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entourée de la fleur des beaux de la cour, elle répondit au page qui venait encore de s'écrier: C'est qu'elle est vraiment charmante ainsi!

- C'est sans doute à monsieur (et Toinon montra Taboureau, qui, choqué de l'impolitesse du page, le regardait d'un air sournois), c'est sans doute à monsieur que M. de Mercœur adresse sa flatteuse exclamation sur ma beauté? Il ne pouvait invoquer un témoignage plus partial, car M. Taboureau est le meilleur et le plus cher de mes amis, ajouta Toinon d'un air très digne et très ferme.

Un peu dépité de recevoir cette leçon en présence de Taboureau, le page fit à ce dernier un froid salut rempli de hauteur, auquel Claude répondit avec son assurance de millionnaire qui sait sa valeur dans un siècle où l'or est tout (1): -Je vous baise les mains, mon cher monsieur; je suis vêtu comme un mendiant, c'est ce qui fait que vous me traitez comme un gueux. Vous avez raison d'une façon, mais vous avez tort de l'autre. Eh! eh! tel que vous me voyez, j'ai dans mes coffres de quoi acheter toutes les étoffes de la rue SaintDenis (2), et la rue Saint-Denis par-dessus le marché, si ça me faisait plaisir. Mais venez me voir à Paris, tout bourgeois que je suis, vous souperez chez moi avec la meilleure compagnie de la cour et de la ville, car mon cuisinier est excellent, je joue le jeu qu'on veut, et je ne redemande jamais l'argent que je prête.

Gaston de Mercœur, très indigné de l'impertinence de Taboureau, lui répondit fièrement :- Je ne soupe jamais, monsieur, que chez les gens que je connais.

- C'est absolument comme les gens qui disent qu'ils ne mangent jamais rien à jeun, répondit Claude, très insoucieux de l'impertinence du page.

(1) Chose fort curieuse et qui prouve que presque tous les siècles ont la même physionomie. A cette époque, il n'était bruit, comme de nos jours, que de l'influence de l'aristocratie d'argent. Si du moins on n'employait pas ce terme, cette pensée se retrouvait partout. Partout la robe, la cour et l'épée étaient sacrifiées à la fortune des traitans. Ainsi, dans les Souhaits (comédie de l'hôtel de Bourgogne), Isabelle dit à Colombine : « Quoi ! Colombine, un simple financier l'emportera sur tant de concurrens redoutables? — Colombine : Qu'appelez-vous un simple financier? Savez-vous quelle bête c'est qu'un financier auprès d'une femme? A la vue du financier, les anciens meubles disparaissent, les pagodes se multiplient sur les cheminées, les étoffes des Indes se développent, les laquais du logis deviennent plus insolens; en un mot, la face de l'univers est changée à la voix d'un financier. » (Les Portraits, comédie en trois actes, Du Long de Montchenay.)

(2) Les plus grands magasins d'étoffes de Paris se trouvaient alors rue Saint-Denis.

Celui-ci, regardant Claude comme un adversaire indigne de lui, dit à Toinon :- Monseigneur vous attend, mademoiselle; il y a un carrosse à la porte.

Toinon s'enveloppa dans une mante grossière, et Taboureau prit son chapeau, mais le page dit à Claude :- Monseigneur n'attend que mademoiselle.

-C'est possible, mon cher monsieur, mais j'ai à parler à Villars, il me connaît de longue date, il connaît aussi mes louis, qu'il a, tête-bleue, empochés plus d'une fois au jeu. Or, je compte sur sa bourse pour me tirer de cette affreuse peau de bête dans laquelle je suis défiguré et qui m'a valu vos dédains, mon cher petit seigneur, ajouta Claude avec une humilité bouffonne.

Voyant l'irrésolution de Gaston, la Psyché lui dit fermement :M. Taboureau a aussi des renseignemens précieux à donner à M. le maréchal, et je vous prie, monsieur, de permettre qu'il m'accompagne.

-Soit, mademoiselle, dit le page.

Et la Toinon sortit, suivie de Taboureau qui, comme aîné de Gaston, passa sans façon devant lui pour gagner le carrosse qui les conduisit tous trois chez M. de Villars.

(La suite au prochain n°.)

EUGÈNE SUE.

Critique Littéraire.

DE L'ESCLAVAGE MODERNE,
PAR M. F. DE LA MENNAIS.

Le dernier écrit de M. de La Mennais est une preuve nouvelle des écarts auxquels peut se laisser entraîner, malgré son étendue et sa puissance, un esprit fourvoyé qui s'obstine. De l'Esclavage moderne, dit M. de La Mennais, et il ne parle pas, comme on pourrait le croire, du Nord de l'Europe ou de l'Amérique: il parle exclusivement de la France, comme s'il y avait en France des esclaves ailleurs que dans son imagination, comme si nous n'avions pas définitivement conquis, au prix de larges flots de sang, la liberté, ce fruit de la croix mûri par les siècles, comme si la révolution française était un conte inventé à plaisir. De l'esclavage moderne! à quoi donc aurait servi cette permanente et laborieuse conspiration pour la liberté qui remplit six cents ans de l'histoire de France, vaste et pathétique drame dont le prologue est à la date du douzième siècle, et le dénouement à celle du 4 août 1789? La féodalité est donc toujours debout au milieu de nous, ou tout au moins son esprit anime puissamment l'époque actuelle; la monarchie absolue n'a pas remplacé le système féodal; il n'y a pas eu de dix-huitième siècle! Qu'est-ce que la Constituante? et le Code civil? et la Charte? Toutes ces réalités palpables et éclatantes sont non avenues pour M. de La Mennais, qui d'une main sûre grave ces mots au frontispice de son livre: De l'Esclavage moderne!

Le titre est clair et significatif; il y a cet avantage avec M. de La Mennais, qu'on sait d'abord à quoi s'en tenir. Il ne cache pas sa pensée dans des nuages, il l'expose au grand jour; il n'imite pas ces bravi de l'intelligence qui portent

leurs coups dans l'ombre, il combat au soleil. Les demi-mots perfides, les réticences calomnieuses ne sont pas ses armes, il parle haut et ferme. Qu'il soit à la tête d'une bonne cause, ou à la remorque d'une cause injuste et perdue, il se jette dans la mêlée avec la même ardeur généreuse, et dans son oubli de lui-même, il ne songe guère à se réserver des moyens de retraite; ce n'est point un guerillero, il ne connaît pas les embuscades; c'est un vrai soldat, il reste toujours à découvert. Certes, je n'hésite pas à placer dans mon estime, au-dessus de l'homme qui est dans la vérité, mais qui n'a pas le courage de son opinion, l'homme qui se trompe, mais qui a le courage de son erreur. Chez celui-ci il n'y a qu'illusion d'esprit, chez l'autre il y a manque de cœur.

Il faut reconnaître que c'est avec courage et désintéressement que M. de La Mennais se trompe, et que de bonne foi il offre l'étrange et désolant spectacle d'une ame honnête qui donne les plus funestes conseils, d'une vaste intelligence qui défend l'erreur. Les preuves de cette double contradiction abondent dans le livre de l'Esclavage moderne.

L'esclavage est la destruction de la personnalité humaine dont la liberté est l'exercice. Appartenir à un autre, si grand ou si bon qu'il soit, c'est étre esclave. S'appartenir, si pauvre, si malheureux qu'on soit, c'est être libre. L'esclave est un instrument, l'homme libre est une intelligence; l'esclave est une chose, l'homme libre est une ame. La différence entre ces deux états est radicale, c'est être ou ne pas être. Or, on n'arrive pas d'un bond du néant à la vie. On est toujours avant de naître; ce qu'il y a de plus immatériel en ce monde, la pensée elle-même, n'est-elle pas avant d'éclore? Mais, si pour préparer son avènement à la vie, quelques mois dans le sein maternel suffisent à l'homme qui ne fera que passer sur la terre, il faudra des siècles de préparation à une société qui doit se prolonger à l'infini. Ainsi, il a fallu des siècles pour que l'ilote devînt le prolétaire, pour que l'instrument devînt une intelligence, pour que l'esclavage antique devînt la liberté moderne. Telle est la loi de l'histoire : l'esclave conquiert ses droits un à'un, et ce n'est pas par prudence qu'il agit ainsi, c'est aveuglément, sous la force des choses. L'esclavage abrutit, et l'esclave n'a pas d'abord l'intelligence de ses droits; sans songer à l'avenir, sans rien demander au ciel ni aux hommes, si ce n'est un peu moins de travail, il supporte longtemps le joug avec patience. Cependant un jour vient où il sent que la chaîne matérielle ou la chaîne morale le blesse trop vivement à telle partie de son corps ou de son ame; il murmure alors, menace, se lève, brise de la chaîne l'anneau qui le blesse, et, cela fait, rentre dans le repos. De si mince valeur que soit ce résultat du moment, cette victoire est immense pour l'avenir. Il est ouvert, le chemin qui mène à la liberté. La possession d'un droit forcera l'esclave à remarquer l'absence d'un autre, à lui en donner le désir, à lui en inoculer le besoin, de telle sorte que, les droits étant corrélatifs, l'un engendrant l'autre, il parviendra à les comprendre tous dans leur ensemble et leur virtualité, et par conséquent, ce qui est moins difficile, à les conquérir. Mais l'initiation et la lutte dureront des siècles, et l'histoire, quoiqu'elle puisse à si juste titre porter le nom de martyrologe, ne dira pas tout ce que cette initiation et

cette lutte auront coûté de larmes et de sang. Eh bien! ce résultat immense obtenu, lorsque tous les droits seront conquis, qu'il ne subsistera plus aucune trace de l'antique servitude, que la liberté et l'égalité seront inscrites dans les lois et régneront dans les mœurs, que la démocratie, selon une parole fameuse, coulera à pleins bords, comme nous serons toujours en société, et qu'il y aura toujours dans les sociétés humaines des gens qui travailleront beaucoup pour recueillir peu, et des gens qui travailleront peu pour recueillir beaucoup, en un mot, des riches et des pauvres, un homme à la parole brûlante, un prêtre de l'Évangile, se lèvera et dira à ces derniers : « L'esclavage antique n'a fait que se transformer, et celui qui pèse sur vous est plus dur que l'antique servitude. Votre volonté est esclave, si votre corps ne l'est point; les chaînes et les verges de l'esclave moderne, c'est la faim ! »

C'est l'auteur de l'Esclavage moderne qui parle ainsi.

« La liberté politique, dit l'auteur de l'Esprit des Lois, ne consiste pas à faire ce que l'on veut. Dans un état, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être pas contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir. Si le prolétaire peut faire ce qu'il doit vouloir, s'il n'est pas contraint de faire ce qu'il ne doit pas vouloir, il est libre aux yeux de Montesquieu ; cela ne suffit pas pour le rendre libre aux yeux de M. de La Mennais, qui établit une distinction entre la volonté et le corps, mais qui n'a pas vu que son raisonnement, si on le presse, conduit à la négation de la liberté humaine. En effet, quel homme, grand ou petit, seul ou chargé de famille, n'est pas forcé moralement de faire tel acte à la place de tel autre en mille occasions de sa vie? Est-ce que, selon l'auteur de la Journée du Chrétien, les causes déterminantes détruisent la liberté de l'homme? Le premier tyran contre lequel il faudrait alors se révolter, ce serait Dieu. Avec quelle force M. de La Mennais repousserait cette conséquence impie! Dès-lors, comment expliquer cette contradiction: le même raisonnement ne peut pas être faux dans l'ordre moral et juste dans l'ordre politique. Hélas! à quoi sert le génie, s'il n'est pas aussi clairvoyant que le bon sens?

Dans ce court écrit, M. de La Mennais met en présence le riche et le pauvre, sous les noms de capitaliste et de prolétaire. Il détaille une à une toutes les misères du pauvre, et une à une toutes les jouissances du riche, et il exagère si bien dans l'intérêt de sa thèse, qu'il arrive peu à peu à représenter l'existence du pauvre comme un sombre enfer, et celle du riche comme un riant paradis. Son imagination ardente et chagrine fait du moindre abus une monstruosité, du moindre mal une plaie immense, prend l'exception pour la règle et maudirait, je crois, tous les juges du monde, parce qu'un tribunal aurait une fois condamné un innocent. M. de La Mennais ne discute plus maintenant sans s'emporter; l'exagération est devenue l'état habituel de son esprit, et la colère l'état habituel de son ame. Cependant l'exagération est peu philosophique et la colère peu chrétienne; mais quand on méconnaît toutes les idées de gouvernement, n'est-on pas en dehors des voies de la philosophie et du christianisme?

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