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CHAPITRE II.

CE QU'IL FAUT PENSER DE L'INFLUENCE ARABE SUR L'ART DES TROUBADOUrs.

Est-il vrai, comme l'ont affirmé Ginguené, Sismondi, et Villemain après eux, est-il vrai que les Arabes aient donné l'éveil et ses formes premières à la poésie des troubadours? Nous l'avons cru jusqu'à présent; mais une étude plus approfondie nous en a dissuadé (1). Il faut se défier d'ailleurs des jugements de Ginguené et de Sismondi sur l'influence arabe. Il était de mode à la fin du dix-huitième siècle de tout refuser au christianisme; et, quand les merveilles de la civilisation arabe furent connues, on prétendit que tout venait de là et que le génie mauresque avait tiré de la barbarie l'Europe du moyen âge. La croisade entreprise par le dix-huitième siècle contre le christianisme en faveur des fils de Mahomet était inspirée par un esprit de haine dont la critique impartiale doit s'affranchir. Soyons plus justes envers nos ancêtres, et, sans faire de croisade contre personne, soyons en tout et partout les soldats de la vérité. Or, la vérité la voici : les Provençaux ne furent en rapport avec le génie arabe que trois fois au siége de Tolède, aux croisades et après la réunion de la Catalogne et de la Provence, sous l'autorité de Raymond Bérenger. Les chevaliers provençaux partis pour la Terre Sainte en revinrent plus aventureux peut-être et plus amoureux qu'au départ, mais sans avoir rien modifié à leur manière de penser, de sentir et de voir. Au siége de Tolède ceux qui furent en contact avec les Maures auraient pu en tirer quelque fruit. Mais il est de toute évidence qu'avant cette époque, c'est-à-dire avant la fin du onzième siècle, la poésie provençale était créée dans ses formes épiques d'abord, puisque le poème de Boèce remonte au dixième siècle; dans ses formes lyriques ensuite, car Guil

(1) Voir sur ce point les travaux de G. Schlegel, de Bruce Witt et le mémoire de M. E. de Lavaleye sur la Poésie provençale, dans les Annales des universités de Belgique.

laume IX, comte de Poitiers, le premier des troubadours dont les œuvres nous soient connues, chantait à la fin du onzième siècle avec tant de souplesse et de grâce, qu'il a fallu un siècle d'essais pour en être arrivé à un art déjà si parfait dans ses formes. Après la réunion de la Catalogne et de la Provence au douzième siècle, l'influence des Maures a pu s'exercer sur la poésie provençale; mais c'est à peine si l'œil le plus exercé peut y reconnaître quelque trace légère de cette influence tant vantée. On n'y a pas assez réfléchi, mais il suffisait de confronter l'esprit des deux littératures pour s'assurer que la poésie arabe n'avait ni couvé, ni enfanté la poésie provençale.

Nous avons caractérisé ailleurs la poésie arabe. Bornons-nous à en rappeler ici les principaux traits: A l'origine, dans la simplicité patriarcale du désert, quand régnait la monogamie, la femme était respectée et s'associait, comme en Germanie, aux dangers de son mari dans cette vie errante où l'on avait à lutter sans cesse contre la jalousie et l'ambition des familles ou des tribus rivales. La femme alors était l'objet d'un culte idéal qui tenait beaucoup de l'adoration chevaleresque. Tel est l'amour d'Antar pour la belle Ibla, cette Rebecca de l'Arabie. Mais quand Mahomet eut fait de la polygamie une loi du Coran, quand il eut consacré le libertinage domestique du harem et du sérail, et réduit la femme à n'être plus qu'une vile esclave de la sensualité humaine, ce culte idéal de l'amour s'effaça, et la poésie par contre-coup devint une volupté des sens, un plaisir de l'oreille, sans nul souci de l'âme et de ses nobles prérogatives.

Telle fut la poésie des Maures ou des Arabes d'Espagne : riche, pompeuse, brillante, remplie des comparaisons et de métaphores empruntées à la nature, mais exclusivement et puérilement vouée au culte de la forme, et plus soucieuse de flatter l'oreille que de parler au cœur, poésie de décadence en un mot, faite pour plaire à une société amollie par les richesses et le bien-être, et dédaignée des hommes de génie qui se consacraient à l'étude des sciences utiles et pratiques, les seules qui fussent en honneur à la cour des califes. Qu'y a-t-il de commun entre cette poésie toute matérielle et la conception de l'amour chevaleresque, l'idéal des troubadours? Rien, absolument rien.

Pour la forme, on peut rencontrer ça et là certaines analogies, mais elles ne suffisent pas à établir une véritable filiation.

Dans ses caractères généraux, la poésie mauresque reste sans

influence sur la poésie des troubadours, poésie harmonieuse, mais dépouillée de ce luxe oriental de figures ambitieuses et hyperboliques, de'ce naturalisme, de ces comparaisons multipliées et sans cesse renaissantes qui ne visent qu'à éblouir.

La poésie des troubadours possède bien un certain répertoire de lieux communs, de figures de convention sur le printemps, les oiseaux et les fleurs, mais elle n'attache d'importance qu'à l'analyse intime et subtile des sentiments d'amour, et sa marche sautillante, quoique sans brusquerie, et ses tours brefs, concis, elliptiques ne ressemblent aucunement à la profusion descriptive et à l'éblouissante parure de la poésie arabe.

Il y a de part et d'autre une grande recherche des artifices de versification propres à charmer l'oreille. Et il est probable que les Provençaux doivent aux Arabes quelques perfectionnements dans le rythme et la cadence musicale. Mais la coupe variée des vers ne tire pas son origine des procédés uniformes des Ghazèles et des Cassides. La rime a été considérée avec plus de vraisemblance comme une importation arabe. Cependant Rome en avait donné l'exemple. On en trouve des traces jusque dans le siècle d'Auguste. Nous avons observé que les hymnes de l'Église, dès le quatrième siècle, avaient adopté les consonnances rythmiques qui se prêtent mieux que les consonnances métriques aux retours cadencés de la phrase musicale. Les vers léonins, dont le milieu rime avec la fin, sont très-fréquents dans la poésie latine, à partir du neuvième siècle.

On ne peut nier l'influence mauresque sur les formes rythmiques de la Provence; mais le poème de Boèce nous défend d'affirmer que la rime ait été introduite par les Maures en Provence.

Est-ce à dire que les Arabes si puissants par la science restèrent étrangers au mouvement poétique de l'Europe? Non, certes. Mais il y eut ceci de particulier que les Arabes, au lieu d'être la source des sciences et des lettres, furent simplement le canal par lequel les sciences de la Grèce et la sagesse de l'antique Orient se communiquèrent à l'Europe. Dans le domaine de l'imagination, ils ont fait connaître à l'Espagne et à la France les contes moraux, les paraboles, les apologues, les fables de l'Inde. Encore est-ce à des Juifs et à des Chrétiens, il ne faut pas l'oublier, que les Arabes doivent leur initiation aux trésors de la Grèce et de l'Orient. L'influence des contes moraux ne

s'est exercée que dans le treizième et le quatorzième siècle, à l'époque de la décadence et de l'extinction de la poésie provençale. C'est à peine si on en découvre quelques lambeaux dans les chants des derniers troubadours, tandis qu'elle apparaît avec évidence dans les œuvres des trouvères.

Quant à la poésie lyrique des Arabes d'Espagne, on en chercherait vainement le moindre reflet sur la poésie primitive des Espagnols et des Siciliens, imitateurs des Provençaux. Et s'il est possible d'en saisir la trace sur quelques vers de Pierre Vidal, par exemple, dont la pompe n'entre pas dans les habitudes troubadouresques, c'est là, avec certains perfectionnements rythmiques et peut-être l'introduction des oiseaux messagers d'amour, tout ce que les troubadours ont pu emprunter aux Arabes. La poésie lyrique des troubadours est donc une création provençale, une plante indigène, une fleur née sous le soleil fécondant du Midi, au souffle générateur de la civilisation chevaleresque.

CHAPITRE III.

LA POÉSIE ÉPIQUE CHEZ LES TROUVÈRES.

I.

LES CHANSONS DE GESTE OU CYCLE DE CHARLEMAGNE.

L'épopée du moyen âge prend sa source dans les chants popu→ laires qui transmettent traditionnellement le souvenir des faits héroïques dont l'imagination du peuple a été frappée. C'est dans les coutumes germaines et celtiques, dans le chant des bardes, dans l'antique barditus dont parle Tacite, qu'il faut chercher la première origine des chansons de geste. Les bardes ou les scaldes de la Germanie, nouveaux Tyrtées, chantaient les exploits de leurs aïeux en marchant à la guerre. Chaque nouveau fait d'armes était raconté et célébré au feu du bivouac ou du foyer, en des chants épico-lyriques qui entretenaient dans l'âme de ces farouches enfants du Nord l'ardeur des combats. Comme les Francs, les Goths oublièrent peu à peu, au contact des populations gallo-romaines, les traditions guerrières de la Germanie. Mais les chants de leurs poètes retentissaient encore vaguement dans leur mémoire, longtemps après la conquête. Et aux heures du repos, dans les camps, dans les fêtes et dans les longues soirées d'hiver, ils éprouvaient le besoin d'entendre célébrer les grands événements qui s'étaient accomplis et qui s'accomplissaient à leur époque, et les grands hommes qui en étaient la plus haute personnification, depuis Attila jusqu'à Charles-Martel, Charlemagne et Roland, la terreur des infidèles; et tous ces guerriers valeureux, compagnons de Charlemagne, dont les noms volaient du Midi au Nord et du Nord au Midi sur les ailes de la renommée. Voilà la source de l'épopée historique chez les Normands et les Francs.

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