Obrazy na stronie
PDF
ePub

sommes encore au onzième siècle. Cet idéal d'amour pur, en dehors et malgré les liens du mariage, idéal si peu en harmonie avec les faiblesses de l'humaine nature, n'a pu être inspiré que par ce vieux levain de paganisme qui fermentait dans le Midi plus qu'au Nord, sous les austères apparences de l'amour chrétien. On peut en conclure que si les traditions de la Table Ronde sont nées en Bretagne, l'amour chevaleresque qui va s'épanouir dans les romans d'Artus est une conception essentiellement méridionale, comme le lyrisme des troubadours en fournit surabondamment la preuve. Le douzième siècle, qui vit naître les romans d'Artus, était d'ailleurs, dans les hautes régions féodales, au Nord comme au Midi, poétiquement livré, en dehors de l'enthousiasme des croisades, au culte idéal de la femme. Et les trouvères n'auront pas besoin de l'inspiration troubadouresque pour créer la chevalerie galante. Il leur suffira de se conformer à l'esprit de leur temps.

Néanmoins, et sans agiter de nouveau la question oiseuse d'antériorité ou de postériorité que les faits n'ont pu résoudre, le roman de Gérard de Roussillon est pour le Midi, sinon pour le Nord, un pont jeté entre les romans de guerre et les romans d'amour, entre le poème chevaleresque héroïque et le poème chevaleresque imaginaire. Les deux genres d'amour se coudoient; car, à côté de la dame des pensées de Gérard est Berthe de Roussillon, l'épouse dévouée, la femme germaine telle qu'elle apparaissait dans Walther d'Aquitaine, mais la femme germaine transformée par cette religion sainte qui a consacré l'union des âmes dans l'union des corps et qui a dignifié la femme en faisant du mariage une seconde virginité.

Il y eut aussi dans la Provence, au dixième et au onzième siècle, des poèmes religieux, comme il y eut plus tard, au treizième siècle, des poèmes didactiques sur des sujets sacrés ou profanes; mais aux uns et aux autres l'intérêt poétique et littéraire fait généralement défaut. L'histoire seule, curieuse de l'esprit des temps, recueille les débris des poèmes fossiles pour reconstruire l'image des conceptions humaines. C'est ainsi qu'on a retrouvé un fragment d'un poème de Boèce qui annonce la Divine comédie quatre siècles avant son apparition. On a exhumé aussi des ruines du moyen âge les poèmes religieux des Vandois, où ces austères réformateurs, penchés sur les gouffres de la vie, semblent s'attacher à sevrer l'humanité de toute consolation ici

bas, montrant d'une main la mort qui fauche impitoyablement les générations des hommes, et de l'autre le port de l'Éternité. Mais ces logiciens farouches, toujours en quête de prendre Rome en flagrant délit de lèse-Évangile, chassaient partout l'image au nom du dogme. Et ils voulaient faire de la poésie avec des abstractions! C'est à peine si, dans leurs six poèmes, on rencontre ça et là quelques vers dignes d'être cités, comme les suivants :

Venus au monde nus, nus nous en retournons;
Et pauvres arrivés, pauvres nous en sortons.
Et riche et pauvre entrant par même porte,
Seigneur et serf, ensemble il faut qu'on sorte (1). ·

Ils avaient cette veine de poésie lugubre, mais froide comme la tombe, et, comme elle, nue et décolorée. La vraie poésie religieuse de ce temps était celle qui, dès le sixième siècle, avait ému, consolé, élevé l'âme des chrétiens au-dessus des misères sociales à l'époque des invasions: c'était la poésie légendaire racontant les exploits merveilleux de ces héros du christianisme qui avaient mérité l'apothéose de la sainteté pour avoir remporté la victoire sur leurs passions et conquis le monde par leurs vertus. OEuvre des cloîtres, la légende parcourut aussi les châteaux, les villes et les villages et s'assit avec le jongleur au foyer du peuple comme à la table des grands.

Le douzième siècle vit naître une autre poésie qui détrôna la légende aussi bien que le poème héroïque. Mais la poésie chevaleresque proprement dite, le roman d'imagination, fut le privilége des châteaux et des cours. Le peuple conserva dans sa mémoire ces souvenirs héroïques et religieux qui formaient ses traditions chrétiennes et nationales et qui élevaient son âme audessus de sa condition servile.

Le cycle d'Artus ou de la Table Ronde n'était pas né, avonsnous dit, sur le sol de la Provence. Il venait des deux Bretagnes. et du pays de Galles et consacrait la lutte des anciens Bretons contre la conquête et la domination saxonne. Le nom d'Artus appartient certainement à l'histoire. Mais les traditions de son

(1)

Nu al mon venem, e nu nos en retornem ;
Paure nintrem, cum paureta salhem.

E rics et paures han aytan intrament,
Segnors et serf han aital issiment.

règne, qui remonte au sixième siècle, ont subi de telles transformations en passant de la réalité dans la poésie des chants popu laires, des lais bretons, des chroniques monastiques et des romans chevaleresques, qu'il ne nous est plus possible de distinguer l'histoire d'avec la fiction. Chaque siècle, disons mieux,' chaque génération y apportait son contingent, ses couleurs, ses idées, ses tendances et ses mœurs.

Les chants primitifs des bardes de la Bretagne avaient un caractère grave et mélancolique qui tenait à l'âpreté du climat et à ce ciel brumeux dont la muse d'Ossian a gardé l'empreinte. Ce caractère de vague tristesse ne s'est pas conservé dans les romans de la Table Ronde, et si les trouvères avaient pu s'en inspirer encore, les troubadours assurément auraient laissé s'évaporer ces brouillards sous les chauds rayons du soleil du midi. En réalité tout fut changé, hormis les noms autour desquels gravita le monde nouveau de la chevalerie. Toutefois, observons que le goût des aventures merveilleuses et des êtres fantastiques se retrouve dans les poésies galloises du huitième siècle, dans les fragments de Merddyn (l'enchanteur Merlin). Il n'est donc pas nécessaire de recourir à l'influence arabe pour expliquer la féerie des romans chevaleresques. L'analogie du merveilleux arabe et du merveilleux chevaleresque prouve combien la tendance au surnaturel est naturelle à l'esprit humain. Mais il y a, dans les êtres fantastiques des romans imaginaires du cycle de la Table Ronde, des conceptions qui accusent une origine septentrionale ce sont les gnomes, les nains, les géants, les revenants et les sorciers, enfants des nuits sombres, des noirs abîmes, des cavernes et des buissons accroupis aux rayons blafards de la lune ou hérissés sous les bourrasques de l'ouragan.

Les Provençaux, on le conçoit, préféreront, comme plus tard les Italiens, la magie, les enchanteurs et les fées. C'est cette partie brillante et vraiment orientale du merveilleux chevaleresque qu'on a fait venir des Arabes. Mais les Gallois la connaissaient, soit qu'ils l'eussent tirée d'eux-mêmes ou de l'Orient, première patrie de leurs pères.

Le temps n'a pas respecté les romans de la branche du SaintGraal écrits par les Provençaux, comme s'ils avaient voulu faire disparaître eux-mêmes les témoignages de leurs croyances pour ne laisser subsister que les monuments de leurs prouesses

d'amour.

Cette tendance profane qui finira par envahir tout le cycle d'Artus, est uniquement l'œuvre des jongleurs et des troubadours provençaux, qui, d'aventures en aventures, étendirent les données primitives jusqu'à des romans de quinze à seize mille vers. La fantaisie pouvait d'autant mieux s'y livrer carrière, qu'aucun intérêt national n'enchaînait son essor.

Il importe peu de savoir comment les Provençaux connurent les traditions de la Table Ronde. Indépendamment des relations des moines d'Angleterre avec ceux de la Provence et des chevaliers compagnons de Guillaume le Conquérant à la bataille d'Hastings, l'échange continuel qui se faisait entre les troubadours et les trouvères suffit à tout expliquer. Les trouvères firent connaître aux troubadours les personnages de la Table Ronde et les troubadours apprirent aux trouvères la langue de la galanterie et de l'amour idéal. Deux romans du cycle d'Artus nous sont parvenus: Jaufre d'un côté, Blandin de Cornouailles et Guilhot de Miramar de l'autre. Le nom d'Artus n'y figure, si je puis dire, que pour mémoire. C'est une suite d'aventures inspirées par l'amour et le point d'honneur chevaleresque. Les géants et les fées y jouent leur rôle ordinaire. Ce sont les obstacles que le héros doit franchir pour arriver au comble de ses vœux la possession de la personne aimée. Jaufre est le meilleur des romans provençaux par l'élégance et l'harmonie du style, comme par l'analyse des passions et le charme du récit.

Enfin la Provence nous a laissé une production qui lui appartient en propre : Flamenca, roman d'amour, conçu en dehors du cycle d'Artus et servant de prélude au roman intime tel qu'il existe aujourd'hui. C'est la poésie des troubadours sous forme épique, le cansos en récit, avec la même grâce maniérée et subtile, la même délicatesse, la même harmonie. L'auteur possède la science du cœur humain et en sonde d'une main légère les intimes replis. Mais cette intrigue adultère est exposée avec une si impertinente immoralité qu'elle suffirait à dessiller les yeux, s'il se rencontrait encore des gens assez naïfs pour croire à la pureté de l'amour chevaleresque des troubadours.

CHAPITRE V.

LE SIÈCLE DE SAINT LOUIS.

Décadence de l'inspiration chevaleresque. -La poésie lyrique : Thibaut, comte de Champagne.

La poésie allégorique

et la satire. Le Roman de la Rose de Guillaume de Lor

ris. Rutebeuf. Les Fabliaux.

--

Le Roman de Renart.

I.

Avec la seconde moitié du treizième siècle, l'épopée française du moyen âge entre dans sa période de décadence en suivant les progrès de la civilisation. Ces progrès sont notables: on s'en aperçoit aisément à l'élégance de ces récits prolixes, de ces romans d'aventures, comme le Parthénope de Blois et Flore et Blanchefleur, fraîche et délicate peinture d'une innocente passion. Mais l'inspiration religieuse et guerrière disparaît devant la féerie et l'amour. L'art du style a grandi, le génie de l'invention a baissé. On ne crée plus guère de nouveaux romans héroïques du cycle de Charlemagne, on ne fait plus en général que remanier les anciens. Adenez-le-Roi, notre compatriote, auteur de Cléomadès, est le plus habile de ces arrangeurs.

Les croisades avaient entretenu l'enthousiasme de la religion et de la guerre durant tout le douzième siècle. Sous le règne de Philippe-Auguste, le roman chevaleresque avait atteint son apogée. Le prestige de la royauté triomphante excitait la verve des poètes, et s'il s'était trouvé alors un homme de génie, l'épopée française était créée.

A l'avénement de Louis IX, l'héroïque et pieux souverain, il semble que l'épopée dût prendre un nouvel essor. Mais les évènements déjouèrent toutes les espérances. Jean Bodel cependant écrit la geste de Guiteclin de Sassaigne ou Chanson des

« PoprzedniaDalej »