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lation dans le cœur serré d'Agnès. Alors elle suivit courageusement sa mère, portant la cage à M. d'Artois, qui l'attendait avec anxiété. Comme il vit qu'une larme pendait à l'œil d'Agnès, il craignit qu'elle n'allât se dédire; mais il ne la connaissait pas. S'apercevant tout à coup que l'oiseau n'avait plus de nourriture dans l'auge, Agnès, avec une sagacité toute précoce, retint par son manteau le voisin qui emportait la cage, et courut vers une armoire à elle, faite à sa taille, et qui fermait à clef; puis elle cria : -Prenez ce mouron et ce mil pour faire chanter l'oiseau. S'il voit qu'on pense à lui, s'il voit tomber du mil, il chantera tout de suite. Je veux qu'Amé soit content, mais je veux que mon oiseau mange aussi !

La prévoyance d'Agnès fut approuvée des parents, et le pauvre père, emportant soigneusement la cage sous son manteau, doubla la provision chez le grainetier dont les sacs étaient ouverts sur son passage de l'autre côté de la rue, puis il partit à grands pas.

VII. -LE PUITS MITOYEN.

Durant ce temps, Just, enflammé d'espoir, était apparu trois fois, chuchotant des paroles mystérieuses à sa grand'mère, l'attirant à part au fond de la maison, puis retournant faire l'école buissonnière dans une partie de la ville appelée le Grand-Canteleu, au pied du rempart où son oncle Jean travaillait à peindre des équipages et des blasons. L'oncle Jean, comme son frère, excellait à ce genre de peinture. Il y avait dans cette longue rue déserte, bordée de jardins et d'arbres alors couverts de neige, des tailleurs de pierres, habillés de peaux blanches, de chapeaux blancs, et blancs eux-mêmes, jusqu'à leurs yeux noirs et brillants comme des charbons; puis, un cordier filant sa corde par quelque saison que ce fût, ce qui était très-agréable à regarder pour Just, qui pouvait impunément passer le jour à ne rien faire, en attendant son oncle. Pour combler la satisfaction de l'écolier, la lune commençait à se lever, rouge et large, au-dessus de l'horizon, à travers la gelée étincelante, et Just, fort jeune encore, se persuadait que cette figure d'or était un saint couché à plat ventre dans le ciel, pour regarder en bas le mal ou le bien qui s'y passe. Le frère d'Agnès interrompait parfois ses contemplations en frappant par un transport redoublé ses castagnettes d'ardoise. Puis il retournait faire une nouvelle commission de son oncle à sa grand'mère. Il ne se sentait pas de joie, car il était utile et prévoyait un beau repas.

Après les allées et venues de Just, la grand'mère, plus affairée, allait et venait aussi au fond du logis solitaire, ôtant soigneusement la clef de la salle bleue, chaque fois que Just était apparu furtivement, on ne savait pourquoi.

Or, voici le pourquoi: un puits mitoyen séparait la cour des Aldenhoff d'avec celle d'un étainier paisible qu'on appelait don Gaspar, à cause de son origine espagnole. C'était le meilleur voisin du monde. Le puits se fermait d'un et d'autre côté par un large volet en bois; les deux volets clos aux verroux, chacun était chez soi.

Aux heures fréquentes des lavages intérieurs, qui font courir dans les allées des filets d'eau perpétuels, les deux volets s'ouvrant en même temps d'une cour à l'antre, les femmes se saluaient amicalement et parfois se contaient leurs peines et leurs joies pures.

On se souvient que dans le courant du jour, pour ménager une surprise plus grande à la famille et à sa bru elle-même, qu'elle ne mit pas dans la confidence, l'aïeule avait envoyé à son fils Jean un écheveau de lin brouillé. Sur sa réponse apportée par Just, qui l'avait instruit sans

faute de la triste détresse du ménage, la grand'mère inventa le secret d'introduire, au moyen du puits, tout ce que l'oncle envoyait de vivres par l'intrépide écolier. Just fit trois voyages, les poches pleines, entrant furtivement par l'allée de don Gaspar, qui riait de tout son cœur du tour fraternel de l'oncle Jean. Vers le soir, un marmiton fut guidé par le voisin jusqu'à la margelle du puits; on frappa au contrevent pour la quatrième fois. La grand'mère ouvrit avec précaution; le seau, suspendu comme un panier d'abondance, transporta de son côté les dons providentiels qui arrivaient de l'autre, et son cœur rajeuni battait d'une joie d'enfant en se prêtant à cette sainte fraude. Sur quoi sa belle-fille, ignorante de tout ce qui se passait, ne put s'empêcher de lui dire:

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Mme Catherine, assise au rouet où elle remplaçait ardemment sa mère quand celle-ci veillait au ménage, ne voyant ni son mari ni son frère apparaître, regarda tristement la lampe que l'aïeule apportait, parce qu'elle savait qu'il n'y avait plus au logis d'autre lumière. Alors les deux femmes s'entendirent sans parler. Ne voulant pas, d'ailleurs, le céder en courage à sa vaillante mère, la jeune fit un effort sur elle-même pour chanter... Terrible et inutile effort! Ses larmes coulèrent bientôt sans contrainte.

Agnès, pensant alors à son autorité royale, fut tentéc d'ordonner à sa mère de n'avoir plus de chagrin; mais elle commençait à s'avouer que son pouvoir était fort limité. Pourtant, ayant vu que les voisines affligées venaient souvent demander des conseils à ses deux mères :

- Ma mère! dit-elle, en posant ses deux petites mains sur ses genoux, et du ton de la plus mûre réflexion : ma mère ! donnez-vous des conseils, cela vous fera du bien!

Ce qui fit, en effet, que sa mère l'embrassa, raniméc d'une joie inconnue et divine.

Tout à coup on entendit frapper discrètement à la cave extérieure, ouvrant à deux battants sur la rue. Cette cave profonde, voûtée, claire et tapissée comme une chambre, servait de corridor souterrain à ceux de la famille qui voulaient sortir ou rentrer sans être vus, pour quelque affaire pressante. Elle était habitée par une marchande fruitière et par son mari, François Roch, ancien tambour de régiment, pour lors raccommodeur de souliers, mettant des brides et des semelles de cuir aux sabots de tout le voisinage.

Peu après qu'on eut frappé une seconde fois, MarieJoseph Roch, rôdant partout dans la maison, comme un génie familier, apparut à travers la demi-teinte due à la lampe, et montra sa joyeuse figure à la porte d'un escalier remontant de sa cave dans la chambre où filait Mme Catherine.

M. Aldenhoff était depuis plusieurs années le digne administrateur des indigents de la paroisse :

Voilà les pauvres qui viennent saluer Agnès, dit la fruitière. Ils demandent à la voir et à la bénir en personne, parce que les Innocents portent bonheur durant toute l'année ils sont là plus de quarante, en ordre comme au sermon. Le vieux, habillé de rouge, celui-là qu'on appelle le bon Dieu, les conduit. Il marche à leur tête: tenez; les voilà rangés devant ma cave.

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M Aldenhoff ouvrit les volets donnant sur la rue. Une bénédiction bruyante courut parmi cette foule des protégés de M. Aldenhoff, quand l'innocente apparut en aïcule sur l'appui de la cave, d'où elle leur tendit les bras. Le plus cher de tous ces pauvres pour Agnès, c'était le vieillard à l'auréole blanche, qui retournait alors à son village avant que le pont-levis fût baissé. Il s'approcha de l'enfant, et lui fit un discours que l'on n'entendit pas, parce que la voix du vieillard était trop cassée; mais sa figure semblait étrange et lumineuse sous le reflet d'un petit flambeau de résine qui brûlait au bout de son bâton noueux. On l'avait chargé d'un humble présent, que tous avaient eu l'intention pieuse d'offrir à l'enfant de celui qui les régissait avec une bonté paternelle. On peut juger de ce qu'Agnès ressentit de plaisir : c'était un panier de jonc où dormaient sous le filet deux pigeons bleus nichés dans la mousse, au milieu d'une bordure de pommes d'api, rouges comme des fleurs. Une femme s'approcha, qui dit : -Il faut manger ces pommes ce soir même, avec père et mère. Elles représentent les bénédictions du Seigneur. Chacun de nous a mis la sienne dans le panier que voilà; prenez! car votre père est notre père. Nous lui rendons ce soir un millième de ses dons. Que Dieu vous protége, enfant béni! Vivent les Innocents! Vive le père des pauvres!

Cela fait, les indigents s'éloignèrent, criant encore en

tre eux:

-Oui, c'est notre vrai père! s'il était riche nous n'aurins jamais faim !...

-Agnès, gardez cela, dit l'aïeule comme ravie ; le présent de celui qui mendie est plus précieux qu'une étoile qui tomberait dans votre main. Et l'on rentra.

Peu d'instants après, Cécile et Eugénie, les sœurs d'Agnès, revenant de l'école, montèrent à la soupente pour ôter et plier leurs tabliers, puis ranger leurs paniers, leurs mantelets, leurs cahiers d'écriture, et tous les objets de travail du lendemain. Causeuses comme à leur âge, elles n'en finissaient pas de se rappeler les moindres incidents du jour. Encore une fois le bruit monotone du rouet contre le poêle éteint troublait seul le silence qui s'était rétabli en bas. La lampe de fer, accrochée au foyer, éclairait faiblement la chambre, et projetait ses lueurs intermittentes sur les murs qu'Agnès trouvait tout changés. Elle se promena longuement de chaise en chaise, puis en choisit une pour y poser sa tête, toute lasse d'espérer une fête au milieu de tant d'obscurité. Par degrés, oubliant les pauvres, ses pommes, son oiseau, ses pigeons et tout, elle s'endormit au bruit égal de la roue grinçante et des oscillations d'une horloge qui battait derrière la porte.

IX. - RENCONTRE DES FRÈRES.

M. Aldenhoff, à cette heure, parcourait encore la ville. De tous les marquis, comtes ou barons, dont il avait peint les équipages, nul ne se trouvait en mesure d'acquitter ses mémoires. Le peintre marchait en vain couvert de sueur et de givre, tandis que sa femme, comptant avec anxiété chaque pulsation de l'horloge, croyait à toute minute entendre frapper les huissiers pour saisir son mari; c'était une terreur en elle, c'était en lui un vertige. Sa raison grondait, car sa cousine Quatorze-onces venait de l'éconduire à son tour, avec des paroles si cassantes, qu'elles sifflaient encore derrière lui.

Cette vieille demoiselle, maigre à ce point qu'un cœur semblait n'avoir pu trouver place dans sa poitrine, ne partageait qu'avec deux gros chats une fortune qui eût aisément nourri vingt familles, A vrai dire, le visage glacé de cette

ombre n'avait pris aucune teinte d'humeur ni de colère, à la demande de son honnête cousin. C'est en prenant coup sur coup de petites prises de tabac, qui la faisaient éternuer, qu'elle marqua son étonnement de ce qu'un tel maître n'eût pas fait encore de larges épargnes sur ses travaux. Il fallait donc qu'il y eût un peu de sa faute.

– J'ai pour cela fait de trop grands crédits, ma cousine, et mes nombreux enfants...

Prenez donc que je n'ai rien dit. Quant à moi, qui n'ai fait peindre ni dorer de carrosses, il ne serait pas raisonnable que je fusse victime de vos mauvais payeurs. Passe encore si j'avais l'habitude de prêter; mais je me suis fait une loi rigoureuse de ne prêter de ma vie, et je garde religieusement cette habitude de jeunesse. Bon soir, cousin; embrassez pour moi ma cousine.

Chose étrange: l'emprunteur sortait plus ulcéré de chez sa mielleuse parente que du logis des seigneurs qui brillaient aux dépens de ses avances.

Dormez, dormez bien! dit-il en s'éloignant; vous ne savez pas ce que c'est que la nuit d'un père qui ne rapporte rien à ses enfants!

Et, tout en traversant cette ville tranquille, Félix se sentait bien malheureux ! plus malheureux, plus foulé que les pierres qu'il pressait de son pied rapide.

Par instants, l'image de la prison le saisissait au cœur ; il songeait au scandale qu'elle attache à la vie d'un homme au milieu de ses compatriotes. Toutefois, il ne s'irrita point; il s'écouta lui-même. Le silence dit de grandes choses à l'homme qui se souvient.

Tandis qu'il marchait vite, tournant alors le coin de la rue des Morts, un homme se présenta devant lui, que la lune éclairait en plein. La lune pâlit les figures, et leurs visages apparurent l'un à l'autre pâles et graves comme la nuit.

Cet homme était Jean, sortant du travail, et courant chez Félix, qu'il rencontrait inopinément.

- Est-ce vous que voilà, mon frère? demanda-t-il d'une voix altérée.

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Comment pouvez-vous me demander cela, répondit l'aîné, est-ce que je ne tiens pas votre main? Je vous défie à présent de quitter la mienne; je suis plus fort que vous, je crois; allons, venez.

Les deux frères étaient réconciliés, et retrouvaient toutc leur amitié d'autrefois. Quand ils rentrèrent ensemble, leurs bras encore enlacés, les deux femmes virent d'un coup d'œil que l'harmonie et la grâce de Dieu rentraient dans la maison.

Just, qui avait suivi son père et son oncle, se tenait droit et fier, comme s'il était l'auteur de la réconciliation. Il avait tant couru ! Mais l'oncle Jean, dont l'attendrissement s'accroissait, parcourait alors d'un œil inquisiteur la chambre mal éclairée et sans feu. Ce malaise visible navra son cœur de frère. Sans dire sa pensée, il se rapprocha plus étroitement de Félix, dont la contenance était sereine; il se pencha sur son épaule pour y étouffer un sanglot; enfin cette parole sortit de sa bouche:

-

Vous, qui m'avez servi de père, vous voir ainsi! Ce n'est la faute de personne, mon frère Jean; ne plus vous voir me faisait cent fois plus de mal.

L'aïeule, qui avait un moment quitté la chambre pour pleurer seule avec Dieu, rentra, portant, à l'étonnement

de sa famille, deux flambeaux, qu'elle se hâta d'allumer à la lampe vacillante. Agnès, réveillée à demi, ne voyant pas assez vite l'oncle qu'elle aimait presque à l'égal de son père, et dont elle avait entendu le retour, suivait avec impatience les mouvements donnés aux bougies lentes à s'allumer. La première qui éclaira cette scène lui causa tant de satisfaction, qu'elle cria:

- Bon, en voilà une qui voit! O mon oncle, je vous reconnais; vous vous ressemblez toujours! C'est ma fète; j'ordonne que vous soyez content!

Les sœurs ayant reconnu les voix aimées, descendirent précipitamment pour prendre part aux tristesses et aux consolations de la famille.

Jusque-là Jean n'avait pas encore entendu la douce parole de sa mère; mais Jean avait répondu à son regard profond.

Oui, ma mère, vous deviez être sûre de moi !

Si j'en étais sûre! Je ne sais bien sur la terre que vous deux, mes fils! Salomon a dit une vérité éternelle : «La mère seule connaît son enfant. »

La confiance ainsi rétablie dans le ménage encore une fois complet, on se raconta la détresse d'autant plus urgente, que pas un n'avait de quoi l'épargner à l'autre; il s'ensuivit un silence amer, où l'image de la prison se montra si évidente pour le lendemain, qu'elle rembrunit tous les visages.

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- Ouvrez au roi d'un jour, car le jour va finir; ouvrez ! J'apporte une bonne nouvelle de la part du Sauveur.

On ouvre. Ferdinand Duhein paraît.

- Comment, dit l'aïeule étonnée, c'est Ferdinand qui nous visite, Agnès! Il est roi comme vous êtes reine. Saluez Ferdinand. Il ressemble ainsi tout à fait au grand-père. Est-ce la Sainte Vierge qui nous l'amène?

Les yeux d'Agnès s'ouvrirent encore plus grands, à cette surprise agréable et royale.

-Bonsoir, Agnès, je t'apporte quelque chose. Ne pleure plus.

Ce qu'il apporte, est un papier plié, dont Agnès ne sait que faire.

Jour de grâce! crie l'aïeule après l'avoir approché du flambeau. Mes fils, ma fille, mes petits-enfants, louons Dieu! C'est la quittance entière des loyers. Viens, Ferdinand, tu seras béni durant tous les jours de ta vie, quand tu deviendrais dix fois plus vieux que ton grand-père, et béni dans l'éternité, car c'est toi qui es le bon riche !

- Mais, ma mère, ce n'est pas possible, crie hors d'ellemême la bru suffoquée de bonheur.

- Quand on vous le dit, ma fille! Est-ce que nous n'allons plus croire aux miracles, à présent?

C'était en effet un miracle.

Ferdinand passa de bras en bras, retenant sur sa tête son chapeau d'aïcul qui tournait. Il raconta simplement ce qu'il avait fait, et ce qu'il avait fait était bien.

En rentrant chez lui, le cœur gros d'avoir vu pleurer Agnès, songeant à l'œuf au beurre noir qu'elle n'avait pu manger, son appétit se traînait sans goût sur ce souvenir. Il ne se souciait plus de voir préparer les bonnes choses qui bouillaient dans les marmites, et ne passa point par la cuisine, qui d'ordinaire attirait son hommage. Il vit froidement la table du testin que l'on couvrait dans une salle

dont le parquet rouge était arrosé de sable blanc. Ferdinand n'aida pas une seule maiken ou servante à déplier les nappes damassées dont les grands dessins étaient lustrés comme de la nacre; les verres de cristal taillé et les pots d'argent étincelaient inutilement au buffet; l'enfant poussait et fermait bruyamment les portes doubles rembourrées des belles chambres à tapisseries de haute lisse. Rien ne pouvait dérider le front soucieux de Ferdinand; il voyait toujours la figure pleurante d'Agnès, toujours le mot prison lui revenait en mémoire avec la frêle voix argentine de sa camarade d'innocence; sa canne rampait le long des escaliers, comme si le petit bourgeois eût eu les soixante-seize ans dont il portait le costume. Enfin, tout en colère de n'avoir plus de plaisir, il courut se cacher dans la chambre de son grand-père pour se déshabiller. Le vieillard dormait au fond de son fauteuil, devant un feu splendide qui rôtissait ses jambes; et Ferdinand s'engloutit dans un autre fauteuil, en face de lui, pour attendre son réveil.

Voilà que tout à coup la canne à pomme d'or, qu'il tournait dans ses genoux, glisse jusqu'aux pieds du rentier, qui se réveille, ouvrant de grands yeux pour reconnaitre Ferdinand; et Ferdinand le regarde fixement, la figure embrasée par les reflets d'un feu d'enfer.

- C'est toi, grand-père, dit le vieillard réconforté par cet instant de sommeil.

Ferdinand lui répondit qu'il n'était pas grand-père, et qu'il voulait se déshabiller; ce qui fàcha M. Duhein, par l'idée qu'on avait désobéi à son cher enfant gâté. Ferdinand était la seule chose vivante qu'il aimât.

Les coups de sonnette allaient leur train à la porte de la rue, et le roulement des voitures annonçait le grand nombre des convives pressés d'entrer dans cette espèce de palais d'abondance, car Ferdinand avait usé largement de sa puissance royale pour approvisionner le festin.

Ce tintamarre de fête fit lever M. Duhein, en l'avertissant que l'heure du repas était venue. Alors Ferdinand s'attacha aux basques de son habit, répéta résolument qu'il voulait se déshabiller, puisque le père d'Agnès allait aller en prison.

Comment, tu veux faire manquer le banquet, Ferdinand, et pour un homme qui me doit deux termes! - J'ordonne de les payer avec votre argent, et je suis le maître, cria le jeune aïeul.

Veux-tu bien te taire, petit pendard, dit tout bas l'avare en gagnant le corridor, tu aurais le cœur de me ruiner le jour de ta fête, toi? Viens donc voir ce que tu me coûtes, enfant prodigue! Sais-tu qu'il faut bien des loyers pour faire rôtir toutes les poulardes et les tas de vivres que l'on t'a laissé commander!

En ce moment les parents et les amis appelèrent d'en bas: Voulez-vous donc laisser refroidir le festin des Innocents?

M. Duhein profita de la sommation pour saisir la rampe de l'escalier, croyant se soustraire à ce qu'il jugeait un léger caprice de Ferdinand; mais il n'en était pas quilte.

En entrant au banquet, Ferdinand, rouge de volonté, ne répondit rien aux accolades respectueuses dont il fut salué. Il mit ses deux coudes sur la table, refusant de manger, et prononça enfin ces paroles terribles pour un aïeul: Je ne veux plus être mon grand-père.

Les convives furent déconcertés, et les parents bien davantage; servantes et valets demandaient en vain à l'Innocent: Monsieur, voulez-vous boire? Monsieur, voulezvous du chevreuil, du saumon, des ortolans? Ferdinand restait immobile, et les autres mangeaient d'autant plus

qu'ils éprouvaient l'embarras de parler, car chacun était intrigué de ce que voulait dire l'enfant, et regardait son voisin avec des yeux ébahis. M. Duhein seul regardait au fond de son assiette. La honte paralysait son estomac.

Au milieu de ce silence et de cette gêne insupportables pour tous, l'enfant, frappant des deux poings sur la table, prononça tout à coup d'une voix éclatante:

- J'ordonne que le père d'Agnès n'aille pas en prison! S'il va en prison, j'ôte mes habits, et je ne suis plus Innocent.

Le vrai grand-père but un verre de vin pour ne pas s'évanouir; toute la table fut consternée.

-Allons, du papier, poursuivit en pleurant le petit monarque. Une plume, de l'encre; écrivez vite, grandpère, la quittance du maître peintre,

-Eh bien, mon père, dirent les grands fils, et la mère, et la tante, il faut faire sa volonté; c'est un grand jour.

-Songez-vous, répondit le vieillard en pâlissant, songezvous que cet honnête homme me doit deux termes, et que cela fait 200 livres! Plus 20 patars pour le droit de nicher une Vierge au-dessus de la porte, ce qui creuse le mur. -Deux termes! répétèrent les invités en élevant leurs mains.

-Sinon, le ferais-je saisir, reprit M. Duhein, humain comme je le suis?

- Il faut considérer, mon père, hasarda l'un des fils, que M. Aldenhoff a toujours bien payé jusqu'ici; que la diselte de l'hiver dernier lui a coûté beaucoup pour contenir les pauvres, qui l'appellent leur père. Ils vous auraient pillé peut-être sans les secours et les bons conseils du voisin qui les administre fort sagement,

- Qu'il s'administre lui-même, puisqu'il se met au rang des pauvres. Belle profession, ma foi! n'est-ce pas abominable?

-Considérez encore, cher père, que le peintre augmente la valeur de votre maison en la lustrant d'une couleur verte tout à fait agréable et qui la préserve du dommage de la pluie; de plus, il ne se passe pas une fête que la Madone ne soit éclairée de nuit comme de jour, et ornée de fleurs ou de feuillages, même en hiver, vous n'avez qu'à voir par la fenêtre. Les paysans et les citadins mêlent votre nom à tous ces soins délicats; ils rejaillissent sur le propriétaire, et vous ne les payez pas, Enfin, père, il soutient sa mère, une sainte femme; il a élevé son frère au bien, et il a quatre enfants dont il répond à Dieu!

Eh parblen, j'en ai cinq, moi, repartit M. Duhein en les regardant tous; et je paye à la ville ce qu'ils me Coûtent; c'est énorme! énorme!

Ferdinand pleura plus fort et tordit ses manchettes. - Eh bien, quittance! quittance! grand-père, résumèrent toutes les voix ensemble.

- Quand on saura cette violation de nos usages, tous les autres locataires aussi viendront me demander quitLance.

- Non, mon père, on ne le croira pas! dit un de ses fils pour le consoler.

-Non, monsieur Duhein, personne ne le croira! appuyèrent obligeamment les convives.

-Ah! vous ne connaissez pas ces scélérats de pauvres. Mais vous avez raison de dire que c'est un grand jour, gémit l'avare, après avoir écrit et signé enlin, comme S'il laissait tomber dix ans de sa vie sur le papier :

-Ouf! par saint Nicolas, mon patron, quel tyran je me suis donné là pour associé!

Ferdinand ne perdit pas la tête : il sortit; la quittance ea main, criant: - Je vais revenir danser!

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Du côté pauvre de la rue, la grand'mère avait dit: Maintenant, mes enfants, louons Dieu! nous dînerons cette fois à l'heure où dîne le riche, et nous le bénirons, grâce à l'énergie du loyal enfant qui vient de faire un homme humain d'un avare, Nous nerons chaudement, en paix, sans craindre les huissiers ni la geôle: allons! Et l'on suivit cette mère dont le front rayonnait. Néanmoins, chacun se demandait en soi-même avec quoi dînerons-nous, puisque le pain et le feu manquent dans la maison? Cependant on allait, parce que la confiance environnait l'aïeule, et que deux bougies allumées étaient de bon augure. L'oncle Jean portait Agnès comme en triomphe dans ses bras, et voilà que la chambre Rouge, fermée à clef durant le jour, s'ouvrit toute grande; le feu pétillait clair et gai dans la cheminée; sept couverts animaient la table; le vin blanc et le vin rosé brillaient dans trois flacons effilés que l'on appelle, en Flandre, des religieuses; un cochon de lait fumait encore au milieu des salades fleuries, avec d'autres mets choisis pour les enfants; et Just fit un entrechat!

Agnès, déposée au haut bout de la table, à côté de sa grand'mère, et apprise par elle, répéta de sa voix frêle : O mon père, ô ma mère, à tous! je vous bénis... Puis-je bénir Ferdinand? dit-elle en s'interrompant avec gravité.

Oui, oui, oui, répondit-on de chaque place vive Ferdinand! et vive l'innocence!

Il est facile de deviner que l'oncle Jean était l'ordonnateur du festin, des lumières et du grand feu roulant, car il riait en serrant la main de son frère attendri.

Les pommes d'api des pauvres furent trouvées délicieuses. Mais, en se réjouissant de ce festin providentiel, il restait à savoir comment il était entré dans la maison, le matin même encore dénuée de tout, même de feu et d'espérance. Père, mère, enfants, furent émerveillés d'entendre le récit qu'en fit Just, coloré de la gloire d'avoir contribué à l'événement phénoménal.

S'il est permis de reprendre haleine un moment, c'est ici, tandis que la joie est rentrée dans les cœurs simples et généreux, sous le toit du fier et loyal artisan; c'est après que nous avons vu l'avarice même, cette passion hideuse et dure, céder à l'ascendant irrésistible de la charité. On

ne peut se recueillir devant un spectacle plus sérieux et plus doux; on ne peut retourner vers une époque plus regrettable que celle où l'on fêtait avec amour le charme divin de la vieillesse et de l'enfance. Dans les temps de respect pour les longues années de vertus, quelles femmes avaient peur de vieillir? pas une. Toutes se réfugiaient avec bonheur dans la reconnaissance de leurs enfants et de leurs petits-enfants; toutes entrevoyaient avec une foi religieuse la couronne suspendue sur leur vieillesse la plus courbéc. Non! ces mères n'avaient pas peur de de

venir moins belles, sûres qu'elles étaient de s'abriter et de s'éteindre dans les bras de leurs enfants pieux.

Qu'il soit salué des mères, le grand peintre (1) de mœurs, plus modernes, plus ornées, dans nos jours de civilisation et dè luxe, mais qui garde au cœur, comme une goutte d'eau vive, le germe natif du saint amour. Qu'il soit loué pour avoir dit : « La femme, que nul homme ne peut voir sans penser à l'enfance; la femme, quel que soit son âge, m'inspire le respect; jeune, c'est ma sœur; vieille, c'est ma mère ! »

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Le Festin des Innocents, d'après le tableau de Jacques Jordaëns (Musée du Louvre). Retournons un moment vers la maison bruyante, au perron doré, d'où s'élançaient tout à l'heure les sons d'une musique si aiguë.

Ferdinand, après avoir dansé comme un perdu, dormit jusqu'au matin du sommeil du juste.

Mlle Rodolphine Jonkey, ayant erré tout le jour dans un carrosse, ensevelie et ennuyée au fond de ses fourrures, ignorant encore l'art de porter des mouches au visage, souffrit beaucoup pour enlever les siennes; sa peau délicate fut très-endommagée; elle pleura de dépit en se couchant.

Agnès, le teint rose comme ses pommes d'api, veilla parmi les grands jusqu'à minuit sur les genoux de son oncle Jean, partageant tout avec Just, qui aimait tout.

L'enfant du carrossier, dans le couvent en ruines, le pauvre petit Amé fut aussi très-heureux; mais, comme il

avait le plus souffert, il eut le vrai bonheur des anges, et fut le seul couronné. Après de légères convulsions, vers le soir, on n'entendit plus son doux cri monotone : « J'ordonne que je voie ma mère!» Il fut trouvé silencieux dans le grand lit de cette mère absente, le sourire sur ses traits, immobile et calme, tenant encore à deux bras, serrée contre lui, la cage qui avait apaisé son fiévreux caprice. Le premier vœu de l'enfance malade s'était réalisé sans effort; en rêvant qu'il avait pris les ailes de l'oiseau, il s'en était allé revoir sa mère.

Ainsi s'accomplit dans cette rue de Flandre la volonté des Innocents.

MARCELINE DESBORDES-VALMORE.

FIN.

(1) M. de Balzac, collaborateur du Musie des Familles.

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