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l'autre tout ce qu'il faut craindre 1. En dehors de ces deux termes il n'y a pas autre chose que des accidents venus du dehors, qui ne font pas que la raison soit meilleure ni qu'elle soit pire richesse ou pauvreté, santé ou maladie, puissance ou faiblesse, «< choses indifférentes2, simples avantages ou simples inconvénients extérieurs 3, dont la raison seule, par la manière dont elle les accepte, peut faire ou des biens ou des maux 4. Être couché dans un festin, ou placé sur un chevalet, sont en elles-mêmes choses indifférentes : mais l'un peut devenir un mal si la raison se laisse corrompre par la volupté; l'autre un bien, si la raison le subit avec courage, et de sa souffrance se fait une vertu 5. >>>

Or, la foule des hommes, trompés par ces biens, effrayés par ces maux prétendus, dévie de sa route, oublie sa nature, flétrit sa raison. La foule, ce sont les insensés (stulti, insani, idiotní). Le disciple de la sagesse (proficiens, studiosus), c'est celui qui, mieux instruit, travaille à atteindre le grand but de son être, et, s'il n'arrive pas à la perfection, en approche du moins ; celui qui cherche à vivre selon la nature, selon la raison, à effacer en lui l'amour des faux biens, la crainte des maux prétendus. Mais le sage, l'homme type, est celui qui, en amenant sa raison à son parfait développement, a accompli sa nature et consommé en lui le bien suprême. La perfection de la raison contient toute perfection: aussi le sage est-il parfaitement

1. Sola bona quæ honesta, mala quæ turpia (principe dominant de la morale stoïcienne). V. Épictète.-C'était aussi celui du cynique Démétrius. Senec., de Benef., VII, 2. - Et quant à Sénèque lui-même, V. Ep. 71, 76.

2. Media, αδιάφορα.

3. Commoda, incommoda. (Ep. 74.)

4. Sic quæ bona nec mala sunt contactu honesti bona sunt.

5. Jacere in convivio malum est, torqueri in equuleo bonum, si illud tur

piter, hoc honestè fit. (Senec., Ep. 71.)

6. V. Senec., Ep. 41, 71, 76.

libre; car son âme ne ressent pas les entraves apportées à a liberté de son corps: parfaitement sain; car nulle maladie ne saurait troubler l'équilibre de son âme : parfaitement riche; car il ne saurait souffrir d'aucune des atteintes de la pauvreté : il ne peut rien perdre; car il ne sentira le manque de rien. Sa vertu est le bien suprême et complet que nul caprice de la fortune ne peut lui ôter1.

Certes, il y a de l'élévation, de la noblesse, du désintéressement dans ce système : cet idéal du sage, but de tous les efforts, quoique impossible à atteindre, ne manque pas de grandeur. Mais n'y a-t-il pas dans cette doctrine quelque chose qui nous choque d'une manière invincible? et n'est-il pas évident dès le premier abord qu'elle ne saurait reposer que sur une erreur?

Quoi donc ! ce serait pour vivre selon notre nature que la vertu nous serait commandée! En s'élevant à cette vertu surhumaine, chimérique, impossible, le sage ne ferait que suivre sa nature! « Tous les vices, dit Sénèque, sont contre la nature 2. » C'est donc la nature qui nous commande le dévouement, l'abnégation, l'héroïsme ! qui nous fait braver la pauvreté, redouter le plaisir 3! qui nous interdit la pitié ! qui nous défend de pleurer nos fils! « La nature nous a engendrés sans vices; » (d'où les vices nous viennent-ils donc?), « sans superstition, sans perfidie; et même aujourd'hui » (je voudrais savoir si Sénèque en était bien sûr), « le vice n'est pas tellement maître du monde que la majorité des hommes ne préférât le bûcher de Régulus au lit efféminé de Mécénas *. >>

1. Nihil perdet quod perire sensurus sit. (Senec., de Constantiâ sapientis, 5.) 2. Omnia vitia contra naturam. (Ep. 122.)

3. In voluptate (disait Démétrius) nihil est quod hominis naturam proximam diis deceat. (Benef., VII, 2.)

4. De Vita beatâ, 3; Ep. 122; de Providentiâ.

Et remarquez cependant qu'ailleurs, par une sorte de révélation, Sénèque nous dit : « L'homme est bien méprisable s'il ne s'élève au-dessus de ce qui est humain 1. » Ailleurs il parle de vaincre avec les stoïciens la nature humaine 2; et son sage, ce type suprême, est si loin de notre nature, que, né dans le cerveau des philosophes, il n'a jamais existé que dans leur cerveau : ni Cléanthe, ni Zénon, ni Caton même, n'ont été des sages; tout le stoïcisme en convient.

Qui ne voit ici la double erreur du Portique? D'abord il méconnaît la nature complexe de l'homme. Parce que l'homme est un être raisonnable, il l'imagine et le traite comme un être tout entier raison, libre et des besoins du corps, et des affections du cœur, et de l'empire que l'imagination exerce. Il ne veut pas voir que, non-seulement pour la raison, mais aussi pour le corps, pour l'imagination, pour le cœur, l'homme a des biens à désirer, des maux à craindre. Il prend pour le tout ce qui n'est au plus que le principal.

Et d'un autre côté, il ignore (et, il faut le dire, il ignore forcément) que la nature actuelle de l'homme n'est pas sa nature primitive, qu'un principe nouveau y est entré et a changé la disposition première du Créateur. C'est là la grande erreur, l'erreur fatale de l'antiquité. Pourquoi le vice, si mauvais devant notre raison, est-il si adhérent à notre nature? Pourquoi, si contraire au bien de tous, estil si intime à chacun de nous? Cette question est la pierre d'achoppement de toute la philosophie païenne. Souvent pénétrante sur d'autres points, elle bégaie sur celui-là.

1. Quam contempta res est homo, nisi suprà humanum se erexerit! (Natur. quæst., I, 1.) ·

2. De Brevitate vitæ, 14.

Ainsi la base s'écroule, le principe est faux. Et, parce que la vertu stoïcienne repose sur une erreur, elle est par cela inême plus hyperbolique et plus rigide. Voyez comme Sénèque est dur à l'homme. Il ne croit pas notre courage faillible; il a pour nos souffrances des consolations pires que la souffrance: « Tu es malheureux : courage! la fortune t'a jugé son digne adversaire; elle te traite comme elle a traité les grands hommes. On te mène au supplice: courage! voilà bien les croix, le pal qui va déchirer tes entrailles, et tout le mobilier du bourreau; mais voilà aussi la mort. Voilà l'ennemi qui a soif de ton sang; mais auprès de tout cela, voilà aussi la mort. Que la mort te console. >>

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Voyez de quelle étrange façon, dans son exil, ce tendre fils console sa mère : il lui rappelle tous ses autres malheurs, la perte d'un mari, celle d'un frère, et « ce sein qui avait réchauffé trois petits-fils recueillant les os de trois petits-fils. Me trouves-tu timide? J'ai fait étalage de tous tes maux devant toi. Je l'ai fait de grand cœur, je ne veux pas tromper ta douleur, je veux la vaincre... Oui, ta blessure est grave. Elle a percé ta poitrine, pénétré jusque dans tes entrailles. Mais regarde les vieux soldats qui ne tressaillent même pas sous la main du chirurgien, et lui laissent fouiller leurs plaies, découper leurs membres, comme si c'étaient ceux d'un autre... » Vétéran du malheur, « point de cris, de lamentations, de douleurs de femme. Si tu n'as pas encore appris à souffrir, tes maux ont été sans fruit. Tu as perdu toutes tes douleurs 3! »>

Il fait de même pour toutes les mères et pour tous les

1. De Providentiâ, 3.

2. Ad Marciam consolatio, 20.

3. Ad Helviam consolatio, 3.

deuils : « La perte d'un fils n'est pas un mal. C'est sottise que de pleurer la mort d'un mortel. Le sage peut bien perdre son fils: des sages ont tué le leur! » Voilà tout ce qu'il a de consolations pour la gémissante famille humaine. Et il ne faut même pas que la vertu trouve en elle quelque satisfaction; il ne faut pas qu'on la recherche pour le plaisir intérieur qu'elle procure. Comme Dieu, Sénèque élève durement l'homme de bien. Il défend qu'on ait pitié de lui. Enfin son suprême modèle est le sage de Zénon, l'homme que n'atteint aucune faiblesse, aucune passion, aucune sympathie humaine, parfait jusqu'à l'insensibilité, Dieu moins la bonté et la miséricorde. « Il n'est au pouvoir de personne de lui rendre service ni de lui nuire ; l'injure ne l'atteint pas, il a la conscience de sa propre grandeur?. Il n'est jamais ni pauvre, ni exilé, ni malade, parce que son âme » (je dirais son orgueil) « lui tient lieu de richesse, de santé, de patrie. »>

Le sage se garde « de tomber dans la compassion. La pitié, que de vieilles femmes et de petites filles ont la simplicité de prendre pour une vertu, est un vice, une maladie de l'âme, une pusillanimité de l'esprit qui s'évanouit à la vue des misères d'autrui, un excès de faveur pour les malheureux, une sympathie maladive qui nous fait souffrir des souffrances d'autrui, comme nous rions de son rire ou bâillons de son bâillement..... L'âme du sage ne peut être malade, il ne s'attriste pas de sa propre misère; peut-il s'attrister de celle d'autrui? Le sage ne s'apitoie jamais; il ne pardonne pas 3. »

1. Nunquàm boni viri miserendum. (De Provid., 1.)

2. De Const. sapientis, 3.

3. Misericordia est ægritudo animi... Sapiens non miseretur... Non ignoscit, etc. Ces passages, extraits de Sénèque (de la Clémence, II, 4, 5 et 6), expriment la pure doctrine du stoïcisme, comme on la trouve aussi

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