Obrazy na stronie
PDF
ePub

un métier auquel les honnêtes femmes comme vous sont fort habiles; mais lui défendre d'être poli pour une ancienne amie serait de trop mauvais goût pour que je vous en croie capable, surtout vis-à-vis de moi qui ai gardé jusqu'à présent le secret d'une liaison aussi charmante que la vôtre; dites-lui qu'il me vienne voir, etc... »

Au souvenir de cette lettre, Félicie reprenait toute sa colère, tout son désespoir, tout son mépris pour George; elle ne tremblait plus pour lui; elle craignait même de n'avoir pas humilié assez cet orgueil débauché qu'elle avait laissé approcher d'elle; elle pensait n'avoir pas assez fait sentir son mépris pour la lâcheté de cet homme, qui sans doute avait raconté en termes formels cette intelligence ineffable de deux âmes, et qui avait donné un nom sur la terre à un amour demeuré jusque-là dans le ciel. Et c'est alors que Félicie souffrait le plus; car c'était alors qu'elle se disait qu'elle ne pouvait plus aimer George, et c'était là son plus puissant désespoir. Ce fut ainsi qu'elle passa cette soirée, qu'elle abrégea sous prétexte d'indisposition; et vers onze heures, deux heures après le départ de George, elle rentrait chez elle.

Comme elle montait l'escalier, elle entendit une espèce de discussion à l'étage supérieur, et reconnut la voix d'un de ses domestiques disant avec impatience :

[ocr errors][merged small]
[ocr errors]

il se passa en ce moment en elle une de ces sensations pareilles à celles qu'occasionnent une lourde chute ou un coup violent frappé à la tête. C'était une douleur confuse qui tenait du vertige. Ses idées tournaient autour d'elle, comme autour de l'homme tombent les objets qu'il n'aperçoit qu'à peine, qu'il croit à la portée de sa main, et auxquels il cherche à s'accrocher sans pouvoir les atteindre. Elle fut arrachée à cette atonie douloureuse par la voix de sa femme de chambre qui passait dans l'antichambre en disant au domestique :

[blocks in formation]

Au fait, dit la femme de chambre, il y a de quoi renverser d'apprendre une nouvelle comme ça. Un si beau jeune homme! il est vrai qu'il n'a pas une bien bonne réputation.

Et en parlant ainsi, elle déshabilla sa maîtresse; et

Qu'y a-t-il? dit M. de Norbert qui était monté rapi- Félicie, ressaisissant quelques pensées, commençait à se

dement au bruit de cette discussion.

[ocr errors][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small]

Pas encore, mais elle ne peut plus parler; elle est sans connaissance.

Mais c'est incompréhensible, reprit M. de Norbert; entrez, mademoiselle, et tâchez d'être plus calme.

En disant cela, M. de Norbert entra dans son appartement en ordonnant au domestique de l'éclairer jusque dans son cabinet, où la femme de chambre le suivit. Quant à Félicie, elle était restée immobile, sans force, sans intelligence précise de ce qu'elle venait d'entendre. Son mari avait pensé, sans doute, qu'elle allait entrer dans son appartement, ou plutôt, dans la surprise que lui causait une telle révélation, il avait oublié de s'occuper d'elle. Le domestique lui-même avait suivi son maitre sans regarder si sa maîtresse le suivait. Elle était donc restée dans l'obscurité. Elle me l'a cent fois conté :

rendre compte de l'affreuse nouvelle qu'elle venait d'apprendre, lorsque la femme de chambre reprit tout à coup:

Ce qu'il y a de drôle, madame, c'est que le domestique m'a dit que cette femme, qui est maintenant dans le cabinet de monsieur, est la même qui est venue ce matin apporter la lettre que j'ai remise à madame.

Cette nouvelle, qui n'avait rien de bien surprenant pour Félicie elle-même, sembla la frapper d'une clarté soudaine. Elle rallia pour ainsi dire à un point commun toutes les pensées éparses qui allaient et venaient dans sa tête. Et il en résulta ce raisonnement qui se formula tout d'un coup depuis son principe jusqu'à sa dernière conséquence.

George a abandonné Florise pour moi; elle a voulu se venger de son abandon, elle m'a écrit pour m'outrager; c'est lui que j'en ai rendu responsable; il a voulu la punir de cette infamie, et égaré par sa douleur et sa rage, il l'a tuée pour moi.

Ce raisonnement, comme je vous l'ai dit, traversa sa tête, lumineux et rapide comme un éclair, et elle en fut si persuadée qu'elle s'écria involontairement :

[blocks in formation]

Quoi donc ? fit la femme de chambre.

Madame de Norbert, incapable de cacher son trouble, allait peut-être laisser échapper quelques paroles imprudentes, lorsque son mari parut. Il s'approcha d'elle, fort ému lui-même, et lui dit :

Il me semble impossible de douter de la réalité de ce crime. Il paraîtrait que M. de Labardès, après une violente querelle avec Florise, l'aurait précipitée par la fenêtre, car la servante est entrée dans la chambre presque aussitôt que M. de Labardès en a été sorti ; elle a

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small]

- L'arrêter! répéta Mme de Norbert en elle-même, en tombant sur une chaise; et sa pensée, partant de ce nouveau mot, en suivit encore les conséquences nécessaires, et elle arriva pour conclusion à l'échafaud où George expierait le crime de l'avoir aimé.

Voilà ce que fut un moment pour Félicie l'histoire de cet amour qui n'avait pas été pour ainsi dire, et qui cependant avait déjà fait une victime, et qui allait en sacrifier deux autres.

Si ceux qui ont passé par de telles angoisses, ont peine à retrouver plus tard les pensées qui les ont dominés, les raisons qui les ont fait agir, il m'est sans doute bien impossible de vous dire tout ce qui s'agita dans le cœur de Félicie, dans la minute qui s'écoula entre la sortie de M. de Norbert et celle de sa femme; car Félicie avait quitté sa maison une minute après son mari, et dix minutes après elle frappait à la porte cochère de l'hôtel de M. de Labardès père, où demeurait George.

Lorsque Félicie frappa à la porte de M. de Labardès, elle n'avait encore vu qu'un sens de l'action inouïe qu'elle faisait. Elle avait supposé que George s'était rendu coupable pour elle, et en retour elle lui apportait le salut, ou du moins un avertissement qui devait le faire échapper au châtiment en déterminant sa fuite. Elle demanda donc M. George de Labardès; le concierge lui indiqua une des ailes de l'hôtel, et elle y entra, toujours dominée par la même pensée. Mais lorsqu'elle s'adressa au valet de chambre, et que celui-ci lui demanda son nom, elle fut tout à coup éveillée de sa préoccupation; car la réponse directe à une pareille question eût dit que Mme de Norbert venait au milieu de la nuit chez M. de Labardès.

(La suite au prochain numéro.)

FRÉDÉRIC SOULIÉ.

LE CABINET DE L'EMPEREUR.
04

Le sentiment de haine qui animait l'Angleterre contre la France, cette persévérance à lui susciter partout des ennemis et des embarras, cette politique qui, comme le disait le grand Frédéric, consiste à frapper à toutes les portes, une bourse à la main, ne laissaient pas à l'empereur un seul moment de repos. Mais son activité croissait en raison des obstacles; quant à moi, mes forces ne répondaient pas à mon zèle.

Lorsque la nécessité de terminer une affaire qu'il jugcait arrivée à sa maturité, ou de fixer ses idées sur les éléments d'un projet nouveau ou l'expédition instantanée d'un courrier, l'obligeait à se lever pendant la nuit, l'empereur me faisait éveiller. Je le trouvais vêtu de sa robe de chambre blanche, avec un madras sur la tête, se promenant dans son cabinet, les mains croisées derrière le dos, ou puisant dans sa tabatière, moins par goût que par préoccupation, car il ne respirait que l'odeur du tabac, et ses mouchoirs de batiste blanche n'en étaient point salis. Ses idées se développaient sous sa dictée avec une abondance et une netteté qui faisaient voir que son attention était fortement attachée à l'objet de son travail ; elles sortaient de sa tête comme Minerve sortit tout armée du cerveau de Jupiter.

Lorsque le travail était terminé, et quelquefois au milieu du travail, il faisait venir des glaces ou des sorbets. It me demandait ce que je préférais, et sa sollicitude allait jusqu'à me conseiller ce qu'il jugeait devoir être plus favorable à ma santé. Après quoi il allait se recoucher, ne fût-ce que pour une heure, et il reprenait son sommeil comme s'il n'eût pas été interrompu. On n'apportait pas le soir dans son appartement des en cas d'aliments substantiels, selon l'usage de la cour avant la révolution. L'empereur n'avait pas hérité de l'énorme appétit des princes de l'ancienne maison régnante. Mais un officier de la bouche couchait près de l'office pour servir les rafraîchissements qu'il pouvait demander, et qui étaient préparés d'avance.

Quand l'empereur se levait la nuit sans but déterminé, mais pour occuper ses heures d'insomnie, il défendait qu'on m'éveillât avant sept heures du matin. Je trouvais alors mon bureau couvert de rapports et de papiers annotés de sa main. Lorsqu'il revenait de son lever qui avait lieu à neuf heures, il trouvait, en rentrant dans son cabinet, ses réponses et ses décisions formulées et prêtes à être expédiées.

Il y avait sur son bureau des états de situation des armées de terre et de mer, couverts en maroquin rouge, fournis par les ministres de ces départements. Ces états, dont ils avaient donné le plan, étaient renouvelés le 1er de chaque mois. Ils étaient divisés en colonnes indiquant le numéro des régiments d'infanterie et de cavalerie, le nom des colonels, le nombre d'hommes composant chaque bataillon, escadron et compagnie, les départements où ils se recrutaient et les quantités d'hommes qu'ils recevaient par les conscriptions, les lieux où le régiment se trouvait réuni ou détaché, l'emplacement et la force des dépôts, l'état de leur personnel et de leur matériel.

Si des régiments de marche étaient formés, leur com→

position, leur destination, les dates de leur départ et de leur arrivée étaient mentionnées dans ces états. Les régiments de marche formés par des conscrits, des dépôts, étaient envoyés aux bataillons ou escadrons de guerre, quand ils étaient en nombre suffisant pour composer une compagnie, un bataillon ou un escadron. Arrivés à la frontière, ces différents détachements étaient réunis en brigades ou en divisions commandées par des généraux, et pourvues d'artillerie. Le commandement des détachements organisés, comme s'ils devaient être permanents et envoyés à des distances souvent éloignées, était donné à des officiers qui allaient remplacer d'autres officiers. Arrivés à leur destination, ces corps étaient dissous. Les officiers et les hommes étaient distribués dans les régiments dont ils portaient le numéro. Les corps du génie et de l'artillerie, les batteries de canon avaient aussi leur place dans cet état de situation, qui étaient tenus avec d'autant plus de soin, que l'empereur avait de fréquentes occasions d'en vérifier l'exactitude. S'il rencontrait des hommes isolés ou en peloton, il savait, à l'inspection du numéro, sur quel point ils devaient se diriger, et les lieux où étaient leurs étapes.

tude de la médecine, en défendait l'utilité avec une force de raisonnement qui arrêtait souvent le sarcasme sur les lèvres de son interlocuteur.

L'empereur condamnait le raffinement du luxe et l'inutilité des minutieux attirails de toilette; mais il était recherché dans ses soins de propreté. Il se baignait souvent: chaque matin, il brossait lui-même ses bras et sa large poitrine, sur l'embonpoint de laquelle il aimait à plaisanter. Son valet de chambre achevait de lui frotter très-rudement le dos ou les épaules. Il se faisait autrefois raser; mais depuis très-longtemps, vers 1805, après qu'il eut changé de valet de chambre, il se rasait lui-même, à l'aide d'un miroir qui était tenu devant lui, et en exposant alternativement au jour une joue, puis l'autre. Ensuite il se lavait à grande eau dans un bassin d'argent, qu'à voir ses dimensions on aurait pu prendre pour une petite cuve. Une éponge imbibée d'eau de Cologne était passée dans ses cheveux; le reste du flacon était versé sur ses épaules. Ses gilets de flanelle, ses vestes et culottes de casimir blanc, ses bas de soie étaient renouvelés le même jour. Il ne cessait de porter ses habits d'uniforme verts ou bleus, les seuls qu'il portât, que lorsqu'on l'avertissait que les traces de l'usage s'y laissaient apercevoir. Le budget de sa toilette avait d'abord été porté à soixante mille francs; il l'avait réduit à vingt mille francs, tout compris. Il disait qu'avec un revenu de douze cents francs et un cheval, il n'aurait besoin de rien de plus. Il se reportait quelquefois au temps où il était lieutenant d'artil

Les colonnes des états de situation de la marine présentaient les noms des vaisseaux de guerre de tout rang et des officiers qui les commandaient, le nombre des bâtiments qui étaient stationnés dans chaque port ou qui se trouvaient en mer, la composition et la force des équipages, les noms des départements soumis à l'inscription, des bâtiments qui étaient sur les chantiers, et à quellerie; il aimait à parler de l'ordre qu'il mettait dans ses

degré d'avancement était parvenue leur construction, évaluée en vingt-quatrièmes.

C'était toujours avec une singulière satisfaction que l'empereur recevait ces états de situation. Il les parcourait avec délices, et disait qu'aucun ouvrage de science et de littérature ne lui faisait autant de plaisir. Son étonnante mémoire s'emparait de tous ces détails; ils y restaient gravés, de sorte qu'il savait aussi bien, et même mieux que les bureaux du mouvement des ministres de la guerre et de la marine, et que les états-majors euxinêmes, quels étaient le personnel et le matériel des corps. L'orthographe et la prononciation des noms lui étaient moins familiers; il ne les retenait jamais correctement. Mais si les noms propres lui échappaient, leur mention suffisait pour lui représenter vivement l'image de l'individu ou de la localité qui le portait.

Quand il avait vu une fois un homme ou une localité, il n'oubliait plus ni l'un ni l'autre, et ce qui s'y rapportait ne s'effaçait plus de son esprit. Il savait par cœur l'Aide-Mémoire de Gassendi, et connaissait parfaitement l'usage et l'application des innombrables pièces de détail de l'arme de l'artillerie.

Assez habituellement je portais à l'empereur les journaux du matin, et pendant qu'il achevait sa toilette, je lui lisais les articles qu'il m'indiquait ou ceux que je croyais susceptibles d'attirer son attention. Ils donnaient presque toujours lieu à quelques observations de sa part. Son premier médecin Corvisart, ou son chirurgien ordinaire Yvan, assistaient quelquefois à sa toilette. L'empereur aimait à provoquer Corvisart sur la médecine ; c'était toujours par un assaut de saillies et de propos piquants contre les médecins. Corvisart, en convenant de l'incerti

dépenses et des expériences économiques qu'il tentait pour ne pas faire de dettes, quand le triomphe du parti anglais en Corse le privait de toute ressource de ce côté, et qu'il avait à sa charge son frère Louis, qu'il élevait et entretenait avec le produit de sa solde. Il se plaignait des exemples de luxe que ses aides de camp et ses principaux officiers donnaient aux officiers de grades plus modestes qu'il attachait à sa personne. Cependant il aimait à être entouré d'éclat et d'une espèce de faste. Il disait à ceux auxquels il prodiguait l'argent :

« Dans votre vie intérieure, soyez économes et même parcimonieux, en public soyez magnifiques. » Il s'appliquait à lui-même ce conseil. Personne n'était plus modeste dans son habillement, moins recherché dans ses repas et dans tout ce qui lui était personnel. Il me disait un jour que quand il était très-jeune officier, il avait été quelquefois à Versailles dans ce qu'on appelait les voitures de la cour, qui étaient des espèces de coches à bon marché, très-confortables, ajoutait-il, et dans lesquelles il était en fort bonne compagnie. Seulement, ce n'était pas une manière expéditive de voyager, car ces voitures restaient cinq heures en route.

L'administration de la maison impériale était réglée avec le même ordre que celle de l'État. Elle était divisée en autant de services qu'il y avait d'officiers civils de la couronne. Le budget des dépenses était arrêté chaque année. L'empereur présidait annuellement, et quelquefois plus souvent, le conseil de sa maison, dans lequel il passait en revue les divers articles de dépenses, et trouvait des ressources dans des recettes inaperçues ou négligées. Il accordait des éloges aux chefs de service qui avaient économisé sur leur budget, non qu'il préchât la

parcimonie; mais il ne souffrait ni gaspillage ni laisser-aller.

Il était parfaitement secondé par le général Duroc, chargé, comme grand maréchal du palais, du service le plus difficile, de celui où les dépenses étaient minutieuses, variables, et pouvaient donner lieu à plus d'abus, et par les grands officiers des autres services. Ces divers services étaient administrés par de principaux employés, qui y portaient une scrupuleuse régularité.

Les revenus de la liste civile impériale, composés de vingt-cinq millions versés annuellement par le trésor public, et des produits des domaines de la couronne, montaient de trente à trente et un millions. Les dépenses les plus fortes étaient celles des bâtiments des mobiliers de la couronne, celles des budgets du grand écuyer, du grand maréchal, du grand chambellan, de la maison militaire. Les bâtiments absorbaient environ trois millions par an, et le mobilier un million huit cent mille francs. Le service du grand écuyer coûtait quatre millions année commune; celui du grand maréchal environ trois millions.

Dans le budget du grand chambellan, les traitements des dames du palais, des chambellans, les dépenses des bureaux, des bibliothèques, des cartes, des huissiers, les gages coûtaient près de douze cent mille francs; la musique de la chapelle, celle des appartements et des théâtres coûtaient à peu près neuf cent mille francs; la toilette de l'empereur, vingt mille francs; les frais de toilette et de garde-robe et la cassette de l'impératrice, sept cent mille francs. Les économies annuelles qui étaient faites sur la liste civile se montaient de treize à quatorze millions. Ainsi l'esprit d'ordre et la bonne administration qui régnaient dans les dépenses de sa maison, avaient permis à l'empereur de tenir une cour qui ne le cédait en magnificence à aucune autre, et d'amasser un trésor de plus de cent millions, dont une partie d'or et d'argent était enfermée sous trois clefs dans les caves des Tuileries. Le baron DE Menneval.

UN JURÉ.

I

Les douze jurés qui devaient prononcer sur le sort de George Waugham, accusé d'assassinat, étaient restés déjà dix heures dans la salle de leurs délibérations. Le public impatient ne pouvait comprendre le motif de ce long retard: l'affaire Waugham était en effet fort simple, et les charges résultant des débats avaient semblé si accablantes à tous les spectateurs, que pas un d'eux ne pensait qu'il fallût plus de cinq minutes au jury pour rapporter le verdict de condamnation unanime.

Je vais vous donner un aperçu de cette cause. Le nommé Francis Plett, riche brasseur d'un faubourg de Londres, fut trouvé, le 11 juillet dernier, frappé de trois coups de couteau, dans le fossé d'un chemin de traverse, à deux petites lieues de la ville. L'inspection de ses blessures fit connaître qu'il avait été assassiné pendant la nuit. On ramassa le couteau, et il fut reconnu pour être celui de George Waugham, fermier des environs. Les magistrats instructeurs se transportèrent chez lui, et trouvèrent une veste tachée de sang: il fut établi que c'était celle qu'il portait la veille, et avec laquelle il était rentré à deux heures du matin, précisément par la route

où Plett avait été poignardé. On découvrit même, dans la poche de cette veste, le mouchoir qui servait à la victime le jour de l'assassinat.

Pour combattre toutes ces preuves, George Waugham s'était borné à alléguer, qu'après avoir soupé dans la taverne du Cygne Blanc, il avait oublié par mégarde son couteau sur la table; le sang remarqué sur sa veste provenait, à son dire, d'un saignement de nez qui l'aurait surpris au milieu du chemin. Quant au mouchoir, il déclarait l'avoir trouvé sur la partie de la route que Plett avait traversée avant de recevoir le coup mortel.

On sent bien que de pareilles allégations, qui n'étaient fortifiées d'aucun commencement de preuves, ne pouvaient pas détruire les charges directes et positives de l'accusation, d'autant mieux que Waugham était un homme mal famé, et d'un caractère dissimulé et violent. Et pourtant les jurés avaient déjà passé dix heures en délibérations. Quel scrupule, quel doute pouvait les arrêter? Vous allez le savoir.

II

En entrant dans le cabinet, la grande majorité du jury croyait elle-même qu'il suffisait d'y rester quelques minutes. En effet, les onze premiers jurés interrogés, répondirent oui, sans discussion; mais le douzième fit entendre un non bien articulé, à la grande stupéfaction de ses collègues.

On crut d'abord qu'il y avait quiproquo, et la question fut de nouveau posée au juré d'une manière précise et catégorique. Le juré fit la même réponse.

On lut les pièces, on examina les dépositions des témoins, on argumenta, on discuta, peine inutile: le juré disait toujours non.

Or, vous saurez qu'en Angleterre, tout verdict du jury ne peut être rendu qu'à l'unanimité. Les jurés doivent rester enfermés dans leur salle, sans communication avec le dehors, et privés de lumière et de pain, jusqu'à ce que cette unanimité soit acquise.

Après s'être épuisés en efforts pour détacher cette conviction tenace, les onze jurés se décidèrent à prendre patience jusqu'à ce que l'ennui et la faim fissent capituler tantôt le récalcitrant. Ils attendirent ainsi dix heures, dormant, tantôt lisant, tantôt contestant, tantòt jasant courses de chevaux, combats de coqs ou entrechats de Taglioni. Voyant enfin que l'obstiné ne se rendait pas encore, ils cotisèrent leurs onze éloquences pour tenter un effort désespéré.

Celui-ci supplia, celui-là prouva; tel se fâcha, tel autre provoqua. Un vieux rentier fit parler sa gastrite, et un épicier fit intervenir sa femme et ses enfants dans une touchante prosopopée. A toutes ces attaques, le juré, sans changer de place, répondait toujours par son imperturbable non!

Enfin le chef du jury prit la parole: « Messieurs, ditil, ma conviction est bien formée, puisque j'ai dit oui dès le premier moment. Toutefois j'avoue qu'une conviction négative si tenace, ébranle quelque peu la mienne. Il faut que notre collègue soit bien certain de l'innocence de l'accusé, pour persister ainsi à toutes nos supplications, comme à tous nos arguments. Or, unc pareille certitude morale, tout étrange qu'elle soit, mérite d'être respectée.

D'ailleurs, que pourrions-nous faire à l'encontre? Nous resterons retranchés toute une année dans notre oui, sans ébranler le non de notre collègue, plus ferme et plus immobile qu'un roc d'Écosse. En exigeant l'unanimité, la loi anglaise a donné implicitement la faculté d'acquittement à la minorité, même à la plus simple unité. Donc, puisque nous avons fait tout ce qui était humainement possible pour arriver à l'unanimité affirmative, notre seule ressource est de compléter l'unanimité négative, en nous rangeant tous les onze à l'opinion de monsieur. C'est ce que nous pouvons faire de mieux dans l'intérêt bien entendu de notre temps et de nos estomacs. »

La gastrite du rentier et la tendresse conjugale de l'épicier adoptèrent d'emblée cet avis. Les autres firent de même, moitié par faim, moitié par lassitude.

Après avoir été cloîtré durant onze heures, le jury rentra exténué, avec un verdict d'acquittement en faveur de George Waugham. L'auditoire fut encore plus surpris de ce verdict que de la longueur inusitée de son enfantement.

III

Au moment où, l'audience levée, les jurés se disposaient à retourner auprès de leur chère famille, et de leur buffet encore plus cher pour le moment, le juré récalcitrant les invita à rentrer, pour une minute, dans la salle de leurs délibérations.

Oh! oh! fit le chef du jury, notre collègue a-t-il donc parié de nous faire mourir de faim? Je suis tenté de le croire payé par nos médecins.

Pardon, messieurs, je veux vous faire connaître les motifs de mon obstination que vous avez trouvée si étrange; je tiens à vous prouver qu'elle procède du cœur et non de la tête. Croyez-vous donc que ma faim ne soit pas aussi impérieuse que la vôtre? Mais ma conscience est encore plus forte que mon estomac.

Ces paroles piquèrent la curiosité des jurés, qui suivirent leur collègue sans difficulté.

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small]
[ocr errors]

reconnaître, je le jetai sur la route. Tout cela est parfaitement conforme aux déclarations de l'accusé.

[ocr errors]

Lorsque je sus que Waugham était poursuivi pour cet assassinat, mon premier mouvement fut de me dénoncer moi-même pour sauver l'innocent; mais je réfléchis que si je m'avouais coupable, on ne manquerait pas de remonter aux causes, et par conséquent mon honneur conjugal, ce à quoi je tiens le plus au monde, serait compromis. D'ailleurs, j'espérais qu'il serait impossible de convaincre Waugham d'un crime qu'il n'avait réellement pas commis. Je me tus.

» Plus tard, voyant qu'un concours inouï de circonstances rendait probable la condamnation de Waugham, j'allais parler, lorsque j'appris que je faisais partie du jury devant lequel Waugham comparaîtrait. Alors je gardai le silence, puisque, sans accuser le vrai coupable, j'avais un moyen sûr de sauver l'innocent. Ce moyen, vous le connaissez, c'est celui dont je me suis servi à vos dépens.

[blocks in formation]

Jules Landry est un grand jeune homme très-mince, exerçant la profession de rentier célibataire. Jules Landry a des prétentions à l'élégance, son costume le dit assez, mais on est étonné de le voir se présenter devant le tribunal avec des bottes vernies, un pantalon presque col!ant, un habit selon la dernière coupe du dernier Longchamps, et par-dessus tout cela, ou pour mieux dire au sommet de tout cela, une tête emprisonnée dans un de ces affreux bonnets de soie noire qui donnent vingt ans de plus à la figure la plus juvénile. Sa parole est coupée de mots en mots par d'atroces éternuments qui provoquent les rires de l'auditoire et tirent les larmes des yeux de l'infortuné jeune homme. Le juge. Vous avez fait citer M. Bénizet, coiffeur? Landry. Coiffeur ! Si vous appelez ça un coiffeur... atchi!... vous êtes bien bon ! Il m'a joliment arrangé... atchi!...

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]
« PoprzedniaDalej »