Obrazy na stronie
PDF
ePub
[merged small][merged small][merged small][graphic][merged small][merged small][merged small][ocr errors][ocr errors]

UN MALHEUR COMPLET.

PRÉAMBULE.

Sur la grande route de Mayenne à Alençon, et à quelque distance de Ribay, l'on rencontre à droite un petit chemin devant lequel on ne passe guère sans le remarquer. Deux énormes noyers s'élèvent de chaque côté de ce chemin fort étroit, et en marquent l'entrée, au-dessus de laquelle ils forment une épaisse voûte de feuillage. Une croix de pierre est posée sous chaque noyer; il en résulte une espèce de décoration théâtrale qui arrête tout d'abord les regards des passants. On appelle cette entrée la Porte des Pendus. Son arrangement, qui ne manque pas d'une certaine grâce agreste, et le nom qu'elle porte, ont une origine trop singulière pour que je ne la raconte pas, quoiqu'elle ne tienne en rien au fond de ce récit ; mais j'espère qu'on me pardonnera ces détails et quelques autres, que je crois devoir mettre ici en forme de préambule, à cause de leur exacte vérité, et peut-être aussi à cause de l'impression qu'ils firent sur moi. En effet, il est possible que l'histoire qui me fut dite alors ne m'ait paru si intéressante que par le cadre dans lequel le hasard me la fit voir, et je voudrais faire partager à mes lecteurs un peu de cette surprise que j'éprouvai en rencontrant dans une lande du Maine, le secret d'une existence qui avait longtemps occupé les salons de Paris.

Or, voici l'origine de ces noyers et de ces croix. Les deux champs qui bordent l'étroit chemin dont j'ai parlé plus haut appartenaient il y a bien des années au même propriétaire, riche closier du département de la Mayenne. Deux fils jumeaux lui étant nés, il fit planter deux noyers à la limite de chacun de ces champs. « Je veux, disait-il, que ces arbres croissent comme mes fils, et que leurs branches entrelacées soient l'image de l'affection qui unira éternellement mes enfants. » Tels étaient les vœux de ce bon père. Ses enfants les exaucèrent assez mal. Les deux garçons marchaient à peine, que c'était pour se poursuivre l'un l'autre et se battre à coups de poing. A douze ans, ils s'étaient réciproquement cassé deux ou trois dents, et à vingt ans, l'un d'eux avait brisé un bras à son frère qui lui avait rompu une jambe. L'autorité du père avait empêché les choses d'aller plus loin, et l'âge étant venu, avait calmé, sinon la haine que se portaient les deux jumeaux, du moins les actes de violence qu'elle leur avait inspirés. Ils avaient près de quarante ans, lorsque leur père mourut, après avoir partagé ses biens entre eux par un testament d'une équité parfaite et qui devait prévenir toute contestation, Mais l'antipathie des frères fut plus forte que la prévoyance du père, et à peine fut-il mort qu'elle reprit son cours. Le temps des coups de poing et des coups de bâton étant passé ils eurent recours au papier timbré, et tous deux, d'un commun accord de haine, attaquèrent le testament de leur père. Le procès dura tout ce que peut durer un procès. Mais toute chose a une fin, même un procès manceau, et le testament fut maintenu. Le soir même où les deux frères apprirent cette nouvelle, ils quittèrent chacun sa maison, et on les retrouva tous les deux le lendemain matin pendus chacun à son noyer. Que l'un eût pendu l'autre par ven2° ANNÉE 1843.

geance et se fût pendu après par remords, que chacun se fùt pendu à part soi, de désespoir de ne pouvoir plus faire de mal à son ennemi, c'est ce qu'on n'a jamais pu découvrir, quoique les bonnes gens du pays prétendent qu'ils s'étaient pendus l'un l'autre, ce qui m'a paru toujours très-difficile à expliquer. Toujours est-il que dans l'ignorance où on était de la cause de leur mort, on ne les enterra point en terre sainte, et qu'ils furent tous deux inhumés chacun au pied de son arbre. Plus tard la famille fit élever une croix en pierre sur la tombe de chaque frère, et voilà pourquoi l'entrée de ce chemin est si pittoresquement disposée et pourquoi elle s'appelle la Porte des Pendus.

Si l'on entre dans ce chemin, on marche pendant une demi-lieue à peu près entre deux hauts remparts de haies vives. Ce terrain fortement ondulé sur lequel serpente ce sentier couvert, amène une foule d'accidents pittoresques, étroits paysages aux horizons bornés, semés dans cette route, dont on ne voit pas le but, pour l'animer et la rendre facile, comme seraient des images gracieuses et des mots heureux dans un récit où l'on avance sans savoir où l'on va. Cependant, à mesure que l'on s'engage plus avant, les murailles vertes entre lesquelles on est enfermé s'interrompent. La stérilité de la terre a fait de larges brèches. Ce ne sont plus ces champs fertiles coupés de haies touffues, mais contigus, et régulièrement serrés l'un contre l'autre. De longues bandes de bruyères ou de genêts les divisent. Puis s'étendant peu à peu, les champs s'éparpillent et n'arrivent plus au bord du chemin qui marche isolé sur un sol de sable. Comme le voyageur qui parcourt les frontières de la grande Amérique et qui ne rencontre plus que çà et là de rares habitations, s'aperçoit qu'il arrive aux confins de la civilisation, de même on sent qu'on touche dans cet étroît pays aux limites de la culture. Mais là ce sont les hommes qui ont manqué à la terre, tandis qu'ici c'est la terre qui a manqué aux hommes. Enfin lorsqu'on a dépassé quelques maigres enclos, semblables aux trainards de cette armée de moissons qu'on vient de traverser, on arrive dans une vaste lande complétement dépeuplée de végétation. Ce n'est à vrai dire ni la savane illimitée du nouveau monde, ni le désert immense de l'Afrique. Mais ne suffit-il pas qu'après une heure de marche dans cette plaine, on puisse se tourner à l'orient ou à l'occident, au nord ou au midi, sans voir un arbre où s'abriter du soleil, une maison où s'abriter de la pluie, pour se laisser aller facilement à l'idée qu'on est bien loin de cette civilisation splendide, active, turbulentc, qui, à l'approche des grandes villes, hérisse la terre de vergers, de moissons, de villas fleuries et d'usines enfumées.

Or, c'était pendant une brûlante journée d'août 1823 que je traversais cette lande. Le but de mon voyage n'avait rien de bien poétique. J'allais, pauvre surnuméraire des contributions directes, exécuteur infime d'une loi de finances, compter les portes et les fenêtres d'un village perdu dans ce désert, et imposer l'air et la lumière de ses misérables habitants. La nécessité d'avoir ce qu'on appelle un état m'avait arraché depuis quelques mois à mes vers rêveurs de jeune homme et à ma joyeuse vie de Paris au lieu des touchantes élégies où je me sentais mourir, de ces gais soupers où je m'amusais à vivre, j'écrivais des états de récensement, et je partageais les durs légu

84 MÉLANGES.

mes et la galette sans beurre des paysans de la Mayenne. Et cependant je m'étais d'abord facilement résigné à cette occupation. Si petite qu'elle fût, elle avait son autorité. Je rendais une espèce de justice souveraine et presque sans contrôle. Lorsque j'abordais quelque riche habitation, je ne laissais pas échapper une barrière de bois ni une lucarne l'agent fiscal était impitoyable; lorsque j'entrais dans quelque misérable cabane, j'oubliais toujours quelques fenêtres : le receveur était très-humain. Je trichais le gouvernement au profit de la pauvreté. Était-ce de l'opposition au pouvoir ou bien un abus de pouvoir que je faisais? Je laisse à juger la question aux plus graves publicistes.

Toutefois, malgré cette manière assez poétique de distribuer l'impôt, je me trouvais à bout de courage. Depuis trois mois que j'exerçais ce dur métier, c'était toujours la même scène. C'était toujours un travail matériel qui me tenait en marche chaque jour pendant douze ou quinze heures, et cela n'était guère sympathique aux goûts d'un homme qui avait déjà en portefeuille dix actes de tragédie écrits avec toute la paresse d'un faiseur de vers. Je marchais donc péniblement à travers cette lande, sous un soleil de trente degrés, et une tristesse sérieuse me prit; tristesse tellement sérieuse, en vérité, que malgré la solitude où je me trouvais, je ne pensais pas à la traduire en stances élégiaques. Je m'apitoyai insensiblement sur le sort des pauvres paysans qui habitaient cette rude contrée et bientôt après sur la nécessité qui me forçait à leur demander une part de leurs maigres revenus. Peu à peu, et comme cela doit arriver à tout homme qui est né pour faire bien ou mal des romans, je m'engageai si avant dans mon désespoir imaginaire, que je parvins à me prouver que j'étais le plus misérable des hommes. Je m'assis sur une hutte de terre. J'oubliai mon devoir, j'oubliai plus encore, j'oubliai l'heure qu'il était, la route qui me restait à faire, et je me trouvai à la nuit tombante au milieu de cette lande. Je me remis en marche. Un autre que moi ne se fût point égaré, en suivant assidument le sentier battu, où j'étais engagé. Mais alors j'étais jeune et superbe, et le sentier battu, ce qu'on appelle vulgairement routine, me paraissait très-méprisable; je voulais m'orienter, et me rappelant que le village où je me rendais était au sud-est de celui que je venais de quitter, je tentai une pointe dans cette direction, oubliant tous les détours que j'avais faits pour arriver au point où j'étais. L'élève de Rousseau se retrouve dans les bois de Montmorency, grâce à l'astronomie et à la position du soleil. Je m'égarai dans les landes de Villaines, grâce à l'étoile polaire, ce qui prouve que j'étais un bien mauvais écolier, ou que Rousseau n'était pas un excellent professeur. Depuis deux heures que je marchais, je ne sais où je serais arrivé si une lumière que je vis poindre à l'horizon ne m'eût fait descendre de ma science, pour me montrer un asile que ma fatigue réclamait instamment. J'étais seul; je n'avais à rougir devant personne de ma bévue, et cette fois passant des hautes leçons de Delambre aux contes de ma nourrice, je marchai droit à la lumière comme le petit Poucet, le petit Poucet, le plus grand héros de la poésie moderne après Roland. Comme le petit Poucet, j'arrivai à une maison, mais ce ne fut point à celle où brillait la lumière; je rencontrai bien avant un ramassis de miséra

[blocks in formation]

-Ily a celle-ci et beaucoup d'autres si cela vous convient. L'aspect misérable de cette demeure que la clarté des étoiles m'avait montrée à l'extérieur, et la puanteur nauséabonde qui s'en exhalait, me déterminèrent à ne pas accepter une pareille hospitalité, et je continuai ma route. Je rencontrai quelques cabanes de la même apparence. J'aperçus dans l'une d'elles une faible clarté, j'y entrai. Je venais de parcourir et de visiter des hameaux bien pauvres, mais jamais pareille misère ne s'était montrée à moi. Toute une famille de dix personnes entassées dans une hutte de douze pieds de diamètre ; pour tout meuble une table, deux bancs et un vieux bahut délabré ; pour toute couche des bruyères sèches jetées le long des murs; couchés pêle-même des hommes, des femmes, des enfants et encore là le même air méphitique, la même odeur nauséabonde. Une femme veillait encore et filait à la clarté d'une lampe. Elle se leva au moment où j'entrai, je lui fis les mêmes questions que j'avais déjà faites et j'obtins les mêmes réponses; seulement je pus remarquer le visage de celle qui me les adressa. C'était une figure have, d'où la vie semblait retirée, des yeux incertains sans lueur d'intelligence, un corps décharné couvert de lambeaux hideux, et à la naissance du cou de profondes cicatrices de scrofules. « Vous pouvez dormir là, me dit-elle en me montrant la terre. » Je ne pus retenir l'impression de mon dégoût. Cette femme ne s'en aperçut point. Je lui demandai alors si, à défaut d'auberge, je ne trouverais pas une maison, une ferme où passer la nuit. Il y a le château, me répondit-elle.

[blocks in formation]

Elle sourit alors et alla éveiller un des hommes qui dormaient. Elle lui parla tout bas et il se leva. C'était la même misère, la même décrépitude, les mêmes plaies. Il sortit de la cabane et marcha devant moi sans prononcer une parole. Ce qu'on appelait le château était encore fort éloigné, et bientôt je me trouvai engagé dans un sentier, seul avec un homme qui avait jeté un singulier regard de convoitise sur la pièce de monnaie que j'avais donnée à la femme de la Hutte! Cependant, comme il marchait devant moi, je me rassurai sur la possibilité d'une attaque imprévue de sa part. Après une demi-heure de marche, nous nous trouvâmes à la porte de la cour d'une maison

d'assez bonne apparence; à peine avait-il frappé qu'on ouvrit et qu'une servante dit en voyant quelqu'un :

Est-ce vous, monsieur Benoît... arrivez vite, madame est au plus mal, madame se meurt !

- Hélas! dis-je à cette femme, je suis bien mal venu; je me suis égaré dans cette lande, et je comptais demander un asile à la maîtresse de cette maison.

- Est-ce vrai, Pierre? dit cette femme, en s'adressant à mon guide, et en lui mettant la lumière sous le nez. L'habitant des Huttes n'avait pas eu le temps de répondre, que je m'écriai :

Que se passe-t-il donc là-haut?

En effet, je venais de voir briller une clarté extraordinaire à l'une des fenêtres du premier étage. La servante y jeta les yeux et courut vers la maison en criant:

- C'est quelque malheur encore ! le feu aura pris aux rideaux !

Je courus sur les traces de la servante et j'entrai presque aussitôt qu'elle dans une chambre d'une élégance parfaite. Au coin d'une cheminée de marbre blanc, était assise une femme enveloppée d'un peignoir blanc et qui regardait brûler une grande quantité de papiers entassés dans la cheminée. C'était là la cause de la vive clarté qui nous avait frappés.

Mon Dieu! mon Dieu! madame, lui dit la servante, comment vous êtes-vous levée ! Quelle imprudence! Cette femme ne lui répondit pas, mais elle leva vers moi sa main décharnée, et, me montrant du doigt, elle lui dit :

[ocr errors][merged small][merged small]

est inaperçu en certains endroits devient saillant en d'autres lieux. Dans les sales hameaux de la basse Bretagne, la rencontre d'un homme en chemise blanche est un fait remarquable et auquel il faut prendre grande attention; car cela dénote pour le moins la présence d'un fonctionnaire d'un rang assez élevé. Qu'on ne s'étonne donc pas si le contraste de la pièce où je me trouvais avec celles que j'avais été forcé de visiter depuis quelque temps me frappa malgré la gravité de la circonstance qui avait marqué mon arrivée. Je jetai un regard curieux sur tout ce qui m'entourait, et je demandai au misérable qui m'avait servi de guide, quelle était la personne chez qui nous étions.

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]

Cependant j'entendais marcher activement au-dessus de ma tête. J'étais fort gêné de ma présence dans cette maison. Je craignais d'y être un embarras, et je redoutais en même temps de manquer à toute convenance en restant l'hôte oisif de cette femme qui se mourait... Je m'étais décidé à monter pour offrir au moins mes services à la servante qui m'avait introduit, lorsqu'elle entra dans la cuisine:

Madame désire vous parler, me dit-elle aussitôt. Je la suivis et j'arrivai dans la chambre de la malade. Elle était dans une grande bergère; elle me fit signe d'ap

- Comment osez-vous prendre quelque chose dans procher et de m'asseoir auprès d'elle. Sa voix était si cette maison? lui dis-je.

Il me regarda de travers comme un dogue à qui on veut arracher l'os qu'il ronge. Et à la lueur plus brillante de quelques chandelles allumées dans cette cuisine, je pus mieux voir que le caractère d'idiotisme qui m'avait frappé dans la femme de la Hutte était encore plus marqué dans cet homme. Je le laissai faire et je m'assis dans un coin. J'avais été frappé de l'élégance de la chambre où le hasard m'avait conduit. Je remarquai l'ordre et la nette propreté de la cuisine où je me trouvais. Cela ne ressemblait en rien ni aux entassements mal rangés de cuivrerie et de poteries que j'avais eu occasion de voir dans les vastes et nombreux offices de certains châteaux et des riches maisons qui faisaient état de bonne cuisine; cela n'avait pas non plus la mesquinerie des ménages des petits propriétaires du pays. C'était le confortable complet et bien ordonné que le petit nombre et l'exiguité des pièces consacrées au service domestique ont enseigné aux Parisiens.

Il est possible que mes lecteurs trouvent l'observation déplacée, ou tout au moins singulière; mais ce qui

faible que, malgré le silence absolu de cette demeure, j'avais peine à l'entendre.

[merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small]

A peine avais-je fini cette phrase que la malade me regarda avec crainte et tendit la main pour reprendre sa lettre.

Ah! vous avez longtemps habité Paris...

Et comme je jetais les yeux sur la suscription de la lettre qu'elle m'avait remise, elle s'écria vivement :

- Ne lisez pas ce nom...

Je lui rendis la lettre qu'elle regarda avec une vive expression de désespoir, puis elle murmura doucement : Allons, encore ce sacrifice à son repos.

J'arrêtai la malade au moment où elle allait jeter sa Lettre au feu :

Si la remise de cette lettre est pour vous de quelque importance, si elle doit satisfaire le moindre désir de votre cœur, croyez, madame, qu'à l'exception de ce nom qu'il faudra bien que je sache, je m'engage à ne point chercher à connaître aucune des choses qui peuvent vous concerner. Je prendrai cet écrit, j'irai chez la personne à qui il est adressé, et, s'il le faut, je le lui remettrai sans lui expliquer comment je l'ai reçu de vous. Elle me rendit la lettre, et me répondit:

Tout ce que je vous demande, c'est de ne dire à qui que ce soit au monde que je vous ai remis cette lettre. Dieu me pardonnera cette faiblesse après tant d'épreuves.

A peine elle achevait qu'on frappa de nouveau à la porte extérieure de la cour. C'était le médecin, un homme petit, trapu, crépu, le front bas, le teint rouge. En cntrant il s'écria assez brusquement :

Joseph m'a dit que vous étiez descendue dans le jardin, malgré mon ordonnance, et voilà que je vous trouve encore levée : vous aidez la maladie à vous tuer. Elle y a pourtant mis beaucoup de temps, dit la malade, avec une froide amertume.

Ce n'est pas ma faute, dit le docteur, si mes soins n'ont pas été plus efficaces.

- Je ne vous en remercie pas moins, et j'espère que vous les trouverez aussi bien récompensés que ma misère peut me le permettre... Voilà un mot pour M. P..... Je suis charmée qu'on ne l'ait pas avertie de mon état et qu'on ne l'ait pas dérangé.

[ocr errors]

Cela lui eût été difficile; et nous allions nous mettre à table, quand Joseph est entré comme un fou dans le salon.

Je ne puis dire l'expression de désespoir qui se peignit sur le visage de la malheureuse femme.

L'on vous attend sans doute avec impatience, répondit-elle. Allez, docteur... allez, je n'ai plus besoin de personne... Je ne veux troubler les plaisirs de personne. Le docteur insista pour rester.

- Laissez-moi seule un moment avec monsieur. Je vous rappellerai quand il sera temps.

[blocks in formation]
[blocks in formation]

- Nous n'avons plus rien à faire ici, me dit-il; je vous offre de vous mener à Villaines ; vous monterez sur mon cheval en croupe derrière moi. C'est une bonne bête qui m'a coûté huit cents francs, et qui nous portera au bourg en vingt minutes; car d'après ce que m'a dit la servante, vous devez être M.....

N'avez-vous pas annoncé à M. P....., le maire de la commune de Villaines, votre arrivée pour aujourd'hui; il vous a attendu toute la journée, votre chambre est prête... Allons, partons vite, et nous pourrons arriver avant la fin du souper.

Je n'avais rien de mieux à faire, et j'acceptai, malgré le dégoût que m'inspirait l'insensibilité de cet homme. Nous partimes. Chemin faisant, il m'apprit que ce M. P....., chez qui nous nous rendions, était un ami de Mme [me Dorbern.

Il l'a sans doute connue à Paris, me dit-il, et sans doute aussi il sait son histoire; car l'histoire de qui M. P..... ne sait-il pas ?

- C'était donc un homme très-répandu dans le monde? - C'était mieux que cela, il était chef de division de la police sous l'empire; quand la restauration est venue, il s'est retiré dans son village, d'où il était parti pauvre et où il est rentré riche. Comme il sait plus de choses qu'il ne voudrait lui-même, il tâche de se faire oublier : il flatte le curé, il achète des portraits du roi pour les donner aux paysans, il protège les ignorantins, et comme il est le seul propriétaire du pays qui s'entende un peu aux affaires, on l'a nommé maire. Du reste, il mourra d'apoplexie, car maintenant, pourvu qu'il mange et qu'il boive, il est content. Il a fait venir une cuisinière de Paris. Il boit du vin de Bordeaux à son ordinaire. C'est une table de prince. La seule chose que je n'aime pas, c'est qu'il fait faire des fritures à l'huile.

Le docteur continua sur ce ton durant toute la route, qui, du reste, ne fut pas longue, grâce à la vigueur de son cheval. Cependant j'eus le temps d'apprendre qu'il devait encore quatre cents francs du prix de sa monture, et que la somme que Mme Dorbern lui avait sans doute laissée arriverait fort à propos pour satisfaire au paiement d'un billet qu'il avait souscrit à cette occasion. Il termina cette confidence en disant :

[ocr errors]

Ma foi! si elle n'était pas morte aujourd'hui, j'aurais été obligé de lui demander le règlement de mes honoraires. Grâce à Dieu, je n'y ai pas été forcé...

Heureusement nous arrivions dans la cour de M. P...., au moment où le médecin achevait cette abominable phrase, car je me serais jeté à bas de son cheval, comme

« PoprzedniaDalej »