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sorte circonscrite dans ce nom, qu'elle ne s'étend à rien au dela et que, par conséquent, elle n'est que ce nom même. Si, au contraire, en pensant à homme, je considère dans ce mot quelque autre chose qu'une dénomination, c'est qu'en effet je me représente un homme; et un homme, dans mon esprit, comme dans la nature, ne saurait être l'homme abstrait et général. Les idées abstraites ne sont donc que des dénominations. Si nous voulions absolument y supposer autre chose, nous ressemblerions à un peintre qui s'obstinerait à vouloir peindre l'homme en général et qui cependant ne peindrait jamais que des individus (1). » C'est au langage qu'il faut attribuer, selon Condillac, nos idées de genres et d'espèces, par suite la forme de l'intelligence humaine et toute la distance qui la sépare de celle des animaux. Sans dénominations, remarque-t-il, nous n'aurions ni genres, ni espèces; n'ayant ni genres, ni espèces, nous ne pourrions raisonner sur rien; nos idées et les opérations de notre esprit resteraient indistinctes et comme enveloppées confusément dans la sensation. Tel est l'état mental des animaux. Ce n'est pas qu'on doive leur refuser toute idée abstraite. Mais il y a deux sortes d'idées abstraites, celles qui résultent spontanément de la spécialité des sens et qui disparaissent avec les impressions sensibles, et celles qui naissent de l'usage des mots. Les animaux ne peuvent avoir que les premières. «C'est à l'usage des mots que vous devez le pouvoir de considérer vos idées chacune en elle-même et de les comparer les unes avec les autres pour en découvrir les rapports. En effet, vous n'aviez pas d'autre moyen pour faire cette analyse. Si vous n'aviez en l'usage d'aucun signe artificiel, il vous aurait été impossible de la faire... Dès que nous ne pouvons apercevoir séparément et distinctement les opérations de notre âme que dans les noms que nous leurs avons donnés, c'est une conséquence que nous ne sachions pas observer de pareilles opérations dans les animaux, qui n'ont pas l'usage de nos signes artificiels. Ne pouvant pas les démêler en eux, nous les leurs refusons; et nous disons qu'ils ne jugent pas, parce qu'ils ne prononcent pas, comme nous, des jugements. Vous éviterez cette erreur, si vous considérez que la sensation enveloppe toutes les idées et toutes les opérations dont nous sommes capables (2). » «Le toucher nous fait considérer la solidité comme séparée des autres qualités qui se réunissent dans le même corps; la vue nous fait considérer la couleur de la même manière. En un mot, chaque sens décompose, et c'est nous, dans le vrai, qui formons les idées composées, en réunissant dans chaque objet des qualités que nos sens tendent à séparer. Or, vous avez vu qu'une idée abstraite est une idée que nous formons en considérant une qualité séparément

(1) Condillac, Logique, seconde partie, chap. V.

(2) Condillac, Grammaire, chap. IV.

des autres qualités auxquelles elle est unie. Il suffit donc d'avoir des sens pour avoir des idées abstraites. Mais tant que nous n'avons des idées abstraites que par cette voie, elles viennent à nous sans ordre; elles disparaissent quand les objets cessent d'agir sur nos sens; ce ne sont que des connaissances momentanées, et notre vue est encore bien confuse et bien trouble (1).» «Pour abstraire, il suffit d'avoir des sens. Les bêtes ont donc des idées abstraites, et même des idées générales; mais dans l'impuissance où elle sont de se faire une langue, elles n'ont pas ces expressions abrégées qui multiplient nos idées à l'infini; car le langage est à l'esprit ce que la statique est au corps; il ajoute à ses forces. L'entendement a ses leviers; avec leur secours il suit, il suspend, il hâte, il soumet la nature; et s'il fait de grandes choses, c'est moins par les forces qui lui sont propres que par l'art d'employer des forces étrangères (2).»

Les idées et les dénominations générales témoignent de la limitation et de l'imperfection de notre esprit pour les opérations duquel elles constituent un moyen nécessaire d'analyse et d'ordre, et qui, ne pouvant distinguer et nommer tous les individus, est bien obligé d'avoir recours aux genres et aux espèces. « Tout est distinct dans la nature; mais notre esprit est trop borné pour la voir en détail d'une manière distincte... Imaginons qu'on eût donné à chaque individu un nom différent: nous sentons aussitôt que la multitude des noms eût fatigué notre mémoire, et qu'il nous eût été impossible d'étudier les objets qui se multiplient sous nos yeux, et de nous en faire des idées distinctes (3). » « Ce qui rend les idées générales si nécessaires, c'est la limitation de notre esprit. Dieu n'en a nullement besoin; sa connaissance infinie comprend tous les individus, et il ne lui est pas plus difficile de penser à tous en même temps que de penser à un seul. Pour nous, la capacité de notre esprit est remplie, non-seulement lorsque nous ne pensons qu'à un objet, mais même lorsque nous ne le considérons que par quelque endroit. C'est pourquoi nous sommes obligés, lorsque nous voulons mettre de l'ordre dans nos pensées, de distribuer les choses en différentes classes (4). »

Purement relatives aux besoins de notre esprit borné, les idées et les dénominations générales n'ont pas d'objet, pas de réalité, pas de fondement dans la nature. « La distribution des êtres en différentes espèces n'a pour principe que l'imperfection de notre manière de voir. Elle n'est donc pas fondée dans la nature des choses, et les philosophes ont eu tort de vouloir déterminer l'essence de chaque espèce. Voilà cepen

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dant ce qui a été de tout temps l'objet de leurs recherches. Cette erreur vient de ce qu'ils étaient persuadés que nos idées avaient été gravées en nous par la main d'un Dieu qui, avant de nous les donner, avait sans doute consulté la nature des choses (1). »

Quel est l'ordre de génération de nos idées ? Cet ordre, répond Condillac, est facile à observer, facile à expliquer, et ne pourrait se concevoir différent. Nous commençons par des idées individuelles et des noms propres. Il le faut bien, car puisqu'il n'y a hors de nous, dans la nature, que des individus, il n'y a aussi que des individus qui puissent agir sur nos sens. De l'individu on passe tout à coup au genre le plus étendu, et ce mouvement est naturel pour deux raisons: 1° parce qu'il est plus commode d'étendre le sens et l'application d'un nom que l'on sait que d'en apprendre un nouveau ; 2° parce que les ressemblances des individus, des objets, sont, pour un esprit naissant plus saisissables que leurs différences. On descend ensuite aux différentes espèces qu'on multiplie au fur et à mesure des observations et des besoins. Condillac revient sans cesse dans ses ouvrages sur cet ordre qu'il assigne à la génération des idées. C'est un point très-arrêté et très-important de sa doctrine.

<< Un enfant, dit-il, nommera arbre, d'après nous, le premier arbre que nous lui montrerons, et ce nom sera pour lui le nom d'un individu. Cependant, si on lui montre un autre arbre, il n'imaginera pas d'en demander le nom : il le nommera arbre, et il rendra ce nom commun à deux individus. Il le rendra de même commun à trois, à quatre et enfin à toutes les plantes qui lui paraîtront avoir quelque ressemblance avec les premiers arbres qu'il a vus. Ce nom deviendra même si général qu'il nommera arbre tout ce que nous nommons plante. Il est naturellement porté à généraliser, parce qu'il lui est plus commode de se servir d'un nom qu'il sait que d'en apprendre un nouveau. Il généralise donc sans avoir dessein de généraliser et sans même remarquer qu'il généralise. C'est ainsi qu'une idée individuelle devient tout à coup générale: souvent même elle le devient trop; et cela arrive toutes les fois que nous confondons des choses qu'il eût été utile de distinguer. Cet enfant le sentira bientôt lui-même. Il ne dira pas: J'ai trop généralisé, il faut que je distingue différentes espèces d'arbres: il formera sans dessein- et sans le remarquer des classes subordonnées, comme il a formé sans dessein et sans le remarquer une classe générale. Il ne fera qu'obéir à ses besoins... Nos idées commencent donc par être individuelles, pour devenir tout à coup aussi générales qu'il est possible; et nous ne les distribuons ensuite dans différentes classes qu'autant que nous sentons le besoin de les distinguer. Puisque nos besoins sont le motif de cette distribution, c'est pour eux qu'elle se fait. Les classes qui se multiplient

(1) Traité des sensations, chap. IV.

plus ou moins forment un système conforme à l'usage que nous voulons faire des choses (1). »

« Papa, dans la bouche d'un enfant qui n'a vu que son père, n'est encore pour lui que le nom d'un individu; mais lorsqu'il voit d'autres hommes, il juge aux qualités qu'ils ont en commun avec son père qu'ils doivent aussi avoir le même nom, et il les appelle papa. Ce mot n'est donc plus pour lui le nom d'un individu; c'est un nom commun à plusieurs individus qui se ressemblent; c'est le nom de quelque chose qui n'est ni Pierre ni Paul; c'est par conséquent le nom d'une idée qui n'a d'existence que dans l'esprit d'un enfant ; et il ne l'a formée que parce qu'il a fait abstraction des qualités qui leur sont communes. Il n'a pas eu de peine à faire cette abstraction, il lui a suffi de ne pas remarquer les qualités qui distinguent les individus. Or, il lui est bien plus facile de saisir les ressemblances que les différences; et c'est pourquoi il est naturellement porté à généraliser. Lorsque, dans la suite, les circonstances lui apprendront qu'on appelle homme ce qu'il nommait papa, il n'acquerra pas une nouvelle idée, il apprendra seulement le vrai nom d'une idée qu'il avait déjà. Mais il faut observer qu'une fois qu'un enfant commence à généraliser il rend une idée aussi étendue qu'elle peut l'être, c'est-à-dire qu'il se hâte de donner le même nom à tous les objets qui se ressemblent grossièrement, et il les comprend tous dans une seule classe. Les ressemblances sont les premières choses qui le frappent, parce qu'il ne sait pas encore assez analyser pour distinguer les objets par les qualités qui leur sont propres. Il n'imaginera donc des classes moins générales, que lorsqu'il aura appris à observer par où les choses different... Toutes les fois donc qu'un enfant entend nommer un objet avant d'avoir remarqué qu'il ressemble à d'autres, le mot qui est pour nous le nom d'une idée générale est pour lui le nom d'un individu; ou si ce mot est pour nous un nom propre, il le généralise aussitôt qu'il trouve des objets semblables à celui qu'on a nommé, et il ne fait des classes moins générales qu'à mesure qu'il apprend à remarquer les différences qui distinguent les choses (2). »

« Lorsque la statue jette les yeux sur une campagne, elle aperçoit quantité d'arbres dont elle ne remarque pas encore la différence; elle voit seulement ce qu'ils ont de commun; elle voit qu'ils portent chacun des branches, des feuilles et qu'ils sont arrêtés à l'endroit où ils croissent. Voilà le modèle de l'idée générale d'arbre. Elle va ensuite des uns aux autres: elle observe la différence des fruits, elle se fait des modèles par où elle distingue autant de sortes d'arbres qu'elle remarque d'espèces de fruits; ce sont là des idées moins générales que la première.

(1) Logique, première partie, chap. IV.

(2) Grammaire, première partie, chap. V.

Elle se fera de même l'idée générale d'animal, si elle voit dans l'éloignement plusieurs animaux dont la différen ce lui échappe; et elle les distinguera en plusieurs espèces, lorsqu'elle sera à portée de voir en quoi ils diffèrent. Elle généralise donc davantage à proportion qu'elle voit d'une manière plus confuse; et elle se fait des notions moins générales à proportion qu'elle démêle plus de différences dans les choses. On voit par là combien il lui est facile de se faire des idées générales... Elle passe donc tout d'un coup des idées particulières aux plus généra les; d'où elle descend à de moins générales, à mesure qu'elle remarque la différence des choses. C'est ainsi qu'un enfant, après avoir appelé or tout ce qui est jaune, acquiert ensuite les idées de cuivre, de tombac, et 'd'une idée générale en fait plusieurs qui le sont moins (1). »

Telle est la théorie condillacienne des idées générales et des termes généraux. On la résumerait exactement dans ce qu'elle a de fondamental en disant que notre esprit, pure capacité réceptive, sans virtualité propre, doit toutes les idées qu'il acquiert à l'action des objets extérieurs sur les sens; que nos premières idées, celles qu'apportent directement les sens à la tabula rasa de l'esprit, et les seules qui correspondent à la réalité extérieure, sont des idées individuelles; - que les premiers mots produits ou appris sont des signes d'idées individuelles, des noms propres ; que l'enfant passe rapidement de l'idée individuelle à l'idée générale, en faisant du nom propre un nom commun, par une tendance spontanée qui ne prouve autre chose que la faiblesse de son esprit condamné à faire abstraction de différences qu'il ne peut encore saisir; qu'après avoir abstrait et généralisé par impuissance et comme passivement, il s'applique à distinguer ce qu'il avait d'abord réuni et confondu, et fait effort pour retourner aux idées individuelles, pour se rapprocher de la réalité, en construisant à son usage et en descendant une échelle de classes subordonnées ; que la connaissance se perfectionnant par la perception des différences, et à mesure que cette perception devient plus complète, la connaissance parfaite, la science idéale serait la parfaite distinction de tous les objets, de tous les êtres particuliers et rendrait inutile l'échafaudage artificiel de nos genres et de nos espèces.

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L'unité du système est à remarquer. On y trouve cette liaison logique qui séduit toujours la raison, qui la satisfait quelquefois trop facilement et sur laquelle Condillac a tant insisté. Si l'on voit dans les idées individuelles les seules images du monde extérieur et réel, il est naturel qu'on en fasse le commencement et la fin de la connaissance. Si l'on fait des idées individuelles le commencement et la fin de la connais

(1) Traité des sensations, chap. IV.

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