Quelle noblesse dans le début ! quelle importance on donne au projet de ce palais ! que de circonstances adroitement accumulées pour en relever la magnificence et la beauté ! et quand l'imagination a été bien pénétrée de la grandeur de l'objet, l'auteur amène un patre, enrichi du péage des rivières, qui achète à deniers comptans cette royale maison, pour l'EMBELLIR et la rendre PLUS DIGNE DE Lui. Il est bien extraordinaire qu'un homme qui a enrichi notre langue de tant de formes nouvelles, et qui avait fait de l'art d'écrire une étude si approfondie, ait laissé dans son style des négligences, et même des fautes qu'on reprocherait à de médiocres écrivains. Sa phrase est souvent embarrassée; il a des constructions vicieuses, des expressions incorrectes, ou qui ont vieilli. On ne dirait plus aujourd'hui, en parlant de la peinture que fait Théophraste des athéniens: Nous admirons de nous y reconnaître nous-mêmes. On a pu dire comme La Bruyère: Dans l'esprit de contenter ceux qui, etc., pour dire dans la vue de contenter, etc. Mais il dit dans la préface de son discours de réception à l'Académie : Le lendemain de la prononciation de ma harangue; je doute que cette locution ait jamais été autorisée dans notre langue. Il me semble que La Bruyère avait encore plus d'imagination que de goût, et qu'il recherchait plus la finesse et l'énergie des tours, que l'élégance et l'harmonie de la phrase. Je ne rapporterai aucun exemple de ces défauts, que tout le monde peut relever aisément ; mais il peut être utile de remarquer des fautes d'un autre genre, qui sont plutôt de recherche que de négligence, et sur lesquelles la réputation de l'auteur pourrait en imposer aux personnes qui n'ont pas un goût assez sûr et assez exercé. N'est-ce pas exprimer, par exemple, une idée peut-être fausse par une image bien forcée et même obscure, que de dire : « Si la pauvreté est la mère des crimes, le « défaut d'esprit en est le père. » La comparaison suivante ne paraît pas d'un goût bien délicat : « Il faut juger << des femmes depuis la chaussure jusqu'à << la coiffure exclusivement; à-peu-près « comme on mesure le poisson, entre tête * et queue. * On trouverait aussi quelques traits d'un style précieux et maniéré. Marivaux aurait pu revendiquer cette pensée: «< Personne << presque ne s'avise de lui-même du mérite « d'un autre. » Mais ces taches sont rares dans La Bruyère. On sent que c'était l'effet du soin même qu'il prenait de varier ses tournures et ses images; et elles sont effacées par les beautés sans nombre dont brille son ouvrage. Je terminerai cette analyse par observer que cet écrivain, si 'original, si hardi, si ingénieux et si varié, eut de la peine à être admis à l'Académie française, après avoir publié ses Caractères. Il eut besoin de crédit pour vaincre l'opposition de quelques gens de lettres qu'il avait offensés, et les clameurs de cette foule d'hommes malheureux, qui, dans tous les tems, sont impor→ tunés des grands talens et des grands succès: mais La Bruyère avait pour lui Bossuet, Racine, Despréaux et le cri public; il fut reçu. Son discours est un des plus ingénieux qui aient été prononcés dans cette Académie. Il est le premier qui ait loué des académiciens vivans. On se rappelle encore les traits heureux dont il caractérisa Bossuet, Lafontaine et Despréaux. Les ennemis de l'auteur affectèrent de regarder ce discours comme une satire. Ils intriguèrent pour en faire défendre l'impression; et, n'ayant pu y réussir, ils le firent déchirer dans les journaux, qui dès-lors étaient déjà, pour la plupart, des instrumens de la malignité et de l'envie entre les mains de la bassesse et de la sottise. On vit éclore une foule d'épigrammes et de chansons, où la rage est égale à la platitude, et qui sont tombées dans le profond oubli qu'elles méritent. On aura peut-être peine à croire que ce soit pour l'auteur des Caractères qu'on a fait ce couplet : Quand La Bruyère se présente Pour faire un nombre de quarante Cette plaisanterie a été trouvée si bonne qu'on l'a renouvelée depuis à la réception de plusieurs académiciens. Que reste-t-il de cette lutte éternelle de la médiocrité contre le génie ? Les épigrammes et les libelles ont bientôt dis paru; les bons ouvrages restent, et la mémoire de leurs auteurs est honorée et chérie par la postérité. Cette réflexion devrait consoler les hommes supérieurs, dont l'envie s'efforce de flétrir les succès et les travaux ; mais la passion de la gloire, comme toutes les autres, est impatiente de jouir; l'attente est pénible, et il est toujours triste d'avoir besoin d'être consolé. S. La notice précédente a été imprimée à la tête de plusieurs éditions de La Bruyère. On la réimprime ici avec des additions et des corrections. |