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l'esprit, ne la touchent pas toutes également, et que par conséquent elle n'apporte pas une pareille attention à tout ce qu'elle aperçoit par leur moyen ; car elle s'applique beaucoup à ce qui la touche beaucoup, et elle est peu attentive à ce qui la touche peu.

Or ce qu'elle aperçoit par les sens la touche et l'applique extrêmement, ce qu'elle connaît par l'imagination la touche beaucoup moins; mais ce que l'entendement lui représente, je veux dire ce qu'elle aperçoit par elle-même ou indépendamment des sens et de l'imagination, ne la réveille presque pas. Personne ne peut douter que la plus petite douleur des sens ne soit plus présente à l'esprit et ne le rende plus attentif que la méditation d'une chose de beaucoup plus grande conséquence.

La raison de ceci est que les sens représentent les objets comme présents, et que l'imagination ne les représente que comme absents. Or, il est à propos que, de plusieurs biens ou de plusieurs maux proposés à l'âme, ceux qui sont présents la touchent et l'appliquent davantage que les autres qui sont absents, parce qu'il est nécessaire que l'âme se détermine promptement sur ce qu'elle doit faire en cette rencontre. Ainsi, elle s'applique beaucoup plus à une simple piqûre qu'à des spéculations fort relevées, et les plaisirs et les maux de ce monde font même plus d'impression sur elle que les douleurs terribles et les plaisirs infinis de l'éternité.

Les sens appliquent donc extrêmement l'âme à ce qu'ils lui représentent. Or, comme elle est limitée et qu'elle ne peut nettement concevoir beaucoup de choses à la fois, elle ne peut apercevoir nettement ce que l'entendement lui représente dans le même temps que les sens lui offrent quelque chose à considérer. Elle laisse donc les idées claires et distinctes de l'entendement, propres cependant à découvrir la vérité des

choses en elles-mêmes; et elle s'applique uniquement aux idées confuses des sens qui la touchent beaucoup, et qui ne lui représentent point les choses selon ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais seulement selon le rapport qu'elles ont avec son corps.

II. Si une personne, par exemple, veut expliquer quelque vérité, il est nécessaire qu'il se serve de la parole, et qu'il exprime ses mouvements et ses sentiments intérieurs par des mouvements et des manières sensibles. Or, l'âme ne peut dans le même temps apercevoir distinctement plusieurs choses. Ainsi, ayant toujours une grande attention à ce qui lui vient par les sens, elle ne considère presque point les raisons qu'elle entend dire. Mais elle s'applique beaucoup au plaisir sensible qu'elle a de la mesure des périodes, des rapports des gestes avec les paroles, de l'agrément du visage, enfin de l'air et de la manière de celui qui parle. Cependant après qu'elle a écouté, elle veut juger, c'est la coutume. Ainsi, ses jugements doivent être différents, selon la diversité des impressions qu'elle aura reçues par les sens.

Si, par exemple, celui qui parle s'énonce avec faci lité, s'il garde une mesure agréable dans ses périodes, s'il a l'air d'un honnête homme et d'un homme d'esprit, si c'est une personne de qualité, s'il est suivi d'un grand train, s'il parle avec autorité et avec gravité, si les autres l'écoutent avec respect et en silence; s'il a quelque réputation et quelque commerce avec les esprits du premier ordre; enfin s'il est assez heureux pour plaire ou pour être estimé, il aura raison dans tout ce qu'il avancera, et il n'y aura pas jusqu'à son collet et à ses manchettes qui ne prouvent quelque chose.

Mais s'il est assez malheureux pour avoir des qualités contraires à celles-ci, il aura beau démontrer, il ne trouvera jamais rien; qu'il dise les plus belles choses du

monde, on ne les apercevra jamais. L'attention des auditeurs n'étant qu'à ce qui touche les sens, le dégoût qu'ils auront de voir un homme si mal composé les occupera tout entiers et empêchera l'application qu'ils devraient avoir à ses pensées. Ce collet sale et chiffonné fera mépriser celui qui le porte et tout ce qui peut venir de lui; et cette manière de parler de philosophe et de rêveur fera traiter de rêveries et d'extravagances ces hautes et sublimes vérités, dont le commun du monde n'est pas capable.

Voilà quels sont les jugements des hommes. Leurs yeux et leurs oreilles jugent de la vérité, et non pas la raison, dans les choses même qui ne dépendent que de la raison, parce que les hommes ne s'appliquent qu'aux manières sensibles et agréables, et qu'ils n'apportent presque jamais une attention forte et sérieuse pour découvrir la vérité.

III. Qu'y a-t-il cependant de plus injuste que de juger des choses par la manière, et de mépriser la vérité parce qu'elle n'est pas revêtue d'ornements qui nous plaisent et qui flattent nos sens? Il devrait être honteux à des philosophes et à des personnes qui se piquent d'esprit, de rechercher avec plus de soin ces manières agréables que la vérité même, et de se repaître plutôt l'esprit, de la vanité des paroles, que de la solidité des choses. C'est au commun des hommes, c'est aux âmes de chair et de sang à se laisser gagner par des périodes bien mesurées et par des figures et des mouvements qui réveillent les passions.

Omnia enim stolidi magis admirantur, amantque,
Inversis quæ sub verbis latitantia cernunt;
Veraque constituunt, quæ belle tangere possunt
Aures, et lepido quæ sunt fucata sonore.

Mais les personnes sages tâchent de se défendre contre la force maligne et les charmes puissants de ces

manières sensibles. Les sens leur imposent aussi bien qu'aux autres hommes, puisqu'en effet ils sont hommes; mais ils méprisent les rapports qu'ils leur font. Ils imitent ce fameux exemple des juges de l'Aréopage, qui défendaient rigoureusement à leurs avocats de se servir de ces paroles et de ces figures trompeuses, et qui ne les écoutaient que dans les ténèbres, de peur que les agréments de leurs paroles et de leurs gestes ne leur persuadassent quelque chose contre la vérité et la justice, et afin qu'ils pussent davantage s'appliquer à considérer la solidité de leurs raisons.

Deux autres exemples.

CHAPITRE XIX

I. Le premier, de nos erreurs touchant la nature des corps. II. Le second, de celles qui regardent les qualités de ces mêmes corps.

Il est certain que la plupart de nos erreurs ont pour première cause cette forte application de l'âme à ce qui lui vient par les sens, et cette nonchalance où elle est pour les choses que l'entendement pur lui représente. On vient d'en donner un exemple de fort grande conséquence pour la morale. tiré de la conversation des hommes; en voici encore d'autres tirés du commerce que l'on a avec le reste de la nature, lesquels il est absolument nécessaire de remarquer pour la physique.

I. Une des principales erreurs où l'on tombe en matière de physique, c'est que l'on s'imagine qu'il y a beaucoup plus de substance dans les corps qui se font beaucoup sentir que dans les autres qu'on ne sent presque pas. La plupart des hommes croient qu'il y a bien plus de matière dans l'or et dans le plomb que dans l'air et dans l'eau; et les enfants mêmes, qui n'ont point remarqué par les sens les effets de l'air, s'imaginent ordinairement que ce n'est rien de réel.

L'or et le plomb sont fort pesants, fort durs et fort sensibles; l'eau et l'air au contraire ne se font presque pas sentir. De là les hommes concluent que les premiers ont bien plus de réalité que les autres, ou qu'il y

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