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tenait à la charrue. Ici on engraisse des loirs; là, dans une ile arbritée du soleil, on élève des escargots; un homme se fait avec des grives un revenu de 60,000 sesterces (16,780 fr.). Ce n'est pas assez de l'Italie il faut que le monde soit tributaire des tables romaines; que l'île de Chios envoie ses vins, le Phase ses oiseaux, l'Afrique ses coquillages. Ce n'est pas assez encore: il faut que l'industrie supplée à la pauvreté de la nature; que le cuisinier sicilien et les quinze dignitaires entre lesquels se partage, dans la maison du riche, le labeur des préparations culinaires, sachent trouver dans leur imagination une variété plus grande que celle de la nature et du monde. La couronne d'or, s'ils réussissent! le fouet si leur talent est en défaut!

Dans ces repas, dont un seul a coûté 3 millions de sesterces (762,000 fr. 2), rien n'est assez étrange, assez inattendu; rien ne doit paraître tel que l'ont fait les dieux 3. Le gibier déguisé aura la forme d'un poisson. Une truie (animal propter convivia natum apparaîtra toute gonflée des nombreux oiseaux qu'on a fait entrer dans son corps sans l'ouvrir, et au moment où on la découpera, les grives toutes vivantes iront voltiger dans la salle du festin. Un plat sera couvert de langues de rossignols, pour essayer si ce que la nature a fait pour réjouir nos oreilles ne peut pas aussi servir à notre palais. Le vin sera mêlé de roses 1. Varron, de Re rust., III, 2. Hirrius prêta 6,000 poissons à César; il en vendait par an pour 12,000 sest. (3,350 fr.) Pline, Hist. nat., IX, 55. 2. Senec., Ep. 95. 400,000 sest. consommés sur des plats d'argile Juvénal, XI, 9. Un repas de Caligula aurait coûté 100 millions de sest. (26,300,000 fr.), suivant Sénèque, ad Helviam, 9.

3. Les passages classiques sur la cuisine des Romains sont les deux sa tires d'Horace, II, Sat. IV et VIII; un grand nombre de passages de Sénèque Ep. 47, 95, ad Helviam, etc.), et de Pline, Hist. nat., IX, 18, 32; X, 51; XXXI, 7; XXXII, 11, etc.; plusieurs endroits de Cicéron; Apicius, de Re ibarid, Macrobe, Saturnale III, donne le menu d'un repas pontifical.

et de nard. Au champignon brûlant, un morceau de glace succédera dans la bouche. Au palais engourdi et à l'estomac blasé, il faut des saveurs, sinon plus agréables, du moins nouvelles. Que le poisson attende plusieurs jours! son goût sera peut-être plus piquant. Qu'au prix de mille sesterces le conge, le garum assaisonne le repas; le garum, ce chef-d'œuvre de l'imagination et de la science, obtenu avec tant de labeur par les macérations et le mélange; le garum, ce grand ami du Romain, et qui lui tient lieu d'appétit!

Mais, hélas! la nature humaine est bien débile. A ce grand festin où l'univers contribue, où Rome est assise, la satiété arrive bien vite; mais la satiété n'exclut pas le désir. On sait les ressources que met en œuvre le peupleroi pour renouveler, quand il le veut, les joies de sa table: l'émétique et le bain. Sénèque le dit avec une simplicité toute crue, edunt ut vomant, vomunt ut edant. C'est là la dernière expression des voluptés humaines, la solution du grand problème social qui occupe les maîtres du monde faire en un jour le plus de bons repas qu'il se peut 2.

Heureux donc le siècle de Néron! Dites que la civilisation ne marche point! que le génie de l'homme est épuisé! Comme si à ce grand progrès ne venait pas chaque jour s'ajouter quelque progrès nouveau! Heureux siècle, qui a répandu dans les salles de festin la douce atmosphère des tuyaux de chaleur; qui a revêtu les fenêtres de la transparente pierre spéculaire; qui, dans l'amphithéâtre, a su par des conduits cachés répandre sur le peuple une rosée ra

1. A peu près 71 francs le litre. Pline, Hist. nat., IX, 32, (17). XXXI, 8. 2. Senec., ad Helv., 9; de Providentiâ, 3; Ep. 47, 88, 95, 122. Pline, Hist. nat., XXVI, 3. Celse, I, 3; Juvénal, VI. Suet., in Vit., 13. Cic., ad Attic., XIII. Martial, etc.

fraichissante, parfumée de safran et de nard; qui saupoudre l'arène de succin et de poudre d'or; qui sait teindre et faire fondre l'écaille, de manière à lui donner l'apparence des bois les plus variés! Le siècle est grand, la civilisation marche, l'humanité progresse. N'a-t-on pas payé six mille sesterces (1,520 fr.) deux petits gobelets d'un verre nouveau, 70 talents (427,000) un de ces vases murrhins que Rome estime si précieux ? N'y a-t-il pas chez le dieu Néron des tapis de Babylone de 4 millions de sesterces 2; une coupe murrhine de 300 talents 3 (1,830,000 fr.)? Le fortuné César, pour reposer ses yeux, ne regarde-t-il pas les combats de gladiateurs dans un miroir d'émeraude? Pour Néron, la nature elle-même devient plus féconde; elle lui envoie, par les mains du procurateur d'Afrique, un épi de blé qui contient 360 grains. Elle renvoie de Pannonie les intendants de ses jeux chargés de masses énormes de succin et d'ambre. Elle ouvre pour lui à fleur de terre les mines de Dalmatie où l'or se ramasse à 50 livres par jour 6.

Réjouis-toi donc, ô mon maître, d'être né sous le règne de Néron, le favori des dieux! Réjouis-toi! nous t'applaudissons, nous tes parasites, «< compagnons assidus, comme l'a dit un philosophe chagrin, de toute fortune qui penche vers sa ruine 7. » Voilà le plus beau trophée de ton luxe et de ta gloire! voilà le Mazonome, le plat immense, cou

1. Sur tous ces faits, V. Pline, Hist. nat., XXXII, 5; XXXVI, 26; XXXVII, 2 (7, 8), etc. Les vases murrhins étaient faits avec une terre fine analogue à celle qui sert pour la porcelaine.

2. (1,016,000 fr.) Pline, XXXVI, 26; XXXVII, 2.

3. Id., VIII, 48; XXXVII, 2.

4. Spectabat smaragdo. Pline, Hist. nat., XXXVII, 5.

5. Id., XXXVII, 3.

6. Id., XXXIII, 4.

7. Assectator comesque pereuntium patrimoniorum populus. (Senec., de

Tranq. animi, 1.)

ronné de fleurs, apporté au son des fanfares sur les épaules de tes esclaves; le plat d'Esopus, abrégé du monde culinaire où sont accumulés coquillages, oiseaux précieux, huîtres séparées de leurs écailles, poissons dépouillés de leurs arêtes, toutes les richesses de toutes les tables de l'empire! quelle jouissance peut manquer à ta félicité? N'as-tu pas l'harmonie du concert pour tes oreilles, pour tes yeux la magnificence de ta demeure, pour ton palais la saveur du festin, pour ton odorat les doux parfums que les esclaves répandent? Couché sur ton lit, entouré de soins et de caresses, doucement frictionné par un esclave ganté, quelque chose manque-t-il à tes désirs 1? Mais c'en est trop tu tombes épuisé; que tes serviteurs te soulèvent et t'emportent comme un héros mort au champ de bataille; ensevelis-toi dans ton triomphe au son des instruments et au chant des esclaves qui répètent derrière toi : « Il a vécu 2! »

Il a en effet quelque chose de sérieux, cet adieu funèbre qui termine l'orgie. Tu vis sous un grand prince, ô mon maître ! as-tu pris garde à ce délateur que tu redoutes trop pour ne pas l'inviter chez toi, et qui a fixé sur toi un œil pénétrant au moment où, dans l'ivresse, tu as approché l'image de César que tu portes au doigt, d'un objet immonde et profane? Ce matin, lorsque, sorti de chez toi « pour augmenter la foule, » distrait, nonchalant, désou

1. Id., de Vità beatâ, 14, Ep. 66. Martial, liv. III. Clearque apud Athenæum, VI.

2. Bacions. (Senec., Ep. 12.) « Pacuvius, qui avait usé de la Syrie comme de son bien, après ces repas funéraires où il semblait vouloir célébrer ses propres obsèques, se faisait emporter dans sa chambre au milieu des applaudissements de ses esclaves favoris qui chantaient au son des instruments: BeCioxe. » Sénèque dit encore ailleurs : « Non convivantur, sed justa sibi faciunt.» (Ep. 122.) « Locus ibi luxuriæ parentatur. » (De Vitâ beatâ, 11.) Les Épicuriens disaient Beirat, c'est là vivre. Cic.. ad Attic., XII, 2.

vré, tu as marché, écouté, causé, répondu au hasard; sais-tu bien ce que tu as pu dire ou entendre? As-tu bien pensé qu'en ce siècle, « le travers le plus funeste est la manie d'écouter, que les secrets sont dangereux à savoir, et qu'il y a bien des choses au monde qu'il n'est sûr ni de raconter ni d'apprendre 1? »

Va donc maintenant, choisis entre les angoisses du supplice et les turpitudes de l'adulation. Sauve ta vie; baise la main et la poitrine de César, comme tes affranchis baisent la tienne; appelle-le maître, roi, comme ils t'appellent; appelle-le dieu, nom que tes affranchis ne te donnent pas. Cours t'essouffler à ses salutations du matin; suis à pied sa litière; fais des vœux pour sa voix céleste, et pour cette déesse née d'hier, la fille de Poppée : pauvre homme, esclave de Néron, comme nous sommes tes esclaves ! Faistoi étouffer pour aller entendre Néron au théâtre, et meurs de faim plutôt que d'en sortir. Ton patrimoine, tes villas, tes esclaves, toute ta gloire et ta magnificence, éclat funeste, dangereuse fortune! Aie soin d'en léguer, par un testament bien public, une large part à Néron, une portion assez forte encore à Tigellin ou à d'autres, de peur que Néron mécontent ne te prenne le tout et ta vie en même temps. Bois ton vin de Chios, ris avec tes amis, écoute tes concerts, couronne-toi de fleurs; sois heureux, plein de joie mais tremble pour ta vie, et prends garde de ne pas coudoyer l'affranchi de quelque délateur!

Resterait maintenant à parler de César, le degré suprême de cette hiérarchie, le tyran suprême de tant de tyrans et de tant d'esclaves. Mais sur ce point, j'en ai dit assez, j'ai assez fait voir dans les longs développements que j'ai

1. Teterrimum vitium auscultatio, etc. (Senec., de Trang. animi, 12.

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