Obrazy na stronie
PDF
ePub

triomphe et de dérision cruelle, en faisant allusion à la fuite des miquelets : « Tes braves, ô Theman, seront saisis de terreur, parce qu'il y aura eu un grand carnage sur la montagne d'Ésaü. »

L'archiprêtre restait assis, tenant ses deux mains appuyées sur les bras de sa chaire. Il était aussi digne, aussi calme, aussi souverainement imposant, que s'il eût, du haut de son siége abbatial, présidé son chapitre de Laval, en assemblée solennelle; il tourna lentement la tête, et, sans répondre à Éphraïm, il lui jeta un regard si majestueux, si empreint d'une résignation intrépide, que le forestier baissa les yeux.

Mort! mort au fils de Bélial! crièrent les camisards en se précipitant dans la cellule.

- Frères, justice sera faite; il faut que ma vision s'accomplisse, dit Éphraïm; mais, avant tout, il faut découvrir les soldats, qui nous tendent peut-être quelque embûche, et délivrer nos frères. La mort de l'archiprêtre de Baal sera douce à leurs yeux. Esprit-Seguier, ajouta le camisard en s'adressant à son lieutenant, garrotte ce satan, je reviens.

Les perquisitions d'Éphraïm furent vaines, il ne découvrit pas les miquelets. Lorsqu'il descendit dans les caves pour délivrer les protestans prisonniers, quelques-uns lui apprirent qu'ils avaient vu par les soupiraux les soldats s'embarquer sur un radeau.

Rassuré sur ce point, Ephraïm remonta, suivi des malheureux que l'archiprêtre retenait dans les ceps.

Lorsqu'ils apprirent que leur persécuteur était au pouvoir des rebelles, presque tous poussèrent des cris de meurtre et de vengeance. Jérôme Cavalier, des femmes, des jeunes filles et quelques religionnaires aussi humains que le fermier, essayèrent en vain de s'opposer aux projets sanguinaires du plus grand nombre; ils ne furent pas écoutés. Ne voulant pas assister à la scène effrayante qui allait se passer, ils se réfugièrent dans une des cellules abandonnées.

L'archiprêtre, assis et garrotté dans sa chaire, les mains attachées derrière le dos, fut apporté par deux Cevenols au milieu de la cour du cloître.

Quatre piques furent plantées en terre; à leur manche on attacha quatre torches de bois résineux, qui jetèrent une clarté rougeâtre sur ce terrible tableau. Les arceaux du cloître semblaient teints de sang et se découpaient sur l'ombre noire des galeries.

Les étoiles brillaient au ciel; on entendait au loin le murmure de la rivière, car les camisards gardaient un silence farouche, presque

solennel. Ils croyaient punir un coupable et non assassiner un innocent.

A la droite de l'archiprêtre enchaîné était Éphraïm, appuyé sur sa hache; à sa gauche Ichabod, vêtu de sa tunique rouge, les yeux levés au ciel, les bras croisés sur sa poitrine, et le corps agité d'un tremblement nerveux. ·

L'abbé promenait sur cette foule menaçante un regard rayonnant de sérénité; il espérait que son martyre serait peut-être accepté par Dieu en expiation de la trop grande sévérité qu'il avait déployée.

- Frères, dit Éphraïm d'une voix retentissante, que ceux qui ont été traînés dans les ceps prennent place au premier rang, il leur appartient. Que ceux d'entre les soldats de l'Éternel qui ont été frappés dans leur famille prennent aussi place au premier rang, il leur appartient.

Les ordres d'Éphraïm furent exécutés avec un recueillement funèbre; le garde d'Aygoäl présidait aux apprêts de ce sanglant sacrifice avec un effrayant sang-froid, avec une régularité lugubre: on eût dit un pontife ordonnant une cérémonie religieuse.

L'archiprêtre fut entouré d'un cercle étroit, resserré, composé de ses ennemis les plus acharnés, qui attachaient sur lui des regards avides de vengeance.

-Tu as tué par l'épée, tu seras tué par l'épée, dit Éphraïm à l'abbé Du Chayla, «Tu seras couvert de confusion à cause des meurtres que tu as commis et de la violence dont tu as usé à l'égard de Jacob, ton frere... Tu périras pour jamais. »

- Mon frère, dit l'abbé, vous profanez la parole du Seigneur. Ne commettez pas un nouveau meurtre, un nouveau sacrilége. Oh! ce n'est pas ma vie que je vous dispute, elle appartient à Dieu. C'est votre ame que je veux sauver. Abjurez votre fatale hérésie, revenez à la véritable église. La clémence du Seigneur est inépuisable. Je vous le dis à ce moment suprême, abjurez, abjurez : vous serez pardonnés, ômes frères; ne vous perdez pas à jamais!

L'abbé prononça ces mots d'une voix ferme et douce, avec un accent rempli de tendre pitié. Les approches de la mort, l'ineffable espoir que ses douleurs lui seraient comptées par la divine miséricorde détendaient cette ame inflexible. La sublime charité du christianisme lui faisait prendre ses bourreaux en une commisération profonde.

Les camisards, indignés, poussèrent de violens murmures en entendant l'archiprêtre les engager à abjurer leur foi.

Éphraïm domina ces rumeurs menaçantes, et s'écria: - Frères, frères, écoutez! la voix de Dieu va parler. Ichabod, Ichabod, que dit l'esprit ?

L'enfant prononça, d'une voix brève et stridente, ces versets de l'Écriture, dont on pouvait faire l'application à l'archiprêtre :

« Tu ne devais pas prendre plaisir à considérer l'affliction de ton frère, au jour où il était livré à l'étranger, ni te réjouir de voir la ruine des enfans d'Israël, ni te glorifier insolemment lorsqu'ils étaient accablés de maux; tu périras pour jamais. »

— Qu'il meure! qu'il meure! crièrent les camisards en brandissant leurs armes.

Ichabod continua: « Tu ne devais ni entrer dans la ville de mon peuple au jour de sa ruine, ni lui insulter comme les autres dans son malheur, au jour où on l'exterminait; tu périras pour jamais. » Ichabod se tut et tomba épuisé, haletant, aux pieds d'Éphraïm. - Une dernière fois, mes frères, abjurez, abjurez votre damnable hérésie! s'écria l'archiprêtre. Ah! que ma mort ne peut-elle, comme celle du Christ, vous sauver au lieu de vous perdre à jamais! Je bénirais mon martyre. Mes frères, il en est temps encore, abjurez et revenez au culte du vrai Dieu.

A ces mots, la rage des camisards fut à son comble; il fallut toute l'autorité d'Éphraïm pour les empêcher de massacrer à l'instant l'archiprêtre.

-Mes frères! s'écria le forestier, coup pour coup, sang pour sang. Que ceux qui pleurent un parent tué par les philistins frappent d'abord ce fils de Bélial! que chaque blessure ait un nom!

Cette proposition fut accueillie avec une sauvage ivresse. Les religionnaires qui avaient à venger la mort d'un des leurs s'avancèrent. Une marche lente et funèbre commença.

Éphraïm remit un poignard à Esprit-Seguier, qui était à la tête de cette lugubre procession.

Le protestant frappa le premier l'archiprêtre d'une main ferme, en lui disant : - Voilà pour mon frère, que tu as fait massacrer à l'assemblée de l'Alte-Fage, à la porte d'Alais. Soit maudit!

Et il remit le poignard à un camisard nommé Laporte. Le coup n'était pas mortel. L'archiprêtre ne poussa pas un cri, il leva les yeux au ciel, et dit d'une voix haute et ferme avec un accent de résignation profonde ce verset du psaume de la pénitence:

-

De profundis clamavi ad te, Domine; Domine, exaudi vocem meam (1).

Laporte s'avança ensuite, et frappa l'archiprêtre en disant : - Voilà pour mon fils, que tu as fait rouer vif à Montpellier. Sois maudit! Et il donna le poignard à Cadoine d'Anduze.

L'abbé perdit beaucoup de sang à cette seconde blessure; il pencha la tête sur son épaule, et eut encore le courage de dire d'une voix suppliante et affaiblie :

- Libera me de sanguinibus, Deus, Deus salutis meæ, et exultabit lingua mea justitiam tuam... (2).

Voilà

Cadoine d'Anduze frappa ensuite l'archiprêtre en disant : pour mon père, ministre du Seigneur, que tu as fait brûler à Nîmes. Sois maudit!

Ce dernier coup fut mortel.

L'archiprêtre ferma les yeux, murmura ces dernières paroles : · Miserere mei Deus..... secundum magnam..... misericordiam tuam (3).

Et il mourut.

Malgré la mort de l'abbé, la procession homicide des religionnires ne s'arrêta pas.

Tous ceux qui avaient quelques représailles à exercer contre l'archiprêtre frappèrent son cadavre avec la même solennité, en prononçant les mêmes paroles de récrimination et de malédiction.

Son corps reçut cinquante-deux blessures, dont vingt-quatre étaient mortelles (4). Après cette épouvantable exécution, les religionnaires quittèrent l'abbaye sous la conduite d'Éphraïm. Ils portèrent le cadavre de l'archiprêtre au carrefour des quatre routes. Il y fut pendu à la Croix-du-Sang.

(1) « Du fond de l'abîme, Seigneur, je pousse des cris vers vous; Seigneur, écoutez ma voix. » (Ps. de la Pénit., 129.)

(2) « O Dieu! mon Sauveur, délivrez-moi des peines que méritent mes actions sanglantes, et je publierai avec joie votre justice. » (Ps. de la Pénit., 129.)

(3) « Ayez pitié de moi, mon Dieu! selon l'étendue de votre miséricorde. » (4) Chaque coup qu'on lui portait était accompagné d'un : - voilà pour avoir fait condamner un tel ou une telle à la mort; — voilà pour avoir fait condamner un tel aux galères; voilà pour les violences que tu as exercées contre mon père, ou contre ma mère, ou contre ma sœur. Mais comme les violences dont on l'accusait étaient en trop grand nombre pour trouver assez de place sur son corps, il fallut mettre fin à ces sanglans reproches; bientôt son corps ne fut plus qu'une plaie. Un cure historien assure qu'il reçut cinquante-deux blessures, dont vingt-quatre étaient mortelles. (Histoire des Camisards, liv. I.)

[ocr errors]

Ainsi s'accomplit la vision d'Éphraïm, qui s'écria une dernière fois d'une voix retentissante:

Ainsi périssent les loups ravisseurs! Ainsi a péri l'archiprêtre de Baal!

Presque tous les huguenots qui avaient pris part à ce meurtre se retirèrent dans les montagnes inaccessibles des Cevennes sous la conduite d'Ephraïm, et s'y organisèrent en partisans.

La guerre civile était désormais déclarée.

L'assassinat de l'archiprêtre des Cevennes par les gens d'Éphraïm, le massacre des dragons de Saint-Sernin par les gens de Cavalier, tels furent les premiers et sanglans défis que les camisards jetèrent au pouvoir royal et religieux de Louis XIV.

Le grand roi, par les persécutions monstrueuses, par les cruautés inouïes qu'incessamment il exerça sur ces malheureux peuples depuis la révocation de l'édit de Nantes, a dû compte à Dieu, et doit compte à l'histoire des flots de sang et des horreurs sans nom qui ont épouvanté l'Europe pendant cette terrible guerre.

EUGÈNE SUE.

« PoprzedniaDalej »