laissé aux jeunes religieux d'illustres monuments de son talent. Le livre des Collectes, le Graduel et l'Antiphonier furent écrits de sa propre main dans le couvent même. Son neveu Radulphe copia l'Eptateuque, ainsi que le Missel, dans lequel on chante journellement la messe au couvent. Son compagnon Hugues fit une copie de l'Exposition sur Ezéchiel, du Décalogue et de la première partie des livres moraux. Le prêtre Roger est celui auquel on doit une copie de la troisième partie des livres moraux, des Paralipomènes, et des livres de Salomon. « Ce fut de cette école que sortirent plusieurs excellents copistes 1, tels que Bérenger, qui depuis, devint archevêque de Venosa, Goscelin et Radulphe, Bernard, Turquetil, Richard et plusieurs autres, qui remplirent la bibliothèque de Saint-Evroul des traités de Jérôme et d'Augustin, d'Ambroise et d'Isidore, d'Eusèbe et d'Orose, et de divers docteurs; leurs bons exemples aussi encouragèrent les jeunes gens à les imiter dans un pareil travail. L'homme de Dieu, Théoderic, leur donnait des instructions, et les avertissait souvent d'éviter entièrement l'oisiveté de l'esprit, qui a coutume de nuire beaucoup au corps ainsi qu'à l'âme. Il avait l'habitude de leur parler en ces termes : «Un certain frère demeurait dans un monastère; il était coupable de beaucoup d'infractions aux règles monastiques; mais il était écrivain, il s'appliqua à l'Écriture, et il copia volontairement un volume considérable de la divine loi. Après sa mort, Les calligraphes français ont rarement mis leurs noms à leurs ouvrages. Les copistes du célèbre Codex Evangeliorum, qui était jadis à SaintDenis, étaient deux religieux du neuvième siècle nommés Beringar et Luithard; et le calligraphe du Codex bibl. qui fut présente à Charlemagne, lors de son séjour à Pavie, s'appelait Ingobert. son âme fut conduite pour être examinée devant le tribunal du juge équitable. Comme les mauvais esprits portaient contre elle de vives accusations, et faisaient l'exposé de ses péchés innombrables, de saints anges, de leur côté, présentaient le livre que le frère avait copié dans la maison de Dieu, et comptaient, lettre par lettre, l'énorme volume, pour les compenser par autant de péchés. Enfin une seule lettre en dépassa le nombre, et tous les efforts des démons ne purent lui opposer aucum péché. C'est pourquoi la clémence du juge suprême pardonna au frère, ordonna à-son âme de retourner à son corps, et lui accorda avec bonté le temps de corriger sa vie 1. » Dans la plupart des couvents, la règle ordonnait la transcription des livres, mais il ne faut pas s'y tromper : la règle des couvents, comme toutes les lois en général, indique ce qui devait se faire, et non pas ce qui se faisait; la prescription dont nous venons de parler n'était guère mieux observée que les vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance dans les ordres religieux, qui eurent si souvent besoin d'être réformés. Il y avait quelques monastères où l'on n'était admis qu'en faisant cadeau à la bibliothèque d'une ou de plusieurs copies d'ouvrages sacrés ou profanes. Le collage des manuscrits, c'est-à-dire l'assemblage des feuillets dont se composait le volume fut, suivant Photius, inventé par un certain Phillatius, auquel les Athéniens reconnaissants érigèrent une statue. Chez les Romains, cette opération était souvent pratiquée soit par des apprentis copistes, soit par des esclaves ou des affran Histoire de Normandie, liv. 1, collection Guizot, tome xxvi, p. 44-45. chis, dont c'était la profession spéciale, et qui portaient le titre de glutinatores, que l'on retrouve dans quelques inscriptions tumulaires. Telle est celle qui a été découverte à Naples, et qui fait mention de M. Annius Stichius, colleur de l'empereur Tibère. Tandis que, chez les Romains, les esclaves copistes étaient à la fois relieurs, colleurs, etc., les religieux, au moins dans quelques couvents, se partageaient le travail. «Que l'un, dit Trithème, abbé de Spanheim au quinzième siècle, que l'un corrige le livre que l'autre a écrit, qu'un troisième fasse les ornements à l'encre rouge; que celui-ci se charge de la ponctuation, un autre des peintures ; que celui-là colle les feuilles et relie les livres avec des tablettes de bois. Vous, préparez ces tablettes; vous, apprêtez le cuir; vous, les lames de métal qui doivent orner la reliure. Que l'un de vous taille les feuilles de parchemin, qu'un autre les polisse; qu'un troisième y trace. au crayon, les lignes qui doivent guider l'écrivain; enfin qu'un autre prépare l'encre et un autre les plumes. » Les ornements et les enluminures dans les manuscrits ne se présentent guère avant le sixième siècle, bien que les Bénédictins en fassent, avec raison, remonter l'usage beaucoup plus haut. Les lettres ornées employées pour les titres des ouvrages et des divisions principales, pour les initiales des chapitres, recurent les formes les plus bizarres et les plus variées. Elles représentaient tantôt des hommes grotesques avec des difformités monstrueuses; tantôt des animaux, des plantes, des fruits. Elles occupaient quelquefois une page entière. Mais ce travail était Il en est question dans le vers suivant de Tibulle Indicet ut nomen littera picta tuum. confié en général à d'autres mains qu'à celles du copiste. « Les manuscrits d'ouvrages sacrés ou profanes se surchargeaient, presque à chaque page, d'ornements gothiques, vignettes, armoiries, dessins coloriés, initiales en or. Les marges se remplissaient de peintures, à tel point qu'on disait que les écrivains étaient devenus des peintres, hodie scriptores non sunt scriptores, sed pictores. Tracer ou peindre ces figures marginales s'appelait babuinare. Ce luxe, porté plus loin en Italic qu'ailleurs, se répandit beaucoup en France; témoin entre autres deux manuscrits du Saint-Graal, dont l'un présente cent vingtcinq miniatures dorées, et l'autre cent vingt-sept, outre les capitales ornées d'armoiries qui se rencontrent dans tous deux. Tels sont aussi les quatre Évangiles en lettres d'or, qui furent achevés en moins d'une année, de 1215 à 4214, à l'abbaye de Haut-Villers, sous l'abbé Pierre Guy; l'exemplaire de la Bible exécuté, vers 1239, à l'abbaye du Pare, et qui a servi depuis aux Pères du concile de Trente; enfin le Passionnaire, ou recueil de cent trente vies de saints, écrit à Haut-Villers en 4282, sous l'abbé Thomas de Moremont, et qui se termine par une défense de l'aliéner. Quelques réclamations s'élevèrent contre cette magnificence: les dominicains défendirent aux copistes de leur ordre de faire des livres dorés, et leur ordonnèrent de s'appliquer plutôt à former des caractères plus lisibles. « Ces ornements avaient élevé le prix des livres à un taux excessif, dont il nous est dificile, vu les variations du système monétaire, de concevoir une idée précise. Nous croyons toutefois que chaque miniature des mannscrits de Saint-Graal coûtait deux florins, qu'on payait quatre-vingt livres une copie de la Bible, et deux cents florins un Missel orné. En général, nous pourrions dire que le prix moyen d'un volume in-folio d'alors équivalait à celui des choses qui coûteraient aujourd'hui quatre ou cinq cents francs 1. >>> Voici quelques articles extraits des comptes de dépenses de la maison de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne. Ils peuvent servir à compléter ce qui vient d'être dit sur le prix que coûtaient les enluminures : «1573. (Amiot Arnaut) Belin, enlumineur à Dijon, escript et enlumine un sept seaumes, pour la duchesse, pour 3 fr. (environ 28 fr. 45 cent.). 1377. Le duc paye à maistre Robert, faiseur de cadrans à Paris 4 fr. (environ 36 fr. 45 cent.) pour un almanach qu'il avoit fait pour li, pour ceste année, commençant le 4 janvier. « 1382. Le duc paye à Henriot Garnier Breton 72 fr. (511 fr. 30 cent.) pour ung livre appelé les Chroniques des rois de France. » Longtemps après l'invention de l'imprimerie, les gens riches faisaient encore exécuter à grands frais de maguifiques manuscrits ornés de miniatures. Ainsi, le duc de Guise, avant de partir pour Rome, avait commandé un livre d'heures à Louis Duguernier, qui y représenta les plus jolies femmes de la cour sous la figure d'autant de saintes. Bussy s'était fait faire un calendrier dont les portraits étaient, dit-on, exécutés par Petitot. Le Dialogue de l'Amour et de l'Amitié, par Perrault, plut tellement à Fouquet, qu'il le fit transcrire sur vélin et orner de dorures et de peintures. 'Histoire littéraire de la France, tome xvI, p. 39. |