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langueurs d'un sens blasé à force de jouir. C'est ainsi que l'intempérance des plaisirs de l'esprit nous les rendra tous insipides; et l'art même aura beau s'épuiser en recherches et en raffinements pour ranimer le goût. La sobriété seule aurait pu le sauver de cette espèce de paralysie; et aux excès qui en sont la cause, s'il est quelque remède, c'est l'abstinence et le besoin. Mais ce serait demander l'impossible. Le public veut jouir, au risque même de détruire tout ce qu'il peut avoir de sensibilité.

On va me dire, qu'à la génération dont le goût s'affaiblit et s'altère de jour en jour, en succède une dont le goût sera jeune et ingénu comme elle, et que d'un âge à l'autre le public est renouvelé. Je conviens en effet qu'au premier essor de la jeunesse dans le monde, elle se livre avec une sensibilité vive et neuve encore," à tous les plaisirs de l'esprit; mais dans l'usage de ces plaisirs, comme de tous les autres, ne voit-on pas avec quelle impatience les jeunes gens se pressent de vieillir; avec quelle rapidité la contagion de l'exemple et de l'opinion les gagne; et comme à peine arrivés dans le monde, ils en ont déja pris les goûts et les dégoûts? Ne les entendez-vous pas dire qu'on sait Racine et Molière par cœur; que, grâce au ciel, on ne lit plus Virgile; qu'on a été bercé avec Télémaque; qu'ils laissent Massillon aux dévotes, Pascal aux Jansénistes, La Fontaine aux enfants;

qu'on ne lit pas deux fois la Henriade; et que le goût des vers est un goût suranné?

Leurs pères au moins se souviennent d'avoir aimé ce qu'ils n'aiment plus; et en le négligeant, ils l'estiment encore, et l'admirent de souvenir. J'en ai vu quelquefois qui faisaient l'aveu de Médée.

Video meliora, proboque,

Deteriora sequor. (OVIDE.)

Mais la jeunesse érige tous ses goûts en systême, et ne connaît, dans l'art de l'amuser, d'autre règle que son plaisir. Essayez de lui faire entendre que ce qui lui plaît n'est pas digne de lui plaire; elle vous répondra par un sourire dédaigneux. Que veut-on qu'elle estime, si ce n'est pas ce qui lui plaît, et ce qui plaît à la société qu'elle fréquente obscurément? C'est là que ses idées et ses sentiments se dégradent; c'est là que son goût s'avilit, et que, perdant toute pudeur et toute délicatesse, elle habitue son oreille et son ame à la bassesse, à l'indécence, à la grossièreté de mœurs et de langage qui caractérise le nouveau genre dont elle fait ses amusements.

Ce qui fonde un État le peut seul conserver.

C'est une maxime applicable à la culture de tous les arts, et singulièrement au goût. Or, dans tous les temps où il a fleuri, comment s'est-il formé? Par l'instruction et l'exemple, de proche

en proche, à la faveur d'une communication habituelle des esprits cultivés et des esprits qui demandaient à l'être. Ceux-ci daignaient écouter et s'instruire; ou si la déférence personnelle était pénible pour l'amour-propre, au moins recevaiton des morts les inspirations de goût qu'on eût rougi de prendre des vivants. On lisait de bons livres, on étudiait ceux qui, de l'aveu des gens instruits, étaient les modèles de l'art. Le temps en est passé. Depuis qu'une culture superficielle a établi entre les esprits une apparence d'égalité, tout le monde décide, personne ne consulte. On ne lit plus; et pourquoi lirait-on? Désormais la littérature, je dis l'ancienne et la plus exquise, n'étant plus dans la société un objet d'entretien où l'on puisse briller, la vanité, le grand mobile de l'émulation, n'est plus intéressée à donner à l'étude des moments qu'elle croit pouvoir mieux employer.

Ce n'est pas que dans cette société renaissante, il n'y ait une élite de jeunes gens très-cultivés, très-éclairés, et d'un goût délicat et pur. Mais je parle ici du grand nombre; et dans tous les temps, le grand nombre ne cultive de son esprit que les facultés usuelles. Les lumières et les talents, qui le soir trouveront leur place, font l'occupation du matin. On n'entendra parler dans le monde où l'on vit, ni d'Euripide, ni de Térence, ni de Virgile, ni d'Horace, ni de Bossuet, ni de Massillon, et rarement de la Bruyère. On aura

lu la brochure du jour, on va voir la pièce nouvelle; et si de l'une ou de l'autre on ne sait que penser, on sait du moins où en prendre un jugement très - décidé : seulement, qu'on ait parcouru à sa toilette une feuille volante, on a son mot à dire, on s'est mis au courant, on est au pair de tout le monde.

Il est difficile de motiver un sentiment que l'on emprunte, et qu'on adopte sans examen; mais dans un monde où rien ne se raisonne, et dont la mobilité perpétuelle ne laisse aucun repos à la pensée, l'opinion n'est jamais compromise. Un mot tranchant suffit pour éviter toute espèce de discussion; et si ce mot est un trait piquant, il est dispensé d'être juste.

L'amour des lettres, dans sa première ardeur, faisait du jugement des ouvrages de goût, une occupation sérieuse; aujourd'hui c'est à peine un jeu. L'avis courant passe de bouche en bouche; on le reçoit et on le donne avec la même indifférence, ou si deux sentiments se croisent, c'est en glissant l'un à côté de l'autre, et tout au plus avec un choc léger, d'où ne sort aucune lumière. Personne n'a besoin d'examiner ce qu'un autre pense chacun prétend se suffire à soimême; et cette suffisance est ce qu'il y eut jamais de plus funeste pour le goût: car l'ignorance toute simple, se laisse guider par la nature, et le sentiment lui tient lieu souvent des lumières qu'elle n'a pas; mais avec de fausses lueurs, la

vanité qui se croit éclairée, s'égare, et ne revient jamais.

J'ai ouï dire plus d'une fois à une actrice trèscélèbre, que les jours de réjouissance, où les spectacles sont ouverts gratuitement au peuple, elle avait peine à concevoir la promptitude, la justesse, la rapide unanimité avec laquelle, nonseulement les endroits frappants d'une tragédie, mais le sublime simple, les mots touchants, les vers de situation, les traits de sensibilité les plus délicats, étaient saisis par cette multitude inculte. Et c'est précisément parce qu'elle est inculte, qu'en elle au moins rien n'est factice; qu'elle se livre de bonne foi à l'impression qu'elle reçoit ; et que tout ce qui est naturellement beau, la touche et la ravit. Elle n'a pas ce goût de relation et de comparaison qui fait apercevoir les finesses de l'art et les adresses de l'artiste; qui démêle dans un ouvrage ce qu'il y a de rare et d'exquis, d'avec ce qu'il y a de commun; qui mesure et la difficulté et le talent qui l'a vaincue, et considère les effets dans leur rapport avec les moyens : elle n'a pas non plus ce goût d'éducation qui, comme je l'ai dit, peut seul juger des convenances d'opinion et de fantaisie; mais aussi n'a-t-elle pas ce goût de personnalité, qui, dans l'ouvrage, ne considère que l'auteur; ce goût de vanité et de malignité qui s'attache à des minuties, et parmi des beautés qui ne le touchent point, attend avec impatience quelque ridicule à

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