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S V.

Comment s'étendent les influences politiques, religieuses et littéraiAbus du mot littérature. Ces études sont plus historiques que littéraires.

res.

Pour étudier à fond la littérature, il faut donc étudier la politique, la religion, la société même. L'historien de la philosophie peut-il oublier Pascal? celui de la littérature, Luther; celui de la politique, Calvin? La prose française date du réformateur de Genève. Comment se résoudre à les juger comme littérateurs, à examiner leurs phrases, et à critiquer seulement leur style?

Cherchons les matériaux de l'histoire intellectuelle, non ceux de l'histoire littéraire. Étudions les travaux et les actes, les efforts et les conquêtes de Calvin, de Montaigne, de Bacon, de Luther, de Shakspeare, de Molière, de Caldéron, de Voltaire, de tous ces ouvriers qui, la hache ou le flambeau à la main, ont fait avancer, par des créations et des destructions, la vie et la mort de la civilisation; poètes ou réformateurs, dramaturges ou penseurs, artisans de la même œuvre.

J'ai peu d'estime pour le mot littérature. Ce mot me paraît dénué de sens; il est éclos d'une dépravation intellectuelle. En Grèce, où la parole, si puissante sur les hommes, donnait les honneurs et le pouvoir, la parole devint un art. Des professeurs, moyennant de l'argent, enseignèrent le secret de bien parler sur tout et toujours; possesseurs d'une recette si précieuse dans les républiques hel

léniques, ils en usèrent pour leur fortune; de là ces règles de rhétorique, cette complication de systèmes ingénieux, cette multitude de versificateurs, cette haute importance accordée au tour, à l'équilibre, à la caresse harmonieuse de la phrase. Les sophistes abondèrent, perdirent la Grèce, parasites qui tuent l'arbre et paraissent l'orner. Bientôt la vigueur de Rome disciplinée dompta la Grèce, et ces mêmes sophistes allèrent à Rome enseigner les lettres, litteras, la « littérature. Là ils pullulent et se multiplient à mesure que l'organisation sociale s'affaiblit. Ce sont les ennemis acharnés du christianisme à sa naissance. Avec eux le commentaire règne; on étudie la prosodie, on dissèque les mots, on pèse les syllabes, on élabore la période. Ils trouvent à la cour d'Alexandrie un accès facile, et y règnent. Grands critiques, impuissants à créer, féconds en mots, stériles pour les œuvres, ils ont servi d'instituteurs à l'Europe moderne. Quelques Grecs byzantins transmettent à l'Italie le vieux flambeau des arts anciens, rongé de commentaires et emmaillotté de scolies; nous leur devons trop pour être ingrats. Le trésor de l'intelligence antique s'est conservé par eux; aussi grâce à eux l'Europe moderne a commencé par le pédantisme. Nous avons été pédants avant d'être jeunes. Nos années de candeur virginale ont été livrées à l'érudition et à la dialectique.

Les nations nouvelles, surtout l'Italie, la France, l'Espagne, le Portugal, nées et élevées sous l'influence romaine, sont à la fois jeunes et vieilles, mythologiques et chrétiennes, imprégnées d'Homère et d'Évangile, filles de Virgile et de Priscien. Leurs rides apparaissent sur une carnation éclatante et fraîche. Dante, symboliste chrétien, choisit pour guide dans le triple monde de son Épopée, un ro

main, l'auteur de l'Énéide. Tous les peuples de l'Europe prétendent descendre d'Hector et de Priam. Ce mariage bizarre a fait des chefs-d'œuvre la Comédie de Dante; les Lusiades du Camoëns; même les divines œuvres de Racine, œuvres qui sont à la fois antiques et moder

nes, païennes et catholiques.

Le même respect pour l'antiquité savante nous a transmis comme un héritage l'adoration de l'état de sophiste. Ces spirituels professeurs et argumentateurs, qui se disputaient au seizième siècle les chaires de Bologne et de Venise, appartenaient à la race des Prodicus et des Gorgias. Parler de tout devint un métier, écrire sur tout une habitude, tout imprimer un besoin. Je ne blâme pas ce mouvement de la civilisation. Les nations soumises à la loi de la tradition romaine et grecque se distinguèrent dans cette œuvre; chez elles la littérature proprement dite naquit; littérature! quelque chose qui n'est ni la Philosophie, ni l'Histoire, ni l'Erudition, ni la Critique; je ne sais quoi de vague, d'insaisissable et d'élastique. Pic de la Mirandole, un de ces jeunes sophistes éclatants qui firent explosion à la fin du moyen âge, définissait très-bien ce métier, renouvelé d'Athènes : le talent de tout expliquer, de tout commenter, de discuter sans fin de omnibus rebus et de quibusdam aliis: « de ce qui existe et de quelque chose encore par-dessus le marché. »>

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La littérature, résultat complexe et mêlé de toutes les idées écloses dans les civilisations antérieures, n'est donc rien en elle-même. Pour être utile il faut approfondir en essayer du moins l'histoire de la pensée humaine, de ses progrès et de ses influences. Le premier pas à tenter dans cette grande étude, c'est la découverte des lois par lesquelles les nations agissent et réagissent les unes les autres.

Rabelais conduit à Cervantes; Shakspeare, à l'Arioste; Spencer, à Torquato Tasso; Ronsard et Montaigne, à Pascal et à Locke. Mais que cette observation est difficile! Plus une opération est délicate, plus les instruments employés par l'expérimentateur doivent être précis.

Il n'est permis qu'à cet Humoriste allemand dont j'ai cité un passage, de jouer avec sa propre philosophie en l'exagérant; et de dire par exemple que la pâte de son papier fut pétrie par Adam et Éve, que nos épingles ont été forgées par Tubalcaïn, et que tous nos volumes sont imprimés par Faust de Mayence, et par Cadmus le Thébain. Des rapprochements arbitraires, des conjectures hasardées, une synthèse systématique fondée sur les faits douteux permettent de fabriquer d'avance de vastes subdivisions dans lesquelles on fait entrer tout ce que l'on veut. Il vaut mieux voyager modestement à travers l'histoire littéraire, dressant de son mieux la carte du voyage. Dans cette promenade au hasard, qui n'a point la prétention d'une marche géométrique et d'une régularité sévère, on s'arrête partout où l'on découvre un pan de ciel azuré, un golfe verdoyant, une source claire; on dresse sa tente et l'on se repose, pour étudier la fleur et le sol, l'arbre et l'horizon, pour observer le pays sous tous ses aspects.

Cette méthode naïve a l'avantage de constater les rapports avec plus de certitude, et d'en fixer les nuances les plus délicates; l'étude littéraire n'est vraiment belle que dans cette voie et vue de cette élévation. Alors elle ne se compose plus de dates stériles, elle ne compare plus les phrases aux phrases; elle essaie de découvrir ce que tout écrivain a reçu de la civilisation et ce qu'il a fait pour elle, ce qu'il a emprunté ou prêté; elle le voit absorber et propager les influences; fils du passé, père de l'avenir, formant un

des points de la grande chaîne électrique des esprits.

Tel a été le but varié et cependant unique que ma curiosité inquiète a donné à mes études : Je ne pouvais guère m'en tenir aux livres; j'ai dû étudier la vie même et les passions des hommes célèbres pour savoir dans quel foyer de douleurs, d'amours, de luttes, de dévouements et de fautes ces grandes intelligences se sont trempées; comment s'est achevée l'éducation intérieure de ceux qui on fait l'éducation du genre humain.

En étudiant Milton on assiste au roman intérieur de sa vie, à la création intime de sa pensée; c'est en vivant avec Shakspeare et Cervantes, qu'on se plait à les mieux admirer. Au lieu de contempler un seul point du fleuve qui traverse la grande ville et ces eaux turbulentes encaissées dans des remparts de pierres, on va boire l'eau de la faible source, ou suit le sentier de ses rives obliques; progrès, accidents, obstacles, rivières qui l'ont grossi, influences confondues dans son sein, tout nous charme; il n'est pas d'étude plus interessante.

J'ai dû arrêter surtout mon attention sur les hommes qui ont donné ou renouvelé l'impulsion des idées en circulation en Europe; rares esprits, contemporains du passé et de l'avenir. Avant leur naissance, les germes de leur génie existaient; les influences qu'ils répandent leur appartiendront après leur mort.

Ainsi comprise, la pensée supérieure n'a ni berceau ni tombeau. Elle a été preparée depuis longtemps. Après une vie souvent misérable, l'homme s'éteint, un peu de terre le couvre; et sa pensée reste! Longtemps après la disparition de l'être fragile auquel ce trésor était confié, des trônes se brisent, des religions croulent, des peu

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