes et franches figures de sa famille; tantôt la palette en main, répandant la vie avec éclat; — les peintres de Leyde et d'Amsterdam, qui avaient deviné son génie, le proclamaient d'avance comme une nouvelle étoile au ciel de l'art. Rembrandt ne croyait pas encore à lui-même, pareil aux maîtres sérieux, qui considèrent le génie avec respect et avec effroi. Un peintre, on ne dit pas son nom, voyant un de ses tableaux, lui conseilla d'aller le vendre à La Haye, pour lui prouver que son talent serait apprécié. Rembrandt alla à La Haye à pied, son tableau sous le bras, doutant encore de ses forces. Il se présenta chez un amateur, qui lui en offrit, à la première vue, cent florins. Rembrandt prit avec surprise les cent florins et retourna en toute hâte au moulin raconter sa fortune. Dès ce jour, il faut bien le dire, l'amour de l'argent vint passer dans ses rêves d'artiste. Sa famille était pauvre. Sans doute il enviait un peu le sort des beaux gentilshommes de Leyde, qui venaient se promener sous son moulin en pourpoint de velours, coiffés d'un feutre à plumes, portant des armes d'or et d'argent. Peut-être songea-t-il à secourir son père et sa mère, à donner à l'un le repos, à l'autre quelque dentelle ou étoffe de prix; peut-être aussi aima-t-il d'abord l'argent pour l'argent. Pourtant il était déjà riche par les tableaux qu'il allait faire, quand il épousa une jeune paysanne de Rarep ou de Ransdorp, qui n'avait rien que sa beauté, sa fraîcheur et sa gaieté. Ce n'était point là le mariage d'un avare. Il s'établit à Amsterdam; il y avait ouvert un atelier silencieux, où chaque élève avait un cabinet. Sa manière d'enseigner était nouvelle à Amsterdam; devant l'écolier qui n'avait pas encore dessiné, il plaçait un modèle vivant, et lui disait : « Voilà ton maître, tire-toi de là comme tu pourras. »> En vain il se couvrait d'armures et de chapeaux à plumes, le paysan des bords du Rhin ne se masquait jamais, ou plutôt se trahissait toujours. Il faut qu'ici-bas chacun ait sa folie, c'est une loi divine qui frappe éternellement l'humanité. Rembrandt eut donc la folie de l'argent. Cette folie, qui n'eut d'abord que des airs de caprice et de bizarrerie, devint peu à peu sombre et sérieuse. On a tenté de révoquer en doute l'avarice de Rembrandt; par amour du paradoxe, on a même voulu prouver qu'il était prodigue, comme le sont presque tous les artistes. On s'est appuyé sur l'autorité de Houbracken, qui affirme n'avoir jamais entendu dire que Rembrandt ait laissé de grands biens. Mais Houbracken lui-même, parlant des repas de Rembrandt et du prix de ses tableaux, ne montre que trop ses contradictions. En effet, selon lui, le grand peintre de Leyde dînait, assis sur un escabeau, tantôt d'un hareng salé, tantôt d'un fromage. On peut juger, d'après les portraits et les tableaux qu'il a laissés de sa femme et de son intérieur, qu'il n'avait de luxe que dans son talent. Il fuyait le monde avec effroi; en vain le bourgmestre Six cherchait à lui prouver qu'il était né pour les honneurs, qu'une gloire telle que la sienne perdait à se tenir cachée dans l'ombre de l'intérieur; il amassait l'or avec volupté; il persistait à ne s'amuser qu'en la compagnie des gens du peuple. On lui a fait un reproche de sa façon de vivre. Si son talent était à tous, sa vie était à lui même; il ne devait compte que de son talent. On lui a reproché de n'avoir pas voulu sortir de son pays. Tous ses contemporains regrettaient de ne pas le voir faire un pèlerinage en Italie. Ce reproche n'est pas injuste comme l'autre, il est ridicule. Est-ce qu'en saluant le génie de Rembrandt on a le droit d'en désirer un autre, quand Léonard, Michel-Ange, Raphaël et Corrège, avaient, pour ainsi dire, fermé tout espoir aux peintres futurs? Honnis soient les esprits insatiables qui oublient que le seul grand maître, qui a rassemblé sous sa main puissante toutes les faces de la beauté, s'appelle Dieu! Rembrandt avait voulu arriver au génie sans s'appuyer sur le génie des autres. 11 avait réuni, sur les murs de son atelier, des armures, des turbans, des étoffes persanes, des armes de prix, des pierres précieuses. « Ce sont là mes antiques », disait-il. C'était un esprit bizarre et libre, qui n'était esclave de qui que ce fût, pas même de sa passion pour l'or. Un jour qu'il peignait une famille noble dans un même tableau, on vint lui annoncer la mort d'un singe qu'il aimait beaucoup. Il ne peut contenir sa douleur; il s'irrite contre le sort, il dit que c'en est fait de lui. Tout en sanglotant, il trace à grands traits la figure du singe dans le tableau de famille. On lui fait des remontrances, on lui dit que son singe est déplacé au milieu de graves personnages. Toute la famille s'indigne et lui ordonne d'effacer l'animal. Il continue à pleurer et à peindre son singe. Le chef de la famille lui demande, d'un ton sévère, si c'est le portrait des siens ou celui d'un singe qu'il prétend faire. - C'est le portrait du singe, répond Rembrandt. - Eh bien, donc! vous garderez votre tableau, dit le modèle indigné J'y compte bien, réplique le peintre. Il riait lui-même de sa folie pour l'argent. Il ne se fàchait pas quand d'autres en riaient. Ainsi, on raconte que ses élèves ont peint des pièces de monnaie sur des cartes, répandues, comme par mégarde, dans l'atelier. Rembrandt s'y laissait prendre et tendait la main avec une avidité comique et furieuse. Cependant, pour assouvir sa passion, il perdait toute noblesse. Il avait un fils, il l'obligeait à vendre ses estampes, comme s'il les eût dérobées. Il le condamnait à aller dans les ventes publiques surenchérir sur ses tableaux: singulière et triste éducation du fils d'un homme de génic! Il jouait comme Téniers, comme beau coup d'autres, la comédie de la mort pour ranimer le zèle des amateurs; ou bien il simulait un long voyage; il parlait de s'exiler dans les Grandes-Indes; ou bien encore il changeait quelques traits à une gravure pour la vendre à ceux qui déjà l'avaient achetée. Ainsi vivait cet homme si original et si fort, le vrai roi de la Hollande, comme Rubens est le vrai roi de la Flandre. On a quelque peine à se représenter un pareil génie perdu, pour ainsi dire, dans une mine d'or, vivant dans son intérieur et étranger aux joies de l'intérieur. Van Dyck demandait la fortune à l'alchimie, Rembrandt demandait l'or à l'or lui-même. Ironie de l'esprit souverain, qui avait laissé tomber sur eux un rayon de sa gloire! Dans la vie de chaque grand artiste on pourrait trouver l'amour de l'or. Zeuxis ne faisait-il pas payer tous les curieux qui venaient voir la fameuse Hélène? Que dirait Rembrandt s'il savait que j'ai acheté, pour moins d'une pièce d'or, un cuivre où il a gravé lui-même, de face et de profil, la robuste Vénus hollandaise, dont sa servante a été l'original? ARSENE HOUSSAYE. 1. Origine d'un beau dévouement. Un soldat qui ne veut pas être militaire. Comment un piston devint une trompette de Jéricho. Dans une des vieilles cités de notre tant religieuse Bretagne, au jour si solennel de la Fête-Dieu, une magnifique procession parcourait les rues et les places. Une brillante musique militaire alternait avec les chants graves de l'Église, et quand la marche guerrière s'interrompait, l'élite des exécutants, quittant la direction de leur chef, venait se joindre aux quarante voix d'hommes et d'enfants qui, sous la conduite du maître de chapelle de la cathé drale, faisaient retentir les airs de leurs pieux accords. Parmi ces musiciens accompagnateurs on remarquait (nous regrettons de ne pas lui décerner un plus beau titre, celui de cor ou de hautbois, par exemple; mais nous n'inventons rien et appelons les choses par leur nom), on remarquait donc un jeune premier piston-solo, à la taille élancée, à la tenue élégante, et dont l'instrument se mêlait avec une grâce infinie aux voix enfantines. Ce n'était pas le son d'une note toute sèche, mais bien un son moelleux, nuancé, plein d'une expression vive et parfaitement appropriée aux paroles. Et puis son regard, son geste, un je ne sais quoi répandu sur tout son être, révélaient à chacun le sentiment religieux qui l'animait; quand, à l'instant solennel de la bénédiction, le commandement genou terre! se faisait entendre, ce n'était pas seulement le genou qui fléchissait..., tout en lui semblait s'abîmer dans le sentiment d'une adoration profonde. Le maître de chapelle le remarqua, et, après la cérémonie, pour connaître à fond ce jeune artiste, il voulut s'entretenir avec lui, et débuta par louer le dévouement du soldat à sa patrie. - C'est bien beau, répondit le jeune homme; mais ce qu'il y a de triste dans ce dévouement, c'est que celui qui mérite le plus d'éloges, qui fait une plus grande provision de gloire, est celui qui est le plus habile à tuer et qui s'expose le plus à se faire tuer lui-même. Ce sacrifice ne me va pas... J'en aimerais mieux un qui produisît la vie, et surtout la vie morale, et je vous avoue, monsieur, que j'en rêve un de ce genre. |