Obrazy na stronie
PDF
ePub

« Il faut être juste, disait sèchement Cicéron, même envers les gens de la condition la plus vile. La plus vile condition est celle des esclaves; il faut les traiter en salariés, exiger leurs services, leur donner le nécessaire 1. » Et Cicéron rougit ailleurs du regret qu'il éprouve de la mort d'un de ses esclaves 2. Sénèque parle bien autrement : « Ce sont des esclaves? Dites des hommes, dites des commensaux, dites de moins nobles amis; dites plus, des compagnons d'esclavage; car la fortune a sur nous les mêmes droits que sur eux. Celui que tu appelles ton esclave est né de la même souche que toi; il respire le même air, il mourra de la même mort. Consulte-le; admets-le à tes entretiens, admets-le à tes repas. Vis avec ton inférieur comme tu voudrais que ton supérieur vécût avec toi. Ne cherche pas à te faire craindre; qu'il te suffise ce qui suffit à Dieu, le respect et l'amour3. »

Sur un autre point encore, comparons à Sénèque Cicéron, cet esprit incontestablement plus élevé, cette ame plus désintéressée et plus pure : « Quelques-uns pensent, dit-il, que les combats de gladiateurs ne laissent pas que d'être inhumains; et je ne sais s'ils n'ont pas raison, en parlant de ces jeux tels qu'ils sont aujourd'hui. Mais quand on n'y voyait combattre que des coupables..., nul spectacle ne pouvait être plus propre à nous fortifier contre la douleur et contre la mort. » Et ailleurs : « Tu n'a pas à regretter, écrit-il à son ami, les chasses dont Pompée nous a donné le spectacle. Il y en a eu, pendant cinq jours, deux dans chaque journée, et magnifiques; personne ne le nie.

1. De Offic., et ailleurs : « Adhibenda sævitia ut heris in famulos. » (De Off., II, 7.)

2. Attic., I, 11.

3. Ep. 47.

4. Tuscul., II, 17.

Mais quel plaisir peut éprouver un homme bien élevé, à voir un malheureux faible et tremblant, déchiré par quelque bête vigoureuse, ou, au contraire, quelque bel animal percé d'un coup d'épieu? Si cela est à voir, tu l'as déjà vu; et pour moi, qui viens d'en être spectateur, ce n'est rien de nouveau1. »

Sénèque ne parle pas avec cette indifférence. Ces mêmes jeux, qui n'inspirent à Cicéron que l'ennui et la satiété, Sénèque les reproche à Pompée comme un crime 2. « Par hasard, dit-il encore, je suis tombé au milieu d'un spectacle de midi 3; j'y cherchais des jeux et quelque joyeux délassements : j'ai trouvé des combats auprès desquels ceux du matin sont quelque chose d'humain et de miséricordieux... L'homme, cette chose sacrée, l'homme est livré à la mort par forme de récréation et de jeux, et celui auquel on ne devrait pas même apprendre à recevoir et à donner des blessures, est jeté sur l'arène nu et désarmé. Sans colère, sans crainte, à titre de passe-temps, l'homme donne la mort à l'homme, et l'agonie d'un mourant fait la joie du spectacle *. » Et Sénèque n'est pas touché de cette excuse que Cicéron admet volontiers : ce sont des coupables. «Ils ont mérité la mort, je le veux bien; mais vous, quel crime avez-vous commis pour mériter d'être spectateur de leur supplice 5? >>

Mais, « dirons-nous seulement qu'il faut épargner le

1. Fam., VIII, 1.

2. De Brevitate vitæ, 13, 14.

3. V. ci-dessus, p. 151.

4. « Homo res sacra... Satis spectaculi in homine mors est... Homo hominem, non timens, non iratus, tanquam spectaturus, occideret. » (Ep. 7, 90, 95.)

5. Ep. 7. Pline, venant après Sénèque, exprime aussi une certaine horreur, mais bien modérée, pour l'effusion du sang dans l'arène. Hist. nat., XXVIII, 1.

sang humain? Rare vertu, quand on est homme, de vivre en paix avec les hommes! Belle gloire d'épargner ceux qu'on doit servir? » Allons plus loin; « disons qu'il faut tendre la main au naufragé, montrer la route au voyageur qui s'égare, partager son pain avec celui qui a faim... La nature a fait nos mains pour que nous nous aidions les uns les autres..... Et, selon sa loi, il est plus malheureux de donner la mort que de la souffrir 1. » Allons plus loin encore: il ne suffit pas de secourir; il faut secourir de bonne grâce : « L'aumône n'est un bienfait que par la bonne volonté qui l'inspire. » Il faut secourir sans bruit, en silence, sans humilier celui qui reçoit. Il faut secourir non-seulement l'ami, mais l'inconnu; non-seulement l'homme libre, mais l'esclave; non-seulement l'homme reconnaissant, mais l'ingrat; non-seulement l'homme inoffensif, mais celui qui est notre ennemi 2. Partout où il y a un homme, il y a place au bienfait 3. >>>>

Il faut donc secourir même ses ennemis. La vengeance, si admise et si admirée qu'elle soit du vulgaire, est un vice et une faiblesse; s'il faut punir, punissons pour corriger l'homme pervers, non pour rendre à notre ennemi le mal qu'il nous a fait 5.

Voilà comme parlait Sénèque en ce siècle infâme et cruel qui avait accumulé toutes les corruptions. Ce n'était,

1. Ep. 95.

2. «Non est beneficium nisi quod a bona voluntate proficiscitur.» (De Benef., VI, 9. Ibid., II, 9; VII, 31.) « Etiam ignotis succurrere. » (De Irå, 1,5.) 3. De Vitâ beatâ, 24.

4. «Opem ferre etiam inimicis miti manu. » (De Otio sap., 28.) Cicéron disait seulement : « Il y a une mesure à garder dans la vengeance. » (Off., I, 11.)

5. «Inhumanum verbum, ut quidem pro justo receptum, ultio. » (de Irâ, II, 32.) «Non se ulciscitur, sed illos emendat. » (De Constant. sap., 12; de Irâ, I, 5; II, 31; de Clem., I, 22; II, 7.) - V., cependant, de Benef.,

certes, pas autour de lui, à la cour de Messaline ou de Néron, qu'il avait puisé des pensées aussi hautes. Ce n'était même pas dans l'antiquité chez les plus grands philosophes de la Grèce, ces mêmes pensées sur l'essence divine, sur les rapports de l'homme avec Dieu, sur les rapports de l'homme avec l'homme, ne se retrouvent qu'éparses, incomplètes, indistinctes; pour qu'elles se dessinassent avec une netteté et avec un ensemble jusque-là inconnus, il fallait le rhéteur Sénèque, cet homme élevé parmi les arguties de l'école, ce courtisan parfois si infâme de Néron. A partir de Sénèque, ou, si l'on veut, de son époque, à partir de ce règne odieux de Néron, ces nobles idées se popularisent, entrent dans le domaine commun de la philosophie, sont confirmées et développées après Sénèque par Épictète, après Épictète par Marc-Aurèle.

Comment de si nobles pensées ont-elles une date si étrange? Comment ces hommes, la plupart inférieurs, pour le génie, aux grands maîtres de la Grèce, ont-ils entrevu plus nettement la vérité? Comment Sénèque, ce déclamateur, qui paraît souvent ne penser qu'à arrondir sa phrase, rencontre-t-il, pour remplir sa période, tel ou tel rayon de vérité qui a échappé à la haute vue d'un Platon, à la sagacité d'un Aristote, à la sagesse d'un Socrate? Il ne pense, il ne croit, il ne pratique rien de ce qu'il dit, je le veux bien; il est rhéteur et non philosophe. Mais comment le rhéteur a-t-il eu des éclairs de vérité que n'avait eus nul philosophe?

Voilà le problème qui ne sera résolu qu'après le complet examen du néo-stoïcisme. Aussi bien, est-il temps de montrer ses faiblesses et de faire voir par quel côté il tenait aux misères de l'humanité, aux misères des siècles païens, aux misères de son propre temps.

§ III.

VICES ET IMPUISSANCE DU NÉO-STOÏCISME.

La philosophie nouvelle, nous venons de le dire, repoussait toute spéculation et prétendait n'enseigner que la morale. Mais quelle base donner à cette morale? En vertu de quelle puissance dicter à l'homme ses devoirs? C'est la question qui se présentait nécessairement devant elle et qui se présente à nous lorsque nous lisons Sénèque.

Aussi cet homme qui repousse le dogme à chaque instant, malgré lui revient au dogme, c'est-à-dire à ces idées panthéistiques qui lui furent léguées comme le vieux mobilier de Zénon. Sans cesse, malgré ce que nous venons de citer tout à l'heure, il voit en Dieu l'âme universelle; dans les âmes humaines, de pures émanations de son essence'; dans le monde, un grand animal mù et conduit par Dieu comme le corps l'est par son âme 2; dans la matière, quelque chose d'éternel, d'universel, de coexistant à Dieu. Au-dessus de ces deux grands êtres universels, si je puis ainsi m'exprimer, Dieu et la matière, il faut que quelque chose soit, pour les rapprocher et les tenir unis; et quelle autre chose, sinon une loi fatale, suprême, invincible, à laquelle sont soumis et les corps et les âmes, et les génies ou les dieux, et Dieu lui-même? Enfin Sénèque attend l'in

1. Ep. 31; de Provid., 1; de Vità beatâ, 32.

2. « Universa ex Deo et materiâ constant. Deus ista temperat quæ eircumfusa rectorem sequuntur... Quem in mundo locum Deus obtinet, hunc in homine animus; quod est illi materia, in nobis corpus est. » (Ep. 65.) « Quid est Deus? mens universi; quod vides totum et quod non vides totum.» (Nat. quest. proœm.) « Vis (Deum vocare) mundum? Ipse enim est quod totum vides, et se sustinet vi suà. » (Ibid., II, 45.) Totum hoc quo continemur, et Deus et unum est. » (Ep. 92.) — Et Lucain :

Jupiter est quodcumque vides, quocumque movemur.
(Pharsale, IX.)

« PoprzedniaDalej »