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Ainsi Rome a été faite pour être toujours, d'une façon ou d'autre, capitale du monde; elle n'existe qu'à cette condition. Rome, dont le voisinage immédiat est depuis deux mille ans infertile, Rome, qui n'a jamais connu ni l'industrie ni le commerce, Rome ne peut vivre matériellement que par une force politique ou morale qui lui attire les hommages, non pas seulement d'un pays, mais de l'univers. Le jour où cette souveraineté lui a été momentanément retirée par la translation du saint-siége à Avignon, Rome s'est mise à dépérir; le jour où cette souveraineté lui serait encore retirée, Rome marcherait vers une ruine prompte et inévitable; elle finirait par être effacée du monde comme inutile 1.

Mais il faudrait dire maintenant comment les vertus et les gloires de l'ancienne Rome se sont trouvées doublées, agrandies, disons mieux, sanctifiées dans la Rome nouvelle; comment l'œuvre que l'une essayait en s'aidant de la force matérielle et dévastatrice, a été achevée par l'autre avec le seul secours de la puissance spirituelle, vivifiante et salutaire. Rome chrétienne n'a d'autres armes que les armes spirituelles de la vérité et de la charité. Comme tout à l'heure nous le lisions dans saint Paul, elle << ne marche pas et ne combat pas selon la chair » ; mais ses armes spirituelles sont « puissantes en Dieu pour la destruction des remparts » ennemis, « pour renverser toute hauteur qui prétend s'élever contre la science de Dieu, pour réduire en servitude toute intelligence sous l'obéissance du Christ. » Par cette puissance, le successeur désarmé de Pierre accomplit l'œuvre que le grand César avait manquée. Par cette puissance, il purifie les vertus de l'antique

1. J'écrivais ceci en 1843 et n'ai pas à le changer (octobre 1867). 2. II, Cor., X, 4, 5.

Rome, il efface ses souillures; au lieu de l'erreur et de la confusion païenne, au lieu de cette lutte entre la tradition et la philosophie, dans laquelle l'une et l'autre avaient fini par se perdre, il donne au monde une foi pure, certaine, précise, invariable, plus vivace que toute tradition, plus sublime que toute philosophie, parce qu'elle est appuyée sur la plus immuable de toutes les traditions, parce qu'elle est éclairée par le plus divin de tous les enseignements.

Aussi, cette loi de progrès, d'égalité, de civilisation, que les peuples avaient espérée de Rome païenne, c'est de Rome chrétienne qu'ils l'ont obtenue. C'est à elle qu'il appartenait de porter, sur les plaies de l'antagonisme païen, le baume que l'ancienne Rome s'était si follement vantée de posséder; de relever le sentiment humain, sans anéantir la force du lien politique; de rétablir la justice dans les lois et l'humanité dans les mœurs, sans ébranler la vertu des peuples et leur morale; d'émanciper l'esclave, sans mettre l'homme libre en danger; d'affranchir la femme, sans lui enseigner le mépris du mariage. Car elle seule connaissait, et pour la vertu des hommes une base nouvelle, et pour la société humaine un tout autre fondement, et pour l'homme une tout autre sûreté, et pour le mariage une dignité tout autre et un tout autre respect.

De cette ville qui avait enseigné au monde l'inhumanité et la corruption, partirent donc toutes les notions et tous les préceptes qui adoucirent et qui réformèrent les mœurs, qui firent disparaître la cruauté des supplices, qui supprimèrent les combats de gladiateurs, qui ennoblirent la femme, qui donnèrent au mariage sa sainteté et sa perpétuité. Dans ces amphithéâtres souillés par le sang, dans ces temples témoins d'impurs mystères, elle planta l'image du Dieu de charité et le culte de la Vierge des vierges. Grâce à

la ville des Césars, la modération et la justice furent enseignées au prince, en même temps que l'obéissance au sujet. Par elle furent abolis (jusqu'au jour où l'athéisme moderne commencera à les relever),-le nationalisme antique, c'està-dire l'hostilité absolue, radicale, nécessaire de nation à nation; l'aristocratie antique, c'est-à-dire la supériorité absolue, radicale, oppressive, d'une classe et d'une race d'hommes sur une autre; le despotisme antique, c'està-dire le droit illimité d'un pouvoir qui ne reconnaît pas de loi sur la terre, parce qu'il ne reconnaît pas de justice dans le ciel.

Sous le sceptre de l'antique Rome, l'art, la poésie, l'éloquence, loin de se développer par l'union de tant de peuples, avaient plutôt tendu à se dégrader. Sous le règne de la Rome nouvelle, un idéal nouveau et bien supérieur s'est offert à la poésie et aux arts. La pensée humaine, plus libre, par cela même qu'elle reconnaissait ses véritables limites et ses véritables lois, a enfanté de nouveaux chefs-d'œuvre. Dans l'ordre matériel, le travail a été émancipé, l'industrie est sortie d'esclavage: le monde est devenu plus riche, non de cette fausse richesse qui se révèle par la multiplication des joies sensuelles et par un luxe meurtrier pour le pauvre, mais riche de la richesse véritable, de celle qui est la récompense du travail, de celle qui donne le pain au pauvre, le secours au malade, à la société humaine une race d'hommes puissante et vigoureuse, de celle dont il est dit : « Parce que tu vivras du travail de tes mains, tu es heureux, et le bien te sera donné1. >>

En un mot, l'antique Rome gouvernait par une loi

1. Psalm., CXXVII, v. 2. Labores manuum tuarum quia manducabis, beatus es, et bene tibi erit.

égoïste un monde essentiellement ennemi de lui-même; la Rome nouvelle a gouverné, par une loi de charité, un monde qu'unissait le précepte d'un fraternel accord. L'une a régné par la haine et la terreur, l'autre par l'espérance et l'amour; l'une, tremblant en même temps qu'elle voulait se rendre terrible, redoutait à la fois et méprisait le pauvre et le prolétaire, lui jetait du pain quand elle craignait sa révolte, le laissait mourir de misère et de faim lorsqu'elle n'avait pas à le craindre. Rome chrétienne n'a pas eu à redouter le pauvre et le prolétaire; mais par cela même que nul intérêt temporel ne commandait sa charité, elle s'est crue débitrice envers lui d'une charité plus grande; elle n'a pas pensé qu'elle pût jamais avoir pour lui trop de secours, trop de consolations, je ne dis pas assez, trop d'amour et trop de respect; elle l'a secouru, non par la frumentation ou la taxe des pauvres, déplorables remèdes co.nmandés par la peur aux peuples qui n'ont pas connu le christianisme ou qui l'ont laissé s'altérer en eux, mais par les inépuisables sacrifices d'un immense amour et d'un dévouement désintéressé. L'antique Rome avait établi son règne sur l'esclavage; et, comme toute société païenne, elle n'existait qu'à la condition de faire descendre, au-dessous de la dignité et des droits de l'homme, une grande partie des êtres humains. La Rome nouvelle, après avoir, pendant des siècles, porté une main prudente sur cette horrible plaie de l'esclavage, a fini par en triompher; et ce sont ses docteurs et ses pontifes, depuis saint Jean Chrysostome jusqu'à Grégoire XVI, qui ont condamné l'antique loi de la servitude.

Ainsi, Rome pauvre, faible, désarmée, a fait ce que Rome puissante, riche, belliqueuse, n'avait ni su, ni pu, ni osé faire. Ainsi s'est transformé et s'est sanctifié ce pon

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voir, auquel, depuis plus de deux mille ans, appartient la suprématie matérielle ou spirituelle sur le monde civilisé. Ainsi, la parole dominatrice n'a pas cessé de descendre des sept collines, glorieuses du noble sang de ces apôtres qui ont été, comme le chante l'Église universelle, les princes d'une royauté plus grande et plus vraie, et les fondateurs de Rome régénérée1. Il y a plus : l'ordre qui venait du Capitole ne passait pas l'Euphrate ni le Danube ; la voix qui descend du Vatican se fait entendre aujourd'hui par delà des mers dont les Césars ne soupçonnaient pas l'existence, et l'empire romain nous paraît bien petit, quand nous dessinons son circuit sur la carte du monde. chrétien.

CHAPITRE III

UN MOT DU PAGANISME MODERNE.

En touchant le terme de ce travail, en retrouvant, au sortir de tant de ténèbres, un air plus libre et plus pur, une pensée douloureuse demeure au fond de notre âme. Ces tristes siècles que nous venons de parcourir n'ont-ils pas quelque analogie avec le nôtre?

1.

Je ne suis pas le premier qui ait fait ce rapprochement.

O Roma felix, quæ duorum principum
Es consecrata glorioso sanguine,

Ho.am cruore purpurata, cæteras
Excedis orbis una pulchritudines.

(Hymne pour le jour de saint Pierre
et de saint Paul.)

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