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teur aux yeux de la postérité : elle semble faite par le peuple, comme elle est faite pour le peuple.

C'est ici que, pour la première fois, se manifeste dans tout son jour le nouvel élement introduit par le christianisme : le grotesque. Les anciens sacrifiaient tout à la beauté : ce qui s'éloignait de cet idéal était rejeté comme indigne des représentations de l'art. Le christianisme, au contraire, plaçant son idéal en dehors de la réalité phénoménale, et voyant dans la création tout entière l'œuvre de Dieu, contracte une certaine indifférence de la forme qui lui permet d'accepter le grotesque à côté du sublime voilà un des effets les plus étranges de l'art chrétien. Mais ce n'est pas la religion elle-même qui se prête à ces métamorphoses et à ces fantasmagories. La contemplation du sublime, qui élève l'homme au-dessus de lui-même, le fait retomber bientôt au milieu des prosaïques détails de la vie, et produit des mésaventures qui alimentent le ridicule. Le moyen âge avait au plus haut point le génie de la satire les deux objets qui inspiraient le plus de terreur : le diable et la mort ne sont-ils pas devenus des types sinistrement grotesques? Le clergé lui-même autorisait la critique de ses actes en souffrant, jusque sur le fronton des cathédrales, l'exhibition burlesque des moines vicieux, et les bizarres et grotesques figures des animaux parodiant les choses saintes, comme l'âne chantant la messe, servie par d'autres gens de son espèce. Vous le voyez, le grotesque trouve sa place à côté du sublime dans les représentations de l'art chrétien. Le travertissement des mœurs du moyen âge, dans le Roman de Renart, pouvait passer pour un innocent badinage, le renard se prenant au sérieux dans tous ses rôles. Mais ce n'est pas impunément que circulent ces ironies meurtrières qui désapprennent le respect ce roman, colporté dans toute l'Europe, fut, avec le Roman de la Rose, le plus actif dissolvant de la féodalité et le premier symptôme de la réforme.

SECTION II.

DÉCADENCE DU MOYEN AGE.

CHAPITRE ler.

RÈGNE DE PHILIPPE LE BEL.

La seconde partie du Roman de la Rose.

I.

A partir du quatorzième siècle, une transformation s'opère dans la sphère des idées. La pensée laïque se sécularise. L'unité catholique, rêve sublime de la papauté, lien indispensable du monde féodal, tombe sous le poids des fautes de ses pontifes et de l'ambition des rois. Le pouvoir spirituel perd sa suprématie sur le pouvoir temporel, à la mort de Boniface VIII, sous le règne de Philippe le Bel. Le grand schisme de l'Église et les abus du clergé font perdre aux peuples le respect sur lequel était fondée la puissance catholique. Les rois, pour échapper au contrôle ecclésiastique et élever leur autorité sur les débris de l'indépendance féodale, vont prendre les peuples par la main et les soustraire au despotisme de la féodalité. Le moyen âge s'affaisse sur lui-même et fait place à l'esprit moderne, marqué par la liberté des idées, l'avénement progressif du peuple à l'exercice des droits politiques et civils. La royauté s'élève avec Philippe le Bel, puis elle est abaissée pendant la guerre de cent

HISTOIRE DE LA POÉSIE EN FRANCE.

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ans, où ses droits sont contestés par l'Angleterre ; elle se relève ensuite sous le règne de Louis XI et de ses successeurs, pour trouver enfin, à l'avénement de Louis XIV, son apogée.

Quand je dis la royauté s'élève avec Philippe le Bel, ne vous méprenez pas sur ma pensée : il ne s'agit pas ici de moralité; il ne s'agit que de politique. La politique et la morale, hélas ! ne sont pas deux termes synonymes. Et cependant la politique la plus honnête est en fin de compte la plus habile, car les gouvernements succombent toujours pour avoir trahi leurs devoirs, et les peuples qui les ont laissés faire en sont euxmêmes frappés :

Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi.

Jamais la royauté fut-elle plus grande, c'est-à-dire plus respectée, que sous le règne de saint Louis ? Et pour faire respecter son pouvoir, le saint roi a-t-il jamais, dans l'ordre temporel, abaissé son sceptre devant la tiare? Philippe le Bel ne s'est pas borné à revendiquer son indépendance, il a voulu dominer l'Église; et, pour accomplir plus sûrement son dessein, il l'a déshonorée dans ses chefs et dans ses institutions, en plaçant les papes sous sa dépendance, en faisant nommer ses créatures au siége d'Avignon, en détruisant l'ordre des Templiers pour s'emparer de ses richesses; et il a ruiné la morale pour multiplier l'argent dans ses trésors et les hommes dans ses armées. Étre fort, c'était son but; peu lui importaient les moyens. Il fut servi selon ses vœux par Jean de Meung, le continuateur de Guillaume de Lorris dans le Roman de la Rose.

II.

Entre Guillaume de Lorris et Jean de Meung (1), il y a la distance qui sépare Saint-Louis de Philippe-le-Bel: idéalisme

(1) Jehan de Meung, surnommé Clopinel parce qu'il était boiteux, est né à Meung-sur-Loire près d'Orléans, vers 1260 et est mort à Paris vers 1320. L'œuvre de Guillaume de Lorris était de quatre mille vers. Celle de Jean de Meung est de dix-huit mille. Il a écrit en outre le Trésor ou les Sept articles de foi, le Miroir d'Alchimie, une Vie d'Abélard, etc.

d'un côté, réalisme de l'autre. Sans doute vous ne trouverez pas dans Guillaume de Lorris la grande inspiration héroïque et religieuse qui animait Saint Louis. Guillaume ne célèbre que la galanterie; mais on reconnaît du moins en lui l'influence chevaleresque des troubadours. Dans l'art d'aimer qu'il enseigne il y un idéal : l'union mystique, l'union des cœurs. Le sensualisme est au fond, mais soigneusement caché, comme la satire, sous le voile de l'allégorie. On s'aperçoit que le règne de Saint Louis est une école de respect. Mais voici qu'avec Jean de Meung l'esprit moderne fait tout à coup invasion dans ce sanctuaire de l'idéal chevaleresque et déchire d'une main hardie tous les voiles. L'allégorie est à la mode: il la conserve, mais il perce à jour avec l'épée de la satire le frèle tissu dont s'enveloppe la pensée timide de Guillaume de Lorris. Les personnages n'ont pas changé de nom. Seulement ils ne sont plus pour Jean de Meung qu'un prétexte servant à étaler sa science pédantesque, et une machine de guerre pour battre en brèche les institutions du moyen âge qui gènent la politique de Philippe-le-Bel. Érudition et satire, c'est toute l'œuvre de Jean de Meung.

Pour détourner l'amant qui gémit au pied de la tour où BelAccueil est enfermé, Raison fait un cours de morale en trois mille vers sur l'amour, l'amitié, la vieillesse, l'avarice et les caprices de la fortune. Ce que tout cela vient faire ici, ne le demandez pas au roman lui-même. Comme composition, l'œuvre est absurde il y a des détails, il n'y a pas d'ensemble. Raison disserte à perte de vue et suit tous les caprices de sa pensée, oubliant le personnage auquel elle adresse la parole. Aussi l'amant finit-il par lui tourner le dos. Ce n'est plus cette raison grave et discrète dont les conseils tombaient de haut sur le cœur en signalant avec prudence les ravages de la passion. Cette sage conseillère, sans avoir rien perdu de son bon sens, est devenue hardie et licencieuse. Les illusions chevaleresques ont disparu pour faire place à la réalité nue et grossière. Il ne semble pas qu'il faille chercher ici le moindre rayon de poésie. Il y en a pourtant, quand l'auteur touche aux plaies vives de l'époque. Quelle verve d'invective contre l'avarice qui entasse cet or fait pour courir de main en main et répandre partout, comme un fleuve bienfaisant, l'abondance et la fécondité. Jean de Meung prend la plume de Juvénal pour maudire les thésauriseurs qui tarissent la source de la richesse et de la prospérité

publique. Philippe-le-Bel a besoin d'argent et le poète lui vient en aide. Mais, sans le savoir, Jean de Meung jette les bases de l'économie politique. Nous nous vantons beaucoup de nos prétendus progrès dans le domaine de la politique, et nous voulons que la liberté date de 89. Eh bien, voici le principe de la souveraineté du peuple proclamé par Jean de Meung au seuil du quatorzième siècle. En vain le poète sert-il la cause du roi. A ses yeux, plus de droit divin; le peuple est maître de ses destinées.

Le passage vaut la peine d'être cité :

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Ajoutez à ceci cet autre passage où se trouve expliquée l'origine de la royauté:

Ung grant vilain entre eus eslurent
Le plus ossu de quant qu'ils furent,
Le plus corsu et le greignor,

Si le firent prince et seignor.

Ajoutez-y encore l'opinion de l'auteur sur la propriété, qu'il accuse de tous les forfaits qui ont déshonoré et ensanglanté la terre. Et dites après cela si la pensée moderne a été plus loin dans ses témérités. De même que Jean de Meung ne laisse échapper aucune occasion d'invective contre tous les abus de son époque, de même il saisit au vol toute occasion de déployer l'étendue de ses connaissances, et c'est par là surtout qu'il séduisit ses contemporains. Son temps amnistiait son audace en faveur de son érudition. Il puise ses arguments dans l'histoire, quand il ne les puise pas dans l'arsenal de l'école. Veut-il prou

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