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Jamais Angélique ne se lassait, en face de ce coin perdu. Et, pendant sept années pourtant, elle n'y avait retrouvé chaque matin que le spectacle déjà regardé la veille. Les arbres de l'hôtel Voincourt, dont la façade donnait sur la Grand'Rue, étaient si touffus, que, l'hiver seulement, elle distinguait la fille de la comtesse, Claire, une enfant de son âge. Dans le jardin de l'Évêché, c'était une épaisseur de branches plus profonde encore, elle avait tenté en vain de reconnaître la soutane de Monseigneur; et la vieille grille garnie de volets, qui s'ouvrait sur le clos, devait être condamnée depuis longtemps, car elle ne se souvenait pas de l'avoir vue entre-bâillée une seule fois, même pour livrer passage à un jardinier. En dehors des ménagères battant leur linge, elle n'apercevait toujours là que les mêmes petits pauvres en guenilles, couchés dans les herbes.

Le printemps, cette année, fut d'une douceur exquise. Elle avait seize ans, et jusqu'à ce jour, ses regards seuls s'étaient plu à voir reverdir le ClosMarie, sous les soleils d'avril. La poussée des feuilles tendres, la transparence des soirées chaudes, tout le renouveau odorant de la terre, simplement, l'amusait. Mais, cette année, au premier bourgeon, son cœur venait de battre. Il y avait, en elle, un émoi grandissant, depuis que montaient les herbes, et que le vent lui apportait l'odeur plus forte des verdures. Des angoisses brusques, sans cause, la

serraient à la gorge. Un soir, elle se jeta dans les bras d'Hubertine, pleurant, n'ayant aucun sujet de chagrin, bien heureuse au contraire. La nuit, surtout, elle faisait des rêves délicieux, elle voyait passer des ombres, elle défaillait en des ravissements, qu'elle n'osait se rappeler au réveil, confuse de ce bonheur que lui donnaient les anges. Parfois, au fond de son grand lit, elle s'éveillait en sursaut, les deux mains jointes, serrées contre sa poitrine; et il lui fallait sauter pieds nus sur le carreau de sa chambre, tant elle étouffait; et elle courait ouvrir la fenêtre, elle restait là, frissonnante, éperdue, dans ce bain d'air frais qui la calmait. C'était un émerveillement continuel, une surprise de ne pas se reconnaître, de se sentir comme agrandie de joies et de douleurs qu'elle ignorait, toute la floraison enchantée de la femme.

Eh! quoi, vraiment, les lilas et les cytises invisibles de l'Évêché avaient une odeur si douce, qu'elle ne la respirait plus, sans qu'un flot rose lui montât aux joues? Jamais encore elle ne s'était aperçu de cette tiédeur des parfums, qui, maintenant, l'effleuraient d'une haleine vivante. Et, aussi, comment n'avait-elle pas remarqué, les années précédentes, un grand paulownia en fleur, dont l'énorme bouquet violâtre apparaissait entre deux ormes du jardin des Voincourt? Cette année, dès qu'elle le regardait, une émotion troublait ses yeux, tellement ce violet pâle lui allait au cœur. De

même, elle ne se souvenait point d'avoir entendu la Chevrotte causer si haut sur les cailloux, parmi les joncs de ses rives. Le ruisseau parlait sûrement, elle l'écoutait dire des mots vagues, toujours répétés, qui l'emplissaient de trouble. N'était-ce donc plus le champ d'autrefois, que tout l'y étonnait et y prenait de la sorte des sens nouveaux ? ou bien était-ce elle, plutôt, qui changeait, pour y sentir, y voir et y entendre germer la vie?

Mais la cathédrale, à sa droite, la masse énorme qui bouchait le ciel, la surprenait plus encore. Chaque matin, elle s'imaginait la voir pour la première fois, émue de sa découverte, comprenant que ces vieilles pierres aimaient et pensaient comme elle. Cela n'était point raisonné, elle n'avait aucune science, elle s'abandonnait à l'envolée mystique de la géante, dont l'enfantement avait duré trois siècles et où se superposaient les croyances des générations. En bas, elle était agenouillée, écrasée par la prière, avec les chapelles romanes du pourtour, aux fenêtres à plein cintre, nues, ornées seulement de minces colonnettes, sous les archivoltes. Puis, elle se sentait soulevée, la face et les mains au ciel, avec les fenêtres ogivales de la nef, construites quatrevingts ans plus tard, de hautes fenêtres légères, divisées par des meneaux qui portaient des arcs brisés et des roses. Puis, elle quittait le sol, ravie, toute droite, avec les contreforts et les arcs-bou

tants du chœur, repris et ornementés deux siècles après, en plein flamboiement du gothique, chargés de clochetons, d'aiguilles et de pinacles. Des gargouilles, au pied des arcs-boutants, déversaient les eaux des toitures. On avait ajouté une balustrade garnie de trèfles, bordant la terrasse, sur les chapelles absidales. Le comble, également, était orné de fleurons. Et tout l'édifice fleurissait, à mesure qu'il se rapprochait du ciel, dans un élancement continu, délivré de l'antique terreur sacerdotale, allant se perdre au sein d'un Dieu de pardon et d'amour. Elle en avait la sensation physique, elle en était allégée et heureuse, comme d'un cantique qu'elle aurait chanté, très pur, très fin, se perdant très haut.

D'ailleurs, la cathédrale vivait. Des hirondelles, par centaines, avaient maçonné leurs nids sous les ceintures de trèfles, jusque dans les creux des clochetons et des pinacles; et, continuellement, leurs vols effleuraient les arcs-boutants et les contreforts, qu'ils peuplaient. C'étaient aussi les ramiers des ormes de l'Évêché, qui se rengorgaient au bord des terrasses, allant à petits pas, ainsi que des promeneurs. Parfois, perdu dans le bleu, à peine gros comme une mouche, un corbeau se lissait les plumes, à la pointe d'une aiguille. Des plantes, toute une flore, les lichens, les graminées qui poussent aux fentes des murailles, animaient les vieilles pierres du sourd travail de leurs racines.

Les jours de grandes pluies, l'abside entière s'éveillait et grondait, dans le ronflement de l'averse battant les feuilles de plomb du comble se déversant par les rigoles des galeries, roulant d'étage en étage avec la clameur d'un torrent débordé. Même les coups de vent terribles d'octobre et de mar lui donnaient une âme, une voix de colère et de plainte, quand ils soufflaient au travers de sa forêt de pignons et d'arcatures, de colonnettes et de roses. Le soleil enfin la faisait vivre, du jeu mouvant de la lumière, depuis le matin, qui la rajeunissait d'une gaieté blonde, jusqu'au soir, qui, sous les ombres lentement allongées, la noyait d'inconnu. Et elle avait son existence intérieure, comme le battement de ses veines, les cérémonies dont elle vibrait toute, avec le branle des cloches, la musique des orgues, le chant des prêtres. Toujours la vie frémissait en elle : des bruits perdus, le murmure d'une messe basse, l'agenouillement léger d'une femme, un frisson à peine deviné, rien que l'ardeur dévote d'une prière, dite sans paroles, bouche close.

Maintenant que les jours eroissaient, Angélique, le matin et le soir, restait longuement accoudée au balcon, côte à côte avec sa grande amie la cathédrale. Elle l'aimait plus encore le soir, quand elle n'en voyait que la masse énorme se détacher d'un bloc sur le ciel étoilé. Les plans se perdaient, à peine distinguait-elle les arcs-bou

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