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le style de Rousseau a peu d'images et vise à l'accent, sans rechercher la couleur.

Quelle sera notre impression finale? Rousseau est un des plus grands écrivains de la France et du monde; mais est-ce un modèle digne d'être imité? En poésie, oui, quand il exprime des sentiments vrais ; en philosophie, en morale, en politique, non, car il fausse l'esprit. L'harmonie du fond et de la forme, loi suprême de l'art littéraire, est constamment violée dans ses œuvres. S'il est vrai de dire qu'en poésie la forme emporte le fond parce qu'elle l'agrandit et le transfigure; en philosophie, c'est le fond qui emporte la forme. Rousseau a-t-il laissé des œuvres parfaites? Aucune, car partout l'erreur y coudoie la vérité. Si la pensée en lui eût égalé l'expression, sa prose aurait atteint l'idéal dans l'art d'écrire. Tel qu'il est, c'est un écrivain dangereux dont il ne faut étudier que des fragments choisis dans la jeunesse, et qu'on ne peut lire avec fruit que dans l'âge mûr, quand on a l'esprit et le cœur formés, et qu'on est assez sûr de soi-même pour ne pas se laisser dominer par ce fascinateur.

IV.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

César appelait Térence dimidiate Menander, un demi-Ménandre; on pourrait appeler Bernardin de Saint-Pierre (1) un demi-Rousseau. Non que le disciple, comme écrivain, soit infé

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(1) BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, né en 1757, est mort en 1814. Outre les ouvrages que nous apprécions ici, il a publié l'Arcadie, roman politique et moral inachevé. Trois - Des fragments de l'Amazone. dialogues philosophiques: Empsael, la Pierre d'Abraham, et la Mort de Socrate. Le Café de Surate, satire. Voyage à l'lle Voyages en Silésie. Voyages de Codrus.

de France.

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Le

vieux paysan polonais. — Essai sur les écrits de Jean-Jacques. Discours sur l'éducation de la femme.

tique et les journaux.

Dialogue sur la criDes lettres, contes et opuscules. Louis XVI l'avait nommé, en 1792, intendant du Jardin des Plantes. C'est à cette époque qu'il épousa en premières noces Mile Didot. En 1794, il fut chargé du cours de morale à l'École normale; mais il n'était point fait pour l'enseignement. En 1795, il entra à l'Institut dont les voûtes furent bien étonnées d'entendre son religieux langage. Sous l'Empire, il fut riche. ment pensionné par la famille Bonaparte.

rieur au maître; il l'a même surpassé dans la description des beautés de la nature. Mais il ne reproduit dans son style qu'une des faces du génie de Rousseau le charme de la rêverie, la douceur, l'harmonie et la grâce. Il n'a pas la force, l'impétuosité, la véhémence du poète des Confessions. Néanmoins, sa gloire est plus pure, et il a légué à l'admiration des hommes un chefd'œuvre auquel on ne trouve rien à comparer dans les œuvres du citoyen de Genève le roman de Paul et Virginie. Quelle que soit l'influence de Rousseau sur le génie de Bernardin, ces deux grands écrivains avaient entre eux de singulières affinités de caractère et de talent. Ils se sont formés tous deux à la même école les voyages, le malheur, la solitude, le goût de l'antiquité, l'étude des vieux auteurs du seizième siècle, le sentiment religieux, l'amour de la nature. Doué, comme Rousseau d'une imagination vive et d'une sensibilité profonde, d'un esprit chimérique, aventureux et inquiet, Bernardin, né au Havre, rêve tour à tour la vie de marin et de missionnaire, étudie les mathématiques, se fait ingénieur des ponts et chaussées, se bat en brave dans les rangs de l'armée française au siége de Dusseldorf, se révolte contre la brutalité de ses chefs, vient à Paris, donne des leçons de mathématiques, qui ne l'empêchent pas de tomber dans la misère, invente des projets de réforme sociale, part, avec l'intention d'aller fonder en Russie une colonie sur le lac Aral, s'arrête en Hollande, et s'y fait quelques mois journaliste, part enfin pour la Russie, y devient officier d'artillerie, sous Catherine II, court en Pologne pour s'y dévouer, comme Byron en Grèce, à la cause de l'indépendance, oublie la liberté pour une polonaise qui l'oublie à son tour, va de Varsovie à Vienne, de Vienne à Varsovie, de Varsovie à Dresde, de Dresde à Berlin, où le vieux roi Frédéric, philosophe de caserne, ne réussit pas à lui faire endosser l'uniforme, revient à Paris, la tête pleine de chimères et la bourse vide, se fait, malgré lui, solliciteur, présente des mémoires politiques au ministère et veut aller coloniser Madagascar, obtient de passer en qualité d'ingénieur à l'ile de France, d'où il revient enfin, après trois ans, sans avoir fondé de colonie, sans avoir amassé de fortune, n'ayant trouvé dans la vie que déceptions amères, mais ayant amassé des idées, des sentiments, des couleurs, et portant dans son imagination les Études de la nature, et dans son cœur Paul et Virginie. C'est dans la douleur que la nature taille la statue des hommes de mémoire. Malheur aux heureux !

Si Bernardin était né dans l'atmosphère de Paris, dans cette vie spirituelle, oisive et molle, où il fallait, pour briller, faire de petits vers galants ou de petits vers moqueurs, faire résonner sur la scène la grosse artillerie du drame sérieux ou l'artillerie légère du drame plaisant, pour les divertissements de la noblesse, que serait devenu l'auteur de Paul et Virginie? Il eût essayé peut-être de versifier à la façon de Voltaire, ou plutôt, — car il n'était pas né pour les vers, il eût écrit à la manière de Buffon, mais sans avoir son génie, des livres d'histoire naturelle, inspirés par le Jardin des Plantes, ou encore quelque contrefaçon en prose des Jardins de Delille. Peut-être se fût-il exercé dans la pastorale, qui devint à la mode par voie de contraste avec la poésie usée des salons. Il n'eût guère atteint dans ce genre que la renommée crépusculaire de l'auteur d'Estelle et de Galatée.

En vivant loin de Paris, d'une vie de luttes et de combats, Bernardin apprit, comme Rousseau, à braver l'infortune et l'injustice des hommes, à aimer Dieu dans ses œuvres, à détester la corruption de son siècle et à travailler à l'amélioration de l'humanité. C'est ainsi qu'il devint un des plus grands prosateurs de la France, un moraliste et un poète tout à la fois. Il s'était lié d'amitié avec Rousseau, et dans leurs courses de botanistes, dans leurs promenades solitaires aux environs de Paris, ils agitaient, en herborisant, les plus hauts problèmes de philosophie religieuse et sociale, et déploraient les vices et les erreurs de leur temps. Rousseau inspirait surtout à son disciple l'amour de la nature. Bernardin sentit s'allumer en lui au contact de cette âme de feu la passion de la gloire, et il se plongea tout entier dans la littérature, qui jusqu'alors n'avait été pour lui qu'une diversion aux ennuis de la solitude et des voyages. C'est alors que naquirent les Études de la nature. Bernardin mit dans ce livre, comme plus tard dans les Vœux d'un solitaire et dans la Chaumière indienne, ses rêveries politiques: c'était la fièvre du moment. Tout homme de génie à cette époque devait être frappé de la caducité et de la défaillance des institutions. On entendait déjà de loin le torrent révolutionnaire gronder autour du vieil édifice social trop étroit pour l'activité des générations nouvelles. La monarchie craquait sous l'assaut des théories, en attendant l'heure où le peuple, terrible dans ses vengeances, allait d'une main forcenée balayer le trône et renverser l'autel pour reconstituer la société sur de nouvelles bases. Bernardin défendit la

cause du peuple et de la liberté, mais il concilia ses idées de réforme avec des principes de stabilité monarchique, et donna d'excellents conseils à la royauté, au clergé, à la noblesse. Il eut la pensée d'un pouvoir modérateur dont il fit une des prérogatives de la souveraineté. En politique, il fut donc plus sage que Rousseau, mais il ne fut pas moins chimérique. En religion, il continua l'œuvre de son maître la réaction contre le scepticisme et le matérialisme de l'école voltairienne. Il fut incontestablement le plus religieux des philosophes. Il était chrétien de sentiment et jusqu'à certain point de raison. Il aime à citer l'Écriture sainte. Il y avait de la ferveur, de l'onction, de la tendresse, du mysticisme dans sa piété. A de certains moments, il invoque Dieu dans la langue de saint Augustin et de saint Jérôme.

Lisez plutôt :

<< Les riches et les puissants croient qu'on est misérable et hors du monde quand on ne rit pas comme eux; mais ce sont eux qui, vivant loin de la nature, vivent hors du monde. Ils vous trouveraient, ô éternelle beauté ! toujours ancienne et toujours nouvelle; ô vie pure et bienheureuse de tous ceux qui vivent véritablement, s'ils vous cherchaient seulement au dedans d'eux-mêmes.

« Cependant qui ne vous voit pas n'a rien vu; qui ne vous goûte point n'a jamais rien senti; il est comme s'il n'était pas; et sa vie entière n'est qu'un songe malheureux. Moi-même, O mon Dieu! égaré par une éducation trompeuse, j'ai cherché un vain bonheur dans les systèmes des sciences, dans les armes, dans la faveur des grands, quelquefois dans de frivoles et dangereux plaisirs. Dans toutes ces agitations, je courais après le malheur, tandis que le bonheur était auprès de moi.... Je n'ai cessé d'être heureux que quand j'ai cessé de me fier à vous. O mon Dieu! donnez à ces travaux d'un homme, je ne dis pas la durée ou l'esprit de vie, mais la fraîcheur du moindre de vos ouvrages! que leurs grâces divines passent dans mes écrits et ramènent mon siècle à vous, comme elle m'y ont ramené moimême ! contre vous toute puissance est faiblesse ; avec vous toute faiblesse devient puissance. Quand les rudes aquilons ont ravagé la terre, vous appelez le plus faible des vents; à votre voix, le zéphyr souffle, la verdure renaît, les douces primevères et les humbles violettes colorent d'or et de pourpre le sein des noirs rochers. »

30

Malheureusement, quand il raisonne, il cède aux préjugés du temps, et parle parfois de tolérance avec une singulière intolérance. Néanmoins il a rempli une mission divine, et l'Église elle-même lui doit de la reconnaissance. Quelle fut donc son œuvre religieuse? Il a remis la Providence dans la création et, mieux encore que Rousseau, l'âme immatérielle dans la poitrine de l'homme. On regrette seulement qu'à force de vouloir justifier les voies de la Providence et pénétrer ses secrets insondables, il descende dans l'interprétation des lois de la nature à des explications si minutieuses, si problématiques, si conjecturales et parfois si méchantes, qu'il fournit, comme Rousseau, des armes au scepticisme en le combattant. Quoi qu'on fasse, il y aura toujours des mystères pour nous dans la nature. Mais le dix-huitième siècle, bien différent du grand siècle qui, par la voix de Bossuet et de Pascal, foudroyait l'orgueil humain en lui faisant mesurer la distance de son néant à l'infini, le dix-huitième siècle avait perdu le sentiment de la grandeur de Dieu et ne songeait qu'à satisfaire l'orgueilleuse raison de l'homme. Qu'en est-il résulté ? C'est que Bernardin n'a pas compris la sublimité du plan divin de la création et qu'il s'est émietté dans les détails. Bernardin de Saint-Pierre n'avait point le génie synthétique et il n'a pas su coordonner les matériaux d'un vaste ouvrage sur les analogies du monde physique et du monde moral. Il n'a laissé que des fragments. Les Études de la Nature, faibles par l'ensemble, n'ont d'autre valeur que celle de la poésie, poésie admirable sans doute, parce que l'écrivain y a mis son âme et qu'il est un grand peintre; mais que de beautés de sentiment et de pensée il a laissées dans l'ombre ! Il a donné au complément de ses études le nom d'Harmonies qu'un autre poète a fait oublier. Lisez, en sortant de la lecture des Harmonies de Bernardin de Saint-Pierre, une harmonie de Lamartine: l'Infini dans les cieux, par exemple, et vous sentirez combien deux esprits de la même famille diffèrent entre eux par l'élévation de l'âme et du génie, et vous sentirez aussi combien notre siècle, malgré ses misères, est plus grand que le siècle de Voltaire et de Rousseau.

Le tort de Bernardin de Saint-Pierre, c'est d'avoir voulu mêler la science à la poésie. Partout il veut analyser, disserter, conclure, innover surtout: c'était l'esprit du temps. Décrire un paysage ou faire un tableau de moeurs, ce n'était pas assez : il fallait y appliquer une philosophie ou une politique. C'est ainsi

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