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ferme et même leste encore, et d'un ton, d'une politesse qui, comme son génie, n'est qu'à lui seul ! Le cœur me battait avec violence en entrant dans la cour de ce château consacré depuis tant d'années par la présence d'un grand homme. Arrivée à l'instant si vivement désiré, que j'étais venue chercher de si loin, et que j'obtenais par tant de sacrifices, j'aurais voulu différer un bonheur que j'avais toujours compris dans les vœux les plus chers de ma vie ; et je me sentis comme soulagée quand madame Denis nous dit qu'il était allé se promener. Madame Cramer, qui nous avait accompagnés, alla au-devant de lui pour m'annoncer ainsi que mon frère, et lui porter les lettres de mes amis. Il parut bientôt, en s'écriant: Où est-elle cette dame? où estelle ? C'est une ame que je viens chercher. Et comme je m'avançai : On m'écrit, Madame, que vous êtes toute ame. - Cette ame, Monsieur, est toute remplie de vous, et soupirait, depuis long-tems, après le bonheur de s'approcher de la vôtre.

Je lui parlai d'abord de sa santé, de l'inquiétude qu'elle avait donnée à ses amis. Il me dit ce que ses craintes lui font dire à

tout le monde, qu'il était mourant, que je venais dans un hôpital, car madame Denis était elle-même malade, et qu'il regrettait de ne pouvoir m'y offrir un asile.

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Dans ce moment, il y avait une douzaine de personnes dans le salon : notre cher Audibert était de ce nombre. J'avais été désolée de ne pas le trouver à Marseille; je fus enchantée de le rencontrer à Ferney. M. Poissonnier venait aussi d'y arriver; il n'avait pas encore vu M. de Voltaire : il alla se placer à ses côtés, et ce fut pour lui parler sans cesse de lui. M. de Voltaire lui dit qu'il avait rendu un grand service à l'humanité, en trouvant des moyens de dessaler l'eau de la mer. Oh, Monsieur! lui dit-il, je lui en ai rendu un bien plus grand depuis ; j'étais fait pour les découvertes: j'ai trouvé le moyen de conserver des années entières de la viande sans la saler. Il semblait qu'il fût venu à Ferney pour se faire admirer, et non pour rendre hommage à M. de Voltaire. Oh! combien il me paraissait petit! Que la médiocrité vaine est une misérable chose à côté du génie modeste et indulgent! car M. de Voltaire paraissait l'écouter avec indulgence; pour moi j'étais impatientée à

l'excès. J'avais les oreilles tendues pour ne rien perdre de ce qui sortait de la bouche de ce grand homme, qui dit mille choses aimables et spirituelles avec cette grâce facile qui charme dans tous ses ouvrages, mais dont le trait rapide frappe plus encore dans la conversation. Sans empressement de parler, il écoute tout le monde avec une attention plus flatteuse que celle qu'il a peut-être jamais obtenue lui-même. Sa nièce dit quelques mots : ses yeux pleins de bienveillance étaient fixés sur elle, et le plus aimable souris sur sa bouche. Dès que M. Poissonnier eut assez parlé de lui, il voulut bien céder sa place. Pressée par un vif desir , par une sorte de passion qui surmonta toute ma timidité, j'allai m'en emparer. J'avais été un peu encouragée par une chose aimable qu'il avait déjà dite sur moi ; son air, ses regards, sa politesse avaient banni toutes mes agitations, et me laissaient toute entière à mon doux enthousiasme. Jamais je n'avais rien éprouvé de semblable; c'était un sentiment nourri, accru pendant dix ans, dont, pour la première fois, je pouvais parler à celui qui en était l'objet je l'exprimai dans tout le

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désordre qu'inspire un si grand bonheur. M. de Voltaire en parut jouir : il arrêtait de tems en tems ce torrent par des paroles aimables Vous me gatez, vous voulez me tourner la tête et quand il put me parler de tous ses amis, ce fut avec le plus grand intérêt! Il me parla beaucoup de vous, de sa reconnaissance pour vos bontés', c'est le mot dont il se servit; du maréchal de Richelieu. Combien, me dit-il, sa conduite m'a surpris et affligé ! Il parla beaucoup de M. Turgot: il a, dit-il, trois choses terribles contre lui, les financiers, les fripons et la goutte. Je lui dis qu'on pouvait y opposer ses vertus, son courage et l'estime publique. Mais, Madame, on m'écrit que

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1 M. Suard, dans son discours de réception à l'Académie, en 1774, avait fait un grand éloge de M. de Voltaire. En 1772, M. l'abbé Delille et M. Suard avaient été élus le même jour par l'Académie. Le maréchal de Richelieu, qui voulait y faire entrer ses protégés, poursuivit Louis XV pour l'engager à rejeter l'un et l'autre choix, et y parvint en les lui représentant comme deux encyclopédistes. C'est à l'occasion de cette nomination, qui avait si fort contrarié le maréchal, qu'il renonça à venir aux séances de l'Académie : C'est, disait-il, un despotisme intolérable; chacun y fait ce qu'il veut.

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vous êtes de nos ennemis. Eh bien ! Monsieur, vous ne croirez pas ce qu'on vous écrit, mais vous me croirez peut-être. Je ne suis l'ennemie de personne. Je rends hommage aux vertus et aux lumières de M. Turgot;mais je connais aussi à M. Necker de grandes vertus et de grandes lumières que j'honore également. J'aime d'ailleurs sa personne, et je lui dois de la reconnaissance. Comme je prononçai ces paroles d'un ton sérieux et pénétré, M. de Voltaire eut l'air de craindre de m'avoir affligé. « Allons, Madame, me dit-il d'un air aimable, calmezvous. Dieu vous bénira; vous savez aimer vos amis. Je ne suis point l'ennemi de M. Necker, mais vous me pardonnerez de lui préférer M. Turgot. N'en parlons plus. »

En quittant le salon, il m'a priée de regarder sa maison comme la mienne. Déjà il avait oublié qu'il venait de me dire qu'il était désolé de ne pouvoir m'y offrir un asile.... Je vous en supplie, Madame, en regrettant bien de ne pouvoir vous en faire les honneurs. Je me suis bornée à lui demander la permission de venir passer quelquefois une heure à Ferney pour demander

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