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CHAPITRE IV.

CONFLIT DES DOCTRINES SUR LA SCÈNE.

L'Innovation de La Chaussée.

I.

Voltaire, en chargeant Melpomène d'une mission sociale, avait inauguré dans l'art une époque de décadence. Son goût littéraire savait lui imposer des bornes. Mais ses imitateurs transformèrent la poésie, et surtout le théâtre, en une arène philosophique où l'imagination et le cœur s'effaçaient complètement devant l'esprit, et un esprit sans génie.

La plus remarquable des tragédies conçues dans le système de Voltaire, est le Spartacus de Saurin (1), sujet bien choisi pour faire retentir la scène de doctrines humanitaires. Il y a de la vigueur dans cette pièce, et assez de talent pour assurer à son auteur une place honorable parmi les tragiques de second ordre. Vaut-il la peine de citer Lemierre (2), ce Pradon du dixhuitième siècle, dont on ne connaît plus qu'un vers qu'il appelait modestement le vers du siècle :

Le trident de Neptune est le sceptre du monde,

et qui se repentait d'avoir contribué à amener la Révolution en écrivant son Guillaume Tell, faible écho des idées du temps !

(1) SAURIN (Bernard Joseph), né à Paris, en 1706, mort en 1781, a donné au théâtre, outre la tragédie de Spartacus, le drame de Beverley en vers libres et deux comédies: les Mœurs du temps et les Trois rivaux.

(2) LEMIERRE (Antoine-Marin), né à Paris en 1723, mort en 1793, fit représenter les tragédies suivantes : Hypermnestre, Idoménée, Artaxerce, Guillaume Tell, la Veuve du Malabar et Barnevelt. II composa aussi deux poèmes didactiques : la Peinture, puis les Fastes ou les usages de l'année.

La royauté, comme la philosophie, eut ses représentants au theatre. Le Siège de Calais, par de Belloy, (1) fut applaudi avec un enthousiasme qui prouve quel parti on pouvait tirer des sujets nationaux. Il ne manquait à l'auteur, pour engager la poésie dans cette voie nouvelle, que ce qui assure le triomphe des heureuses innovations le génie.

On vit donc éclater sur la scène le conflit des doctrines. Mais la comédie se prêtait mieux que la tragédie à cette lutte d'influences elle ouvrait un champ plus libre aux attaques des philosophes contre les abus sociaux, que les partisans de l'ordre établi retournaient contre ces novateurs, bien osés de se plaindre qu'on ne leur laissât pas la liberté de bouleverser le monde au gré de leurs sophismes. Palissot (2), dans sa comédie des Philosophes, leur décocha des traits sanglants. Mais l'opposition était triomphante et se manifestait jusque dans l'opéra-comique, où Marmontel et Sedaine introduisaient la morale, fort étonnée de se voir mise en couplets. Quel que fût le talent des ennemis de Voltaire, il leur était impossible de ruiner le crédit des philosophes qui avaient la France avec eux, et qui auraient eu pour eux aussi la raison, s'ils s'étaient bornés à plaider la cause du peuple et à fronder les abus; mais l'excès était inévitable. Aussi l'art perdait-il en pureté ce qu'il gagnait en puissance. Il n'était plus cultivé avec désintéressement que par quelques esprits sans fiel et assez maîtres d'eux-mêmes pour étudier les travers sociaux sans préoccupation politique ou sociale, comme Andrieux, l'auteur des Étourdis, et l'honnête Collin

(1) Pierre Laurent Buirette DE BELLOY, né à Saint-Flour en 1727, mort à Paris en 1775, destiné au barreau, se fit acteur et devint ensuite auteur dramatique. Outre le siège de Calais, il fit représenter Titus, Zelmire, Gaston et Bayard, Gabrielle de Vergy et Pierre le Cruel.

(2) PALISSOT DE MONTENOY (Charles), né à Nancy en 1730, mort en 1814, lutta contre les philosophes dans les Originaux ou le Cercle et les Philosophes; dans des pamphlets (Petites lettres contre de grands philosophes), et dans son poème de la Dunciade. Il écrivit en outre deux tragédies, dont l'une, Zarès ou Ninus II, fut jouée sans succès.

Puis il fit des Mémoires pour servir à l'histoire de la littérature française, depuis François Ier jusqu'à nos jours. Histoire des premiers siècles de Rome jusqu'à la république et le Génie de Voltaire.

d'Harleville, l'auteur du Vieux Célibataire. Tous les autres semblaient n'aborder la scène que pour monter à l'assaut de la société, et, avec moins de talent, ils réussissaient mieux, car ils faisaient plus de bruit. Dans les siècles de décadence, les succès les plus faciles sont toujours ceux que l'on obtient en flattant les mauvais instincts de la foule.

II.

Il faut de nouvelles formes pour répondre aux besoins nouveaux de la société. Des esprits hardis vont tenter de transformer la scène.

Le ton déclamatoire et doctoral, introduit dans la comédie, avait singulièrement faussé ce genre de composition dramatique, dont la qualité mère est la gaieté spontanée, franche et cordiale. La Chaussée (1) crut élargir la sphère de l'art, en mêlant à la plaisanterie des scènes attendrissantes, tirées des aventures de la vie commune, et l'on donna à ce prélude du drame moderne le nom de comédie larmoyante, création bâtarde, qui, au lieu de perfectionner l'art en le rapprochant de la nature, le faisait descendre à l'artifice. L'école classique a tort, cependant, de prétendre que la tragédie perd son essence en faisant éclater le rire à côté des larmes, et que la comédie est tenue à plaisanter toujours sans jamais attendrir. Cette théorie n'est pas un art, c'est un système. La variété est dans la nature, et si elle n'y était pas, l'art devrait l'y mettre, pour la corriger :

Heureux qui, dans ses vers, sait d'une voix légère
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

Homère, dans l'épopée sérieuse, Sophocle et Euripide dans la tragédie, Arioste dans l'épopée badine, Ménandre et Térence dans la comédie, ont admis le mélange du sérieux et du plaisant.

(1) Pierre Claude Nivelle de LA CHAUSSÉE, né à Paris en 1692, mort en 1754, neveu d'un fermier général et qui vivait dans l'aisance, composa d'abord son Épitre à Clio contre La Motte, qui voulait bannir les vers du théâtre. Ses principales pièces dramatiques sont la Fausse antipathie, le Préjugé à la mode, l'École des amis, l'École des mères, Mélanide, la Gouvernante, Amour pour amour. Il fit enfin des contes licencieux.

Seulement, dans la grande épopée et dans la tragédie, le grotesque, chez les anciens, était un élément accidentel qui ne devenait prédominant que dans le drame satyrique, à la fin et comme dédommagement de la représentation sérieuse. De même, les scènes attendrissantes ou les réflexions mélancoliques n'étaient amenées qu'incidemment dans la comédie. Ajoutons que les anciens avaient trop de goût pour mêler dans la même scène, et quelquefois dans le même vers, le rire avec les larmes, comme on l'a fait de nos jours par une fausse imitation de Shakspeare. Voilà ce qui répugne à la nature. Mais défendre le rire à des hommes engagés dans une action tragique et dont la destinée dépend de leur volonté libre; mais proscrire les larmes dans une peinture des mœurs de la vie réelle, c'est méconnaître le cœur humain et les passions qui l'agitent, selon les hasards des événements.

La Chaussée, célèbre par la prétendue création d'un genre nouveau, n'a décoré ses drames du nom de comédies que dans la crainte de porter une main sacrilége sur la tragédie française, en faisant monter, sur un théâtre réservé aux monarques et aux courtisans, des personnages pris dans les rangs du peuple. Le dix-huitième siècle eût regardé cette nouveauté comme une insulte à la majesté de l'art et aussi à la majesté royale, qui conservait encore, au milieu des théories les plus subversives, un dernier reflet de gloire. L'erreur ou plutôt la superstition classique réservait donc la tragédie aux aventures des rois, sans mélange de personnages ni de mœurs vulgaires. Ce n'était pas ainsi que l'entendait Sophocle; mais la démocratie athénienne n'était pas la monarchie française: c'est le caractère de la civilisation qui détermine les formes de la poésie. La Chaussée fit donc, sous le nom de comédies, de véritables tragédies bourgeoises. De là le caractère artificiel de ses plaisanteries, qu'il n'admettait que pour rester fidèle au titre de la pièce. Une autre erreur, non moins grave, était de conserver à des scènes de la vie commune la couleur romanesque et froidement sentimentale des mœurs aristocratiques. Voilà ce que Voltaire, homme de goût cependant, considérait comme un genre nouveau, sans doute pour mettre à couvert les tristes comédies dont il avait doté la scène. La comédie larmoyante, il faut le dire, n'était que l'enfant bâtard de la tragédie française. La Chaussée prêchait la morale en termes langoureux qui respiraient pour d'Alembert

une odeur de vertu. Mais quelle pouvait être la valeur de ces leçons morales, de ces sermons sortis d'une plume qui, pour d'autres écrits, se trempait dans la boue? Aussi fut-il poursuivi d'épigrammes par ses confrères de la scène et surtout par Piron, qui l'appelait :

Révérend père La Chaussée,
Prédicateur du Saint Vallon.

Il y a néanmoins des intentions louables dans les pièces où il fait la censure des vices de la société. Le Préjugé à la mode est un plaidoyer en faveur du mariage, que la noblesse, aussi bien que la philosophie, cherchait à discréditer, pour autoriser le concubinage et l'adultère. L'École des mères, le meilleur drame de La Chaussée, est d'une morale également irréprochable.

Avec lui commence déjà la littérature sérieuse, la littérature de sentiment qui va succéder, dans la seconde moitié du siècle, à la littérature de l'esprit.

Ce qui va dominer désormais, c'est le sentiment de la nature inauguré dans la science par Buffon.

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