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seizième siècle par Shakspeare. Diderot n'a fait qu'adopter la comédie larmoyante de La Chaussée, moins les bienséances et la rime. Diderot s'est imaginé avoir détrôné la tragédie dans le Fils naturel ou les Epreuves de la vertu et le Père de famille. Mais ces pièces qui ont la prétention de peindre la réalité ne sont remplies que d'un attendrissement voulu et de déclamations vertueuses sorties de la bouche de personnages de fantaisie aussi inconsistants que l'auteur qui les met en scène. Diderot veut nous intéresser par le spectacle de la vie commune ; mais il faudrait au moins qu'on y pût reconnaître des hommes de caractère, montrant ce qu'ils sont par leur volonté et la logique de leur conduite, et non simplement par le mouvement qu'ils se donnent et les soupirs qu'ils exhalent. Là, comme dans toute son œuvre, celui que ses contemporains nommaient le philosophe a prouvé combien la sensibilité et l'imagination même sont impuissantes à faire un homme, un écrivain sérieux, un génie complet, sans le contrepoids d'une raison supérieure, d'une volonté ferme et d'un travail soutenu. Diderot a comparé les Langrois, ses compatriotes, au coq qui surmonte le clocher d'une église. Toute sa vie, il a été cette girouette tournant à tous les vents, dominé par le milieu où il vivait et par les passions dont il était l'esclave. Rien n'était plus éblouissant que la conversation de cet homme qui, en s'échauffant sur toute question, déployait une fécondité d'imagination inouïe, mais passant d'une chose à l'autre sans liaison, avec une rapidité vertigineuse et pleine d'éclairs, où l'on saisissait au vol les idées les plus originales, un vrai feu d'artifice. Ce qu'il était dans la conversation il le fut dans ses écrits, un improvisateur génial, l'être ondoyant et divers par excellence, un artiste et un poète jouant de la pensée comme un habile musicien joue de son instrument pour en tirer des sons graves ou légers, selon les caprices de l'inspiration momentanée, mais sans laisser dans l'esprit aucune trace de conviction profonde, aucune suite d'idées partant d'un thème fixe et arrêté d'avance. Comment un tel homme pouvait-il imprimer un mouvement durable à la marche de la civilisation et aux progrès de l'esprit humain? Jamais écrivain peut-être ne fit plus de mal à son siècle; et, chose triste à dire, en s'imaginant qu'il lui faisait du bien. On se demande si ce grand enfant, jouet de tout le monde, dont la parole et la plume étaient une fontaine intarissable où chacun pouvait puiser à son choix, a dû

emporter au tribunal de Dieu une responsabilité aussi lourde que ses fautes et ses erreurs le feraient croire. On oserait affirmer qu'il n'avait point conscience de ses actes, quand on le voit tour à tour déiste ou athée, ami passionné de la vertu et prôneur du vice, défenseur de l'âme, apôtre de la matière, toujours la proie des impressions du moment, toujours l'écho du milieu qui l'entoure, toujours victime de ses principes d'un jour et des fatales inconséquences de sa conduite. Oh! non, ce n'est pas une autorité en philosophie, car il n'a point posé un argument qu'il n'ait contredit lui-même avec autant de verve pour la vérité que pour l'erreur.

Je ne connais pas d'écrivain moins dangereux pour les vrais penseurs auxquels il fait pitié; mais il n'en est pas de plus dangereux pour la jeunesse, en raison de son exaltation même. Il doit faire tourner la tête à ceux qui ne l'ont pas bien assise sur leurs épaules. C'est le virtuose des idées : il entraîne les esprits entraînables, comme il se laisse entraîner lui-même, selon les impulsions de sa vive et mobile nature. Et, ce qui augmente encore le danger, c'est qu'on n'a pas affaire ici à un comédien, mais à un homme sincère.

Quoi! sincère pour Dieu, sincère contre Dieu, sincère pour la vertu, sincère pour le vice, sincère pour la doctrine spiritualiste, sincère pour la négation de l'âme? Oui, il épouse tour à tour ces causes contradictoires. C'est l'homme du pour et du contre, avec une égale sincérité sincérité de l'heure présente, on le comprend, puisque l'auteur brûle le lendemain ce qu'il avait adoré la veille.

Mais, la leçon est bonne à méditer : Diderot n'a d'enthousiasme pour l'erreur que quand il sort de ses entrevues avec les Holbachiens, les sectaires du matérialisme qui espéraient, au contact de sa plume de feu, jeter l'incendie dans les esprits, pour préparer la ruine des institutions et des croyances. Quand il écoute au contraire ses propres inspirations, j'entends les inspirations de son âme et de sa raison, il se fait naïvement le champion des saines idées métaphysiques et morales, et les proclame avec l'éloquence qu'elles portent en elles, plus encore qu'avec l'éloquence de la conviction. C'est ainsi que la vérité se vengeait des pièges de l'erreur. Il était dans la destinée de Diderot de produire des pages admirables, mais aucun chefd'œuvre. Cette infériorité relative d'un esprit si fécond tient à

son genre de vie. Il avait pensé d'abord entrer dans l'ordre des Jésuites où il avait fait ses humanités. Son père l'ayant envoyé à Paris pour s'y préparer au droit ou à la médecine, il ne put s'assujettir à ces études sévères. Pour vivre, il donna des leçons telles quelles, enseignant ce qu'il ne savait guère, puis traduisant ou plutôt imitant des ouvrages anglais. Il épousa ensuite une simple ouvrière qui l'avait soigné dans une maladie. C'était se condamner à écrire au jour le jour tout ce qui pouvait lui rapporter de quoi vivre. Il abordait tout à la fois drames, romans, histoires, œuvres philosophiques, critiques de musique et de peinture, courant à la vapeur à travers toutes les matières qu'il abordait, sans prendre le temps de rien méditer, ébauchant tout, n'achevant rien. Il semble avoir voulu se peindre lui-même dans son meilleur ouvrage : le Neveu de Rameau, cet homme grand par l'esprit qu'avilit la misère, enthousiaste et vicieux, habile et cynique, mélange d'orgueil et de bassesse, ayant l'étoffe d'un homme supérieur et n'ayant pas le courage de s'élever à la sphère de l'art sublime auquel il aspire. Diderot avait toutes les aptitudes à côté d'un drame ou d'un roman, vous trouvez l'ébauche d'une philosophie où il semble vouloir rivaliser avec l'Allemagne en profondeur et en obscurité métaphysique; puis il se livre à la critique d'art où il est créateur: non pas qu'il juge la peinture en profond connaisseur, mais en impressioniste, comme on dirait aujourd'hui, exprimant ce qu'il a vu et senti avec un don qui lui fait saisir d'instinct les lois de l'esthétique, comme il a compris dans son Essai sur la poésie dramatique, les réformes qui s'imposent au théâtre pour répondre aux mœurs bourgeoises et démocratiques de la société nouvelle dont il prévoit l'avènement avec la clairvoyance du génie.

Ce qui fait son plus grand charme, c'est cet esprit de conversation et de causerie sur toute matière qui brille particulièrement dans sa correspondance et qui constitue son originalité véritable.

III.

JEAN JACQUES ROUSSEAU.

Tandis que la philosophie marchait en conquérante et que Voltaire à la cour de Postdam jouissait de ses triomphes, tout

à coup, du sein de la philosophie même, une nouvelle puissance se lève pour combattre la sienne, par les armes de l'éloquence et de la dialectique, sur ce terrain religieux et social où il croyait avoir assuré son empire. Voltaire avait enfin trouvé un rival dans un prosateur Jean Jacques Rousseau.

Mais dans ce prosateur, il y avait un poète. La poésie se mourait en France entre les mains des disciples et des imitateurs de Voltaire. Rousseau lui rendit la vie en faisant circuler dans ses veines la sève démocratique. Le cœur humain rentra dans l'art avec le sentiment moral et religieux et le sentiment de la nature.

Il y a quatre choses à considérer dans Rousseau : les théories, les sentiments, le talent, la conduite. Les théories sont fausses, les sentiments souvent vrais, le talent admirable, la conduite pitoyable. Disons le bien avec le mal. Rousseau fut assez grand et assez malheureux pour avoir droit à la justice, à défaut de pardon. Ceux qui l'exaltent et ceux qui l'insultent sans mesure sont également dans l'erreur. Cet homme fut trop souvent infidèle à sa mission, mais il eut une mission: celle de restaurer le spiritualisme chrétien, de préparer l'avénement des libertés modernes et de régénérer la poésie par l'expression sincère des sentiments de l'âme. Pour cela, il avait à combattre l'école de Voltaire et de Diderot, l'école des matérialistes et des athées, et les institutions vermoulues de l'ancien régime. Le secret de sa destinée est tout entier dans sa vie. Il naquit d'une famille d'horlogers dans la république de Genève et respira ainsi, dès l'enfance, l'atmosphère de la démocratie. Le sentiment de la nature ne pouvait tarder à s'éveiller en lui au milieu de ces beaux sites de la Suisse, à la fois majestueux et sauvages, et de ces tableaux champêtres qui inspiraient à la même époque les idylles de Gessner. La religion l'entourait aussi de ses enseignements sévères. On naissait calviniste à Genève, mais non pas incrédule. L'homme peut s'enivrer d'orgueil et oublier Dieu au sein des villes, où tout parle de l'homme; il se sent petit devant les grandes scènes de la nature, où tout parle de Dieu. Mais il apprit la vie à une école utile aux uns, funeste aux autres : le malheur. Son premier malheur fut d'avoir causé, en naissant, la mort de sa mère. Il avait dix ans, quand son père fut éloigné de lui par l'exil. Doué d'une grande sensibilité et d'une âme ouverte aux grandes choses, nourri de la lecture des grands

hommes de Plutarque et de ces romans de Richardson qui passionnaient l'Europe, son imagination exaltée aspirait à toutes les grandeurs, et il se brisait contre la réalité. Avide de fortune et de renommée, il dut passer, pour vivre, par tous les métiers subalternes, et se jeter sur tous les chemins sans trouver sa route. Tour à tour apprenti, vagabond sans feu ni lieu, forcé de changer ses croyances pour se faire des protecteurs, séminariste, laquais, musicien ambulant, copiste de musique, secrétaire et commis, il lança l'anathème à une société qui ne s'ouvrait qu'à l'aristocratie de race, et où le talent n'était estimé qu'à la condition de se courber devant les grands dont il fallait flatter les vices. Sa révolte contre la société n'a pas d'autre cause que le malheur de sa situation. Cet homme semble né pour résumer en lui tous les mauvais instincts et toutes les hautes aspirations de l'humanité. Il eut tous les vices de son siècle, et ce moraliste sévère fut le plus immoral des hommes. Chose étrange, mais vraie si Rousseau n'avait pas eu les vices de son époque, ses théories morales, malgré l'éloquence du style, n'eussent guère trouvé de lecteurs que dans les rangs du clergé honnête, et le monde des salons eût fait la sourde oreille à ce prêcheur. Ses vices furent le passe-port de ses doctrines. Le citoyen de Genève, trop orgueilleux pour se reconnaître coupable de ses mauvais penchants, trouva plus commode de les attribuer à la société. De là son fatal axiome : « L'homme est né bon; c'est la société qui le rend mauvais. » Comment sortir de là? En réformant l'ordre social? Non, en détruisant la civilisation, pour ramener l'homme à l'état sauvage. Il fallait tout le prestige de l'éloquence pour ne pas faire hausser les épaules devant cette théorie de la démence. Le paradoxe de Rousseau a créé la plaie du socialisme. Toutes ces redoutables machines de guerre qui composent l'arsenal des révolutionnaires modernes et qui ont servi à battre en brèche la société, c'est Rousseau qui les a forgées. C'est lui qui a dit : « L'homme est né libre, et il est partout dans les fers. » C'est lui qui a fait de l'insurrection un devoir; c'est lui qui a créé le despotisme des masses, mille fois plus arbitraire, plus brutal, plus écrasant que le despotisme des rois; c'est lui enfin qui, le premier, a renversé par la base le principe de la propriété, et l'audacieux mais conséquent logicien qui a osé dire la propriété, c'est le vol, n'a rien fait que changer la formule.

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