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LE MOYEN AGE EN ITALIE

En août 1839, lorsque je partis pour Athènes et Sparte, pour la plaine de Pharsale et le mont Athos, on me dit, sur tous les tons : « Qu'allez-vous faire en Grèce, et qu'avez-vous de commun avec le Parthénon et Léonidas, le pays d'Achille et la vallée de Tempé?» - Je répondis que Phidias et Ictinus, Homère et Platon, Agamemnon et Alexandre m'étaient beaucoup moins indifférents qu'on ne le supposait, et qu'au surplus la Grèce ayant accueilli deux civilisations, l'une païenne et l'autre chrétienne, la chrétienne avait pu, avait dû y laisser des monuments, tout comme l'avait fait sa rivale, la première en date. En conséquence, je laissai dire et me mis en route.

Effectivement, dans Athènes, à l'ombre d'un seul Parthénon et d'un seul temple de Thésée, j'ai trouvé quatre-vingt-huit églises ou chapelles, presque toutes peintes; à Sparte ou Mistra, pas un seul monument païen, mais bien vingt-deux édifices chrétiens; à Delphes, au Parnasse, plus rien aux Muses ni à leur chef, mais un charmant prieuré coiffé d'oliviers, comme, après le triomphe, un vrai pacificateur; dans la plaine de Pharsale, dans la vallée de Tempé, plus de temples au dieu Pan, plus d'autels à Flore, mais aux Météores, en face du mont Olympe, à la barbemême de Jupiter, dix-huit monastères au Tout-Puissant (le Pantocrator), à Jésus-Christ, à la Trinité, à la Vierge Marie, aux saints, et ces monastères remplis d'églises et d'oratoires. Enfin, dans la Macédoine, la Thessalie, au mont Athos, pas même l'ombre d'Alexandre le Grand, mais vingt couvents et deux cent quatre-vingt-huit églises ou chapelles, toutes historiées de mosaïques et de fresques, comme cette PanaghiaPhanéroméni de Salamine, qui montre, à elle seule, jusqu'à trois mille cinq cent trente figures.

En juin 1854, lorsque je faisais mes dispositions pour me rendre en Italie, on me disait à tue-tête : « Pour un « gothique» comme vous, l'Italie est bien insignifiante. Des monuments romains à foison, des catacombes sans doute; mais de la renaissance à empoisonner le monde entier. » C'est vrai, et le 44

XIV.

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romain comme la renaissance ne nous ont pas manqué; mais, ce qui n'est pas moins vrai, c'est que j'ai trouvé en Italie, jusque dans la ville éternelle, plus de gothique, peut-être, qu'on n'en voit en France et à Paris. Si personne ne l'a vu, ce gothique de Rome; si architectes, archéologues, historiens, litté rateurs, touristes, ont passé devant ce moyen âge qui finissait par nous crever les yeux et presque nous fatiguer, je le regrette, mais Rome, dans son état actuel, est une ville plus gothique que Paris, et même que Rouen, la plus gothique de nos villes de France. A Rome, tout le monde le sait, existent quatre énormes basiliques, plus grandes ou aussi grandes que nos cathédrales : SaintPierre, Saint-Paul, Sainte-Marie-Majeure, Saint-Jean-de-Latran. Saint-Jeande-Latran est du XIII au XIVe siècle : ce qui en reste d'ancien, le cloître, l'abside, les transsepts, les clochers du croisillon droit, en donnent la preuve, et cette preuve, nous l'établirons par des dessins dans la livraison prochaine des «Annales ». Sainte-Marie-Majeure est gothique et du XIIe siècle : le portail avec sa mosaïque, le clocher avec ses baies, l'abside avec sa mosaïque, et même une partie des flancs de la nef, le prouvent invinciblement. Saint-Paul hors les murs a été brûlé; mais le cloître et la salle dite du Martyrologe, qui subsistent toujours, sont du XIe siècle et les dessins, qui représentent le monument avant l'incendie de 1823, prouvent, surtout à l'aide de Saint-Jean-de-Latran et de Sainte-Marie-Majeure, que Saint-Paul était en partie, peut-être en totalité, du XII au XHI° siècle. A la même époque appartenait le Saint-Pierre que Rosellino, Alberti et Bramante remplacèrent par l'immense basilique actuelle. Donc, sur quatre basiliques, deux sont debout, et elles datent du XIII au XIVe siècle; les deux détruites par le feu et par l'homme dataient de la même époque, comme l'atteste ce qui en est resté ou ce qu'en montrent les dessins.

Quant à la Minerve, quant à l'Ara-Cœli, personne ne l'ignore, ce sont des églises purement ogivales, qu'on n'a pas absolument trop défigurées. Mais, à côté des grandes basiliques, il y a dans Rome, combien dirai-je? cinquante, soixante, cent églises du deuxième, du troisième et du quatrième ordre, comme Sainte-Marie-in-Cosmedin, comme Sainte-Marie du Transtevère, comme SainteFrançoise-Romaine, comme Saint-Laurent hors les murs, comme Sainte-Agnès, et Sainte-Praxède, et Sainte-Pudentienne, et Saint-Silvestre, et Saint-Eusèbe, et notre Saint-Yves des Bretons, et le Saint-Marc du palais de Venise, qui sont de la fin du XIIe siècle, du courant du XIII, ou du commencement du XIV. Saint-Onuphre, qu'illustrent encore le souvenir et les ossements du Tasse, est du xir à son église, à son clocher ogival et à son cloître, où l'on retrouve, piquées à la corbeille des chapiteaux, les larges feuilles de notre xIII° siècle français.

A la longue, les voyageurs, savants ou non, ne finissaient plus par voir dans

Rome que les monuments antiques ou modernes, comme le Colysée et SaintPierre du Vatican. Par curiosité, on entrait encore dans les Catacombes; mais devant tout le moyen âge proprement dit on passait sans regarder, et même sans se douter de son existence. J'ai rencontré, par un charmant hasard, dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure, un des plus savants membres de notre Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, un des plus sympathiques à nos études. «Mais que venez-vous donc faire à Rome? me dit-il. Vous ne trouverez ici rien ou peu qui vous aille. « Vous vous trompez singulièrement, lui répondis-je, car nous sommes précisément dans un vaste monument du XIII° siècle, comme vous allez le reconnaître au clocher, au portail, à l'abside, à la mosaïque de la tribune, à la mosaïque du sanctuaire, et même à la construction du flanc droit du monument. En outre, si vous voulez sortir avec moi et considérer quelques instants l'abside extérieure de Saint-Jean-deLatran, que nous avons là en face de nous, au bout de cette longue et large voie percée par un pape pour que les deux grandes basiliques puissent se regarder, vous verrez en plein la fin du XIIIe siècle; puis sur notre droite, ici tout près, Sainte-Praxède et Sainte-Pudentienne, dont les clochers carrés, en briques, vous annoncent la fin du xir ou le commencement du XIII, que nous retrouverons très-accusés à l'intérieur. » — « Mais ce n'est pas possible, me répliqua mon savant et célèbre interlocuteur : à cette époque, Rome était en guerre avec l'Empire. La papauté, traquée par les Césars allemands et les émeutiers romains, se sauvait à droite, à gauche, et finissait par se réfugier en France, dans le comtat Venaissin. Comment voulez-vous qu'en proie à de pareils soucis, on ait bâti alors tous ces édifices religieux dont vous parlez? « Comme trop de savants, d'artistes et même d'archéologues, vous faites, lui répondis-je, de l'archéologie avec l'histoire, et vous cherchez des explications à côté des faits. Quant à moi, je m'obstine à faire de l'archéologie avec les monuments, comme on fait de la botanique avec des plantes, et je m'inquiète peu de savoir si Rome était en paix, et la papauté en repos. Je constate ce que je vois et ce que je lis gravé sur les monuments. Or, je vois des édifices et je lis des inscriptions authentiques dont je fais en ce moment le relevé, édifices et inscriptions qui me prouvent, comme je m'efforcerai de le prouver moi-même à mes lecteurs, que la Rome chrétienne date surtout du moyen âge. En France, nous possédons quelques monuments romains, surtout à Nîmes, Autun et Arles; nous sommes d'une extrême richesse en monuments chrétiens des XII et XIII siècles, et la renaissance, continuée par les xvII et XVIIIe siècles, nous a laissé un certain nombre d'édifices. Or, à Rome et en Italie, c'est comme en France: beaucoup de monuments romains, et certes des plus admirables et des plus grands;

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mais, entre ces édifices païens et les édifices chrétiens des XII et x siècles fort peu de monuments (en exceptant toujours les Catacombes), pour combler l'intervalle. C'est absolument comme en France, où Saint-Jean de Poitiers, la basse-œuvre de Beauvais et des lambeaux gisant çà et là ne sauraient racheter le vide qui s'est fait entre les premiers siècles de notre ère et les xir et xur. L'histoire monumentale de la France se reflète à Rome et dans toute l'Italie, pour ne pas dire en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, et même en Grèce; oui, l'Italie monumentale date du moyen âge, comme la France et comme l'Europe tout entière. »

Avant d'aller plus loin, qu'on me permette de citer une lettre que m'écrivait récemment M. l'abbé Barbier de Montault. A Rome, j'eus le bonheur de rencontrer cet ancien ami et collaborateur qui étudiait, déjà depuis un an, les monuments religieux et les usages liturgiques de la ville éternelle. Pendant un mois, je parcourus avec ce guide savant tous les quartiers de Rome, et je crois bien avoir vu tout ce qu'ils renferment d'intéressant. M. Barbier de Montault connaît les sculptures, les inscriptions, les mosaïques, les fresques, l'ameublement, les carrelages, toute l'ornementation qui remplit les églises de Rome. Ses regards s'étaient portés avec une attention moins soutenue, moins critique, sur la forme architecturale de ces églises, et sur l'époque des mosaïques et des œuvres diverses d'art qui les enrichissent. I acceptait à peu près, sauf contrôle ultérieur, ce que les archéologues et historiens romains disent à ce sujet; comme tout le monde, il supposait Rome du temps de Constantin et de Charlemagne. Or, en ma présence, ce contrôle dut se faire forcément sur place. Lorsque nous eûmes entrevu ces cintres « gothiques » et ces ogives parfaitement dessinées à Saint-Jean-de-Latran, à Sainte-Marie-Majeure, au cloître de Saint-Paul hors les murs, il nous arriva, comme à des gens qu'on aurait opérés de la cataracte, de voir et de reconnaître avec étonnement les mêmes caractères sur une foule d'édifices religieux, militaires et même civils. Ce fut sous l'influence de cette « découverte », que M. Barbier de Montault nous quitta pour faire une excursion vers le midi de Rome, où, par malheur, nous ne pûmes le suivre. Il s'arrêta d'abord à Tivoli, où je croyais moi-même, comme tout le monde, qu'il n'y avait guère qu'un temple romain, le temple de Vesta, et que des cascades. Or, après avoir accompli son excursion, M. Barbier de Montault m'écrivait de Rome à Paris :

Monsieur, je viens de terminer le voyage le plus instructif que l'on puisse faire. Combien de fois ai-je dit à mes compagnons de route, qui ne sentaient pas assez vivement toutes ces beautés d'un autre âge, que je vous regrettais. Si j'avais su, si j'avais pu prévoir que les environs de Rome fussent aussi riches,

sinon en XII siècle, au moins en moyen âge, je ne vous aurais jamais laissé partir sans vous avoir préalablement emmené avec moi.

« Malheureusement je n'ai pu fournir à tous mes projets. La chaleur, un travail par trop assidu, et aussi peut-être une certaine prédisposition m'ont arrêté net au huitième jour de mon arrivée à Subiaco, et forcé de rétrograder jusqu'à Rome. Fièvre et tout ce qui s'ensuit, presque le choléra; j'en étais un peu effrayé. Grâce à Dieu, toutes ces petites misères touchent à leur fin, et il ne m'en reste plus guère que le souvenir.

« Revenons à mon voyage. Je veux vous en donner un avant-goût, avant que j'en parle au long dans les « Annales », avec des dessins, bien entendu. Je suis allé à l'aventure, toujours tout droit, par des chemins rarement carrossables, tantôt à âne, tantôt à pied. Quand j'avais fini dans un endroit, je passais à un autre. Les clochers et les tours des châteaux me guidaient.

« J'ai commencé par Tivoli, la ville par excellence pour des archéologues comme nous. Tout, jusqu'aux plus simples maisons, y est orné d'ogives ou de cintres romans, avec les plus gentilles colonnettes pour supports. Quant aux églises, ce sont absolument les basiliques de Rome : même époque (xII, XIII et XIVe siècles), même style, pavage en mosaïque, peintures murales, inscriptions gothiques, fenêtres ogivales, charpentes apparentes avec date, et, pardessus tout, inscriptions et souvenirs français. J'oubliais les noms d'artistes.

«L'architecture militaire y est magnifiquement représentée par un château. bâti sous Pie II. J'en ferai mes compliments au cardinal Piccolomini, qui est de sa famille. Comme peinture, c'est la manière du Pinturicchio, que vous aimez tant : dix-sept sibylles avec leurs prophéties.

« J'en suis fâché pour les antiquaires de Rome, mais l'ogive pousse partout, à Tivoli, Vicovaro et Subiaco. C'est vraiment une plante indigène.

« A Vicovaro, je suis tombé, par hasard et sans le savoir, au milieu d'une bourgade de cinquante à soixante feux, sur un baptistère octogone, qui aurait à Rome le plus grand succès. Quoique bâti vers 1400, il porte un cachet roman et gothique très-prononcé il m'a fait une des plus heureuses et des plus durables impressions de mon voyage. Les statuettes les plus délicates y abondent.

« De Vicovaro à Subiaco, dans un espace de dix-neuf milles, que de châteaux, d'églises et de maisons intéressantes à étudier! Je les ai vus trop rapidement; je veux y retourner pour les voir à loisir.

<«< A Subiaco même, peu de choses, sinon pour l'architecture domestique; mais, à une grande lieue, deux couvents de bénédictins : Saint-Benoît et Sainte-Scolastique, mines fécondes à exploiter. Ces abbayes sont à la même distance que,

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