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Honte, Peur, Jalousie, se coalisent contre lui. Mais il a pour alliés Bel-Accueil et Doux-Regard qui l'introduisent au château de Déduit où règne une cour brillante : Amour, Beauté, Richesse, Largesse, Joliveté, Franchise, Courtoisie, Jeunesse. Il voit là et il entend tout ce qui peut charmer l'oreille et fasciner les yeux. Il parcourt ensuite le riant parterre, s'arrête devant un carré dé roses et contemple un bouton qu'il s'apprête à cueillir. L'Amour lui décoche une flèche de son carquois, met son cœur sous clef et lui enseigne ensuite les lois de son art. L'Amant ainsi endoctriné veut continuer sa poursuite. En vain la Raison l'en dissuade; il méprise ses conseils, et marche à la conquête de la Rose. Mais Jalousie se dresse devant lui, et, empoignant au collet Bel-Accueil, l'enferme en son château où le pauvre captif languit plus de quarante ans, jusqu'à ce que Jean de Meung vint opérer sa délivrance.

Guillaume de Lorris, après avoir déploré la captivité de BelAccueil, mourut laissant son œuvre inachevée. Il avait écrit quatre mille vers ingénieux, élégants, gracieux et coquets, mais sans autre poésie qu'un certain charme de description (1) et une tendresse d'âme qui, pour aller au cœur, aurait eu besoin de sortir de la poitrine de personnages vivants, et non de ces êtres sans entrailles dont l'auteur a composé la trame de sa fiction romanesque.

Quoi qu'il en soit, il y a un vrai talent d'observation dans l'analyse des différentes phases de ce drame de l'amour où les rivalités jalouses entrent en lutte avec toutes les séductions de la jeunesse et de la beauté. Il nous paraît étrange que les personnages soient à ce point spiritualisés, quand le sujet en lui-même consacre, sous le voile de l'abstraction allégorique, le matérialisme de la passion. Mais il y a là un calcul d'artiste plus profond qu'on ne pense: Guillaume de Lorris, pour étendre le cercle de ses lecteurs, s'est adressé aux intelligences élevées, aux savants, aux clercs, par son système d'allégorie qui donnait lieu à diverses interprétations mystiques, comme le langage de la Bible dans le Cantique des Cantiques. Et il s'est adressé aux jeunes gens et aux femmes par la peinture de l'amour positif et profane qu'il avait seul en vue. Ce livre fut dans son temps un autre arbre de la science du bien et du mal. Les âmes innocentes

(1) La description du Temps est admirable.

et pures y ont cherché le bien suprême, comme ce chanoine de Valenciennes, Molinet, qui trouvait la lecture du Roman de la Rose aussi édifiante que son bréviaire. Il n'est pas jusqu'à Marot qui n'y ait vu ou l'état de sapience ou l'état de grâce, ou le souverain bien infini, ou enfin la vie de la Sainte-Vierge, Rosa Mystica. Mais la curiosité des filles d'Éve savait à quoi s'en tenir sur le parfum mystique de la Rose, et dans tout cela le diable avait sa part. L'Église s'avisa un peu tard de protester contre l'ouvrage. L'imprimerie, qui commençait, l'avait répandu à profusion il était dans toutes les mains et chacun l'interprétait à sa guise et au gré de ses passions bonnes ou mauvaises. Quand, au siècle suivant, Cupidon se changea en Némésis, il était trop tard le feu avait pris à la poudre, et le moyen âge catholique était ébréché.

Dans l'œuvre de Guillaume de Lorris, la galanterie dominait. C'est à peine si l'on découvre çà et là quelques traits de satire morale ou sociale jetés en passant et sans intention agressive. Ce sont plutôt des traits de malice qui effleurent la peau sans égratigner. L'auteur a esquissé le portrait d'Avarice et de Papelardie. Mais qu'il y a loin de là à Harpagon et à Tartuffe ! Guillaume de Lorris, professeur d'amour, n'était pas homme à faire le procès à son siècle.

V.

A côté de ces chantres de l'amour qui écrivent pour charmer l'aristocratie, on entend le cri de la misère qui s'élève du sein des masses. Rutebeuf (1) est le type du trouvère plébéien. Il cultive la poésie lyrique et la satire : c'est le plus habile auteur de fabliaux. Homme du peuple, il vit dans le malaise ; mais la satire est sa vengeance. Ses poésies révèlent les plaies secrètes de l'Église. La religion était florissante, sans doute : il y avait de

(1) Rutebeuf, né en Champagne, habitait Paris. Ses principales œuvres sont: La Complainte d'outre-mer. La Dispute du croisé et du décroisé. La Chanson des ordres.- Le Pharisien et la Béguine. - L'Université et les Mendiants. La Pragmatique. - La Vie de Ste Elisabeth. - Le Miracle de Théophile. Sa vie est ignorée. On croit qu'il se retira dans un cloître pour y finir ses jours, vers 1286.

grands modèles de piété ; mais il y avait aussi de grands abus en France, comme en Italie et dans toute la chrétienté. Rutebeuf ne s'indigne pas contre les prévaricateurs il n'avait pas assez d'âme pour cela ; il se contente de les éclabousser en passant de son rire moqueur. S'il attaque les moines et les abbés munis de riches prébendes, qui jouissent largement et librement de la vie, tandis qu'il se morfond dans la misère et qu'il meurt de faim, ce n'est pas par esprit de haine : Rutebeuf est chrétien et il a composé pour l'Église plus d'un chant pieux (1). Il a encouragé saint Louis dans ses projets de croisade, et il a fait honte à Philippe le Hardi et à Édouard II d'Angleterre de consumer leurs forces dans de vaines querelles, au lieu de marcher contre le Croissant à la conquête de Jérusalem, peut-être irrévocablement perdue pour le monde chrétien, dit-il, si ces princes restent sourds à sa voix. L'événement lui a donné raison.

Rutebeuf est donc un homme de foi; mais partout où il trouve quelque aliment à sa verve railleuse, il s'en empare: c'était son bien. Le pauvre diable n'avait pas d'autre ressource pour amuser ses lecteurs. Rire de ceux-ci, louer ceux-là, c'était son gagne-pain. Pour son malheur, il avait pris femme : il avait des enfants à nourrir et il aimait le jeu. Ce qu'il gagnait, il le dépensait à mesure; mais il conservait sa gaieté et aiguisait sa malice, et tant pis pour ceux qui étaient sans cuirasse contre ses traits mordants. Parfois aussi il parlait au nom de la morale et du bon droit. Il fit la leçon aux classes élevées de la société et rappela les hommes, depuis le prêtre jusqu'au bourgeois, à leurs devoirs de chrétiens. Et quand sa malice atteignit l'opulence du clergé et l'orgueil de la noblesse, il servait tout à la fois la cause de la morale et de la justice. Il était l'organe du peuple et se faisait l'écho de cette classe déshéritée qui réclamait sa place au soleil.

Nous avons dit que Rutebeuf s'était particulièrement distingué dans le fabliau. Disons un mot de ce genre de récit parfaitement conforme à la malice innée du bon sens français.

(1) Comme le dit Lenient, il croit à la sainteté du cœur, mais point à celle de l'habit. N'est-ce pas lui qui a dit le premier :

Li abis ne fes pas l'ermite.

VI.

Les fabliaux, venus de l'Inde et traduits dans toutes les langues savantes des deux mondes, furent le premier éveil de l'esprit populaire ou bourgeois. Pour se dédommager du lourd fardeau féodal qui pesait sur lui, le peuple se livra aux fines et ingénieuses saillies de l'esprit satirique. Les trouvères aimaient surtout à médire des femmes, des maris, des nobles, des moines et des prêtres. Ce n'était pas un système d'agressions contre l'autorité, c'était un besoin d'épancher, comme Horace, une verve pétillante, de spirituels accès de bonne humeur. Ces contes nets, précis, faciles, vifs, légers, élégants, naïfs, gracieux et badins, renfermés dans un étroit espace, plaisaient à tous et étaient reçus dans les palais aussi bien que dans la chaumière. Ils servaient non-seulement d'enveloppe à la satire, mais exprimaient aussi des sentiments tendres ou dévots. C'était de l'esprit, ce n'était pas de la vraie poésie. Rarement on rencontre une image, rarement aussi un sentiment profond dans les fabliaux. Les trouvères avaient la raillerie fine, mais sans amertume, et quand ils quittaient l'esprit pour aller au coeur, ils avaient la sensibilité douce, à fleur d'âme, sans énergie. Ils avaient la délicatesse qui est à l'âme ce que la finesse est à l'esprit ; mais, à moins de prétendre que les autres peuples, depuis les Indiens et les Hébreux jusqu'aux Grecs et aux Romains, et toutes les nations de l'Europe, depuis l'Allemagne jusqu'à l'Italie, n'ont pas compris la poésie en la mettant dans l'enthousiasme et la passion revêtue de toutes les magnificences de la forme, il faut bien reconnaître que l'esprit français n'est pas essentiellement poétique de sa nature. L'homme du peuple, en France, ne lit un poème qu'à la condition qu'il soit court, spirituel et vif, et qu'il dise quelque chose. Voilà pourquoi les fabliaux eurent tant de vogue. C'est à cette tendance de l'esprit français qu'il faut attribuer la popularité de La Fontaine et de Béranger, ces deux héritiers des trouvères. S'il fallait présenter en exemple quelques-uns de ces fabliaux amusants, le choix ne serait pas aisé. Les conteurs gaulois semblent avoir plus souvent écrit pour les libertins que pour les honnêtes gens. Et malgré la naïveté de l'impudeur, on salirait sa plume à remuer cette fange. Il y a néanmoins plus d'une perle

à en recueillir tels le Vilain Mire ou paysan médecin, qui a fourni à Molière la plaisante comédie du Médecin malgré lui; les Trois Bossus, sujet tragico-comique; St-Pierre et le jongleur, où un jongleur, commis à la garde des âmes qui bouillaient dans la chaudière infernale, joue aux dés avec St-Pierre, un jour que Lucifer était allé aux approvisionnements avec son cortége de démons, et se fait chasser à leur retour pour avoir laissé gagner par le ciel des âmes vouées à l'enfer. St-Pierre lui ouvre toutes larges les portes du Paradis.

Quand saint Pierre le vit venir,
Si li corut la porte ouvrir.

Depuis lors, dit le naïf trouvère, tous les jongleurs sont soustraits aux tourments éternels, grâce à celui qui perdit les âmes. aux dés.

Il ne faut voir là que le jeu inoffensif d'un temps qui prenait ses libertés avec la foi sans porter ombrage à la vigilance de ses gardiens, parce que la foi n'était pas en péril. Il y avait même. un sentiment de miséricordieuse compassion dans cette intervention céleste de St-Pierre, arrachant des âmes à l'enfer. Quoi qu'il en soit, c'était habituer le peuple à se jouer de ses croyances. C'est la première étape sur la route du mépris.

VII.

Le goût des fabliaux donna naissance à une épopée burlesque où, sous le voile de l'allégorie, sont attaquées toutes les institutions du moyen âge le Roman de Renart (1). C'est à la fin

(1) Nous aurions à signaler encore un autre genre de satire sociale de la fin du treizième siècle : les Bibles, et particulièrement la BibleGuyot, où l'auteur, Guyot de Provins, un moine qui n'en a pas l'air, a écrit, sous le couvert de la morale, por poindre et por aiguilloner un siècle puant et orrible. C'est un pamphlet fort peu poétique, et qui ne dut son succès qu'à ses bonnes plaisanteries et à la franchise de ses attaques contre toutes les classes de la société. Le pape, les cardinaux, les évêques, les couvents, rien n'est épargné. Ne croyez pas toutefois que ces violences sortent d'une âme indignée: Guyot est un spirituel

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