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l'ordre des connaissances directement vérifiables ou démontrables, l'esprit humain avait produit de plus significatif : elle a vu là le soutien nécessaire de son élan, quand même ce n'était pas une partie du matériel ou de l'objet de sa tâche. Pas plus qu'elle ne s'est dispensée de consulter la science positive, elle n'a point admis qu'elle fît double emploi avec elle, et qu'elle eût simplement à redire dans un autre langage, forcément plus vague et moins autorisé, ce que la science positive avait déjà énoncé sans son aveu. Elle a estimé, même chez les positivistes, qu'il y a des exigences intellectuelles auxquelles les sciences positives ne satisfont pas; que non seulement les procédés par lesquels elles se sont constituées restent objets d'étude, mais encore que leur unité reste à découvrir après elles, comme après elles subsiste le problème de leur portée spirituelle ou humaine. La science, sans l'intelligence qui l'interprète philosophiquement, reste à nos yeux incomplète, si puissante qu'elle soit dans son domaine aussi a-t-on vu chez nous de grands savants compléter leurs inventions et leurs découvertes par l'explication philosophique de la science où ils étaient maîtres : il est à peine nécessaire de rappeler ce qu'ont fait dans ce sens Claude Bernard et Henri Poincaré. La tendance à voir, dans la science même, l'humanité ou l'esprit au-dessus de son ouvrage est donc l'un des mobiles décisifs de notre activité philosophique. Or cette tendance s'est à son tour constamment entretenue et fortifiée par la curiosité qui s'est toujours attachée chez nous aux diverses formes du développement de l'âme humaine. L'étude de la vie intérieure sous tous ses aspects a été pour nous une étude de prédilection. Elle a affecté bien des manières et bien des degrés différents d'importance. Elle a été parfois l'œuvre de celui qui en était le sujet. Elle a été alors l'effet de ce dédoublement singulier grâce auquel l'être qui agit, pense, sent, se voit agir, penser, sentir, et de ce genre d'analyse aiguë qui ne se contente pas d'ob

server les états d'âme comme ils se produisent, qui les fixe au passage pour en noter les nuances fugitives, pour en scruter les causes les plus subtiles et les plus secrètes, pour en relever ce qui fait qu'ils n'appartiennent qu'à une personne unique, comme Montaigne qui a tiré de cette libre et souple réflexion sur soi un livre inimitable. « C'est une épineuse entreprise, disaitil, et plus qu'il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis intimes, de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations... Il y a plusieurs années que je n'ai que moi pour visée de mes pensées, que je ne contreroolle et étudie que moi; et, si j'étudie autre chose, c'est pour soubdain la coucher sur moi, ou en moi, pour mieux dire. » (II, chap. VIII.) Certes ce don de faire ressortir la complexité et de dépeindre les agitations plus ou moins profondes d'une vie intérieure plus ou moins calme, plus ou moins tourmentée n'a jamais manqué à notre littérature, et après les Essais de Montaigne on pourrait au moins rappeler les Confessions de Rousseau; mais l'homme auquel s'est appliquée notre littérature de psychologues moralistes n'a presque jamais été aussi individuel que cela! Ce serait déjà trahir Montaigne que de lui prêter, comme l'a fait Pascal, le simple projet de se pénétrer soi-même : ce qu'il cherche à saisir en lui, c'est quelque chose de cette nature humaine générale que le milieu social, les conditions historiques, le tempérament particularisent en mille façons. « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition. Le premier, je me communique un second par mon être universel. » (III, 1.) Au surplus, de cette connaissance de soi, éclairée et suscitée par ce que l'on raconte des autres, il prétend tirer des leçons de sagesse. C'est dans la peinture de l'homme en société, de l'homme universel, c'est là et plus que dans celle de l'homme individuel et solitaire, que s'est déployée cette riche psychologie de nos moralistes français, matière déjà

solide de la psychologie philosophique et même scientifique. Cette faculté de saisir au plus loin dans l'intérieur de l'homme le ressort de ses actions et de ses passions, l'accord ou la contrariété de ses tendances, nos philosophes eux-mêmes l'exercent avec une perspicacité remarquable: un Descartes, un Pascal, un Malebranche, un Maine de Biran illustrent leurs doctrines des plus riches et des plus pénétrantes observations sur tous les mouvements de l'âme humaine. Or l'existence chez nous d'une littérature si considérable de moralistes, le fait que nos grands philosophes ont eux-mêmes pratiqué avec tact l'analyse psychologique et morale de l'homme, ne sont pas sans expliquer certains caractères de notre philosophie même. Plus libre d'allure ou plus technique, plus ou moins informée selon les cas par un objet universel, la connaissance de la nature humaine est toujours comme une puissance virtuelle de critique à l'égard des doctrines qui construisent dans l'abstrait et qui exagèrent presque toujours leurs prétentions dans la mesure où elles se vident de notions concrètes. C'est le propre de la philosophie française d'avoir presque toujours répugné à s'appuyer essentiellement sur des concepts qui ne seraient que dialectiquement définis, à admettre un déploiement des idées hors de sujets réels elle n'a jamais admis que ses procédés de spéculation les plus hardis pussent se dégager des conditions normales dans lesquelles opère la pensée humaine, et ne pas laisser à celle-ci une place éminente dans le monde.

Par là s'explique aussi qu'elle ait tendu à susciter l'action, et non pas seulement à rendre raison des actes. Elle n'a jamais cru qu'elle existât uniquement pour l'accroissement d'une science contemplative, mais elle a estimé qu'elle avait encore à procurer le perfectionnement des volontés. Elle a été d'elle-même une doctrine des valeurs et de la vérité pratique autant qu'une doctrine de l'existence des choses et de la vérité théo

rique. Et déjà, parce qu'elle a cherché à déterminer l'idéal à réaliser, elle s'est défendue de la forme systématique étroite qui fait de l'action humaine une sorte d'événement fixé dès à présent et qui semble fermer le monde aux possibilités d'avenir. De plus, parce qu'elle n'est point désintéressée de la pratique, elle n'a jamais imaginé que les fins proposées à l'homme pussent s'établir hors de la conscience et par un renversement radical de ce que la conscience énonce : elle a pu assigner à la notion de devoir d'humbles ou de sublimes origines: mais elle n'a jamais songé à entacher de servilité les devoirs que l'humanité commune reconnaît comme siens; c'est même parfois pour défendre ces devoirs contre la défiguration que leur imposaient certaines conventions et certaines pratiques de la vie sociale, c'est pour les retrouver dans leur simplicité profonde et dans leur pureté, qu'elle a semblé rompre avec des conceptions traditionnelles. Surtout ce qu'elle ne laisse point exclure ou effacer, ce sont ces idées de droit, de justice, de dignité qui doivent valoir pour les rapports des peuples comme des individus.

Eh bien! si ce sont là quelques-uns des traits par lesquels se caractérise la philosophie française, nous pouvons bien dire qu'elle n'a usé de notre esprit national que pour accomplir son œuvre dans un sens universel et sans préjugé national. Elle a été accueillante à bien des conceptions qui lui sont venues d'autres pays; qui parfois lui ont rendu le service de lui présenter des faces des choses qu'elle n'avait pas ellemême suffisamment considérées; mais si elle a dû aussi imposer des limites à cet accueil, cette réserve pourrait s'expliquer autrement que par des préjugés,

et par d'assez bonnes raisons. Eût-elle mieux fait de paraître recevoir ce qu'elle ne se sentait pas toujours capable de bien entendre et de bien suivre? En tout cas les tendances que nous avons signalées ont suffisamment animé son esprit d'organisation et de

recherche pour que chez nous aient pu être débattus, avec les plus riches éléments d'information et de discussion, les plus importants problèmes philosophiques. Passer en revue comme nous allons tâcher de le faire la philosophie française, c'est bien prendre conscience de toutes les questions philosophiques que les temps modernes ont posées et des principales conceptions qu'ils ont apportées pour les résoudre.

Nous ne pouvons pas certes songer à analyser toutes les doctrines dans le détail : ce n'est pas d'ailleurs notre intention. Ce que nous voudrions, ce serait marquer quelle nouveauté de pensée et quelle suite d'idées les caractérise; sous quelles formes elles ont parfois spécialisé, pour le plus grand progrès de l'esprit humain, des questions jusqu'alors trop indéterminées; quelles raisons les ont provoquées à être, parfois à se combattre, parfois à se compléter. Tout en nous conformant le plus possible à l'ordre historique des doctrines, en respectant même le plus souvent la physionomie individuelle sous laquelle elles ont apparu, ce que nous désirons surtout, c'est en interpréter et en expliquer le développement.

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