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et qu'il ne nous est pas permis d'aborder avant d'avoir, par une exacte investigation, découvert les signes révélateurs qui trahissent l'idiome des peuples non formés encore et celui des peuples adultes et développés.

Tel sera donc le premier objet de nos recherches: -Quels idiomes sont particuliers aux races barbares; par quels progrès, une fois passée la première période du développement, les langues atteignent leur perfection et leur grandeur absolue; par quels degrés de vieillesse elles s'acheminent vers la ruine. Car les langues sont comme les hommes et les peuples: l'âge les affaiblit et les brise.

Tout ce qui frappe les sens, tout ce qui rentre dans les sensibllia, si j'ose me servir de l'expression demi-barbare de cet Africain de tant d'esprit, d'Apulée, domine dans l'idiome des peuples que les arts n'ont point civilisés et qui ne connaissent point encore les nobles délassements d'une vie plus délicate. L'homme qui erre nu et sauvage dans les forêts et les broussailles a fort peu d'idées encore et ne cherche à donner des noms qu'à ce qui l'environne et aux premières nécessités. Pour exprimer les astres, la terre, et tous les corps très-connus, il trouve une multitude presque innombrable de synonymes. Il n'en est pas encore à cette habitude de la pensée plus civilisée, qui exige d'autres termes.

Les Arabes primitifs avaient, d'après Herder, mille expressions pour dire glaive, deux cents pour serpent, quatre-vingt pour miel, cinquante pour lion, et pour les mouvements de l'âme, pour la sensation morale, pas une seule. Rien d'étonnant que les Arabes, toujours le glaive à la main, toujours en garde contre le serpent et le lion, habitant des rochers isolés dans les sables, parlassent rarement de ce qu'ils ignoraient, beaucoup au contraire et

avec une grande variété de ce qu'ils connaissaient trèsbien. (1) Les anciens Scandinaves n'avaient aucun mot pour rendre bienveillance (2); pour exprimer vaisseau, ils en avaient cinquante : c'était un dragon de la mer, un voyageur des flots, un oiseau de l'Océan; mots devenus usuels dans cette langue.

Tout ce qui se rattache à la métaphysique ou à la philosophie, tout ce qui tient à une vie délicate ou aux mystères intimes de l'affection est complètement étranger aux idiomes des Scandinaves, des Anglo-Saxons, et aussi des tribus keltiques et américaines. Aujourd'hui même vous n'entendez jamais parler autrement ni celui qui cultive la terre, ni l'habitant des forêts : ils cherchent des mots qui se rapprochent le plus possible de la nature des choses. L'homme des champs et le premier venu des ouvriers qui veut exprimer << beaucoup d'argent, » ne dit point une somme considérable, mais bien une grosse somme; gros montre un tas, un amas et parle aux yeux; l'intelligence n'a rien à y faire. Les Péruviens, moins arriérés, plus civilisés, n'avaient point d'expressions métaphysiques (3) pour rendre les idées de justice, de vertu, d'espace, d'éternité, de reconnaissance.

Ces observations prouvent, ce me semble, que les dénominations imposées aux éléments du monde physique ont été pour ainsi dire les assises les plus antiques des langues, et qu'elles révèlent une affinité certaine, une parenté primitive indissoluble entre les nations chez lesquelles elles sont restées sans changement et sans altération.

(1) V. Bonstetten. Études sur l'homme, t. 1. p. 81. (2) V. Rask.

(3) V. de Humboldt.

Ces mots qui, chez les peuples étrangers à la civilisation, naissent les premiers, ont une syntaxe brute et grossière ; dans cette syntaxe, jamais on n'ose s'élever de la notion physique à la notion métaphysique, jamais on n'atteint les généralités; on ignore complétement cet art si délicat par lequel tous les mots, grâce à des liens spéciaux, s'agencent les uns dans les autres. Dans le royaume de Siam, si quelqu'un veut dire : « Je serai bien content quand j'arriverai à ma maison. » Il dit : « lorsque moi maison moi, moi cœur beaucoup. » (1) Cette science, cet art qui assouplissent les mots, ces particules diverses et ces affixes qui les lient les uns aux autres, sont encore ignorés. Dans la phrase que je viens de citer, être content, (émotion de l'âme, idée de l'esprit), est suppléé par cœur, mot qui représente physiologiquement une partie du corps humain : la même disette de mots et de liaisons fait que ma maison ne peut en cette langue se rendre autrement que par mai» son moi. Du reste ce jargon barbare est aussi celui du nègre qui bégaie les langues européennes et qui dit maître à moi, maîtresse à moi, dans l'incapacité où il est de créer le pronom, mon, mien.

Et ce n'est pas tout; ces langues à peine nées, ces langues grossières et informes qui n'expriment jamais l'idée, mais seulement l'objet révélé par la perception extérieure ; ces langues pour lesquelles sont fermés les sentiers difficiles du raisonnement et les profondeurs mystérieuses de la métaphysique ne marchent qu'avec un cortége obscur, lourd, embarrassé, de subtilités analytiques. En effet elles ne ramènent jamais le composé au simple, la variété à l'unité. S'agit-il de dire deux? Suivant que ce seront deux hom

(1) V. de Humboldt; Bonstetten. — Voyage de l'abbé de Choisy.

mes ou deux femmes, il faudra créer des expressions différentes ; même distinction pour jeunes, si ce sont de jeunes garçons ou de jeunes filles. D'où une quantité de mots inutiles, et une incroyable stérilité des termes indispensables. C'est ce qui explique le nombre de modifications du même mot que l'on trouve dans les langues neuves; elles ne savent point encore resserrer leur pensée et enfermer dans un seul mot toute une suite d'idées.

On conçoit alors combien est massif et confus ce gigantesque échafaudage des idiomes barbares : rien de vif, rien de simple, rien de facile. L'idée d'aimer, s'il s'agit d'une femme, se rend par un mot particulier; s'il s'agit d'un homme fait, par un autre mot, d'un enfant, par un autre mot; est-ce une jeune fille, est-ce un vieillard, une vieille femme, un voyageur, un chasseur; est-ce un chien, un cheval? pour chaque être on forge un mot spécial (1). Les sauvages de l'Amérique ne disent jamais nous, mais bien-moi +plus+toi + et + plus + lui ; — jamais j'irai, mais je peux aller, ou je veux aller, ou j'espère aller. Il en est du développement des idiomes comme de celui des arts mécaniques. Voyez la machine de Marly. On l'avait embarrassée d'une multitude de rouages, de chaînes et de ressorts; l'expérience des temps postérieurs abolit et rejette ces inutilités pour tout ramener à une forme plus simple et plus commode et arriver à des effets beaucoup plus grands avec un appareil beaucoup plus petit; ainsi des idiomes. Cette surabondance prodigieuse et stérile

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(1) V. de Humboldt. Supplément à la grammaire japonnaise de Rodriguez, trad. par Landresse. V. Pelleprat, Charlevoix, Hunter, et tous ceux qui ont écrit sur les langues des peuples barbares, et surtout sur les idiomes variés de l'Amérique Septentrionale.

de leurs commencements grossiers, rentre dans de justes limites quand les peuples sont plus avancés. Il faut que les races aient atteint des lois certaines, des mœurs civilisées, pour que les idiomes se condensent.

Pour résumer ce que j'ai dit et chercher les principes qui en découlent : on ne peut nier que les langues ne passent d'une analyse inintelligente où les mots sont entassés sans art, à une synthèse savante et simple. Une multitude presque innombrable de mots qui se rapportent au monde physique; l'absence presque totale de ceux qui doivent rendre les phénomènes de l'âme; la disette de particulés, la surabondance superflue des distinctions inutiles : voilà les indices qui, chez les races barbares, signalent la grammaire à l'état d'embryon.

Je montrerai bientôt quelle lumière ces principes tirés de l'histoire des langues peuvent jeter sur les origines des langues teutoniques et latines.

S III.

Développement, grandeur et décadence des langues.

Les peuples incivilisés, ai-je dit, ne se forment qu'un langage brut, étranger à toute composition et enveloppé d'obscurités; les autres peuples, en s'élevant de plusieurs degrés, aiment à mettre un nouveau vocabulaire au service de leur réflexion, à illuminer ainsi les replis de leur pen

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