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rit, et qui, changé en sa propre substance, forme en lui ce modèle intellectuel, digne production du génie. C'est sur-tout dans cette partie que se ressemblent l'orateur, le poëte, le musicien, et par conséquent les critiques supérieurs en éloquence, en poésie, et en musique; car on ne saurait trop insister sur ce principe, que le sentiment seul peut juger le sentiment; et que soumettre le pathétique aux analyses de l'esprit, c'est vouloir rendre l'oreille arbitre des couleurs, et l'œil juge de l'harmonie.

Le même modèle intellectuel auquel un critique supérieur rapporte la tragédie, doit s'appliquer à la partie dramatique de l'épopée; dès que le poëte épique fait parler ses personnages, l'épopée ne différant plus de la tragédie que par le tissu de l'action, les mœurs, les sentiments, les caractères sont les mêmes que dans la tragédie, et le modèle en est commun. Mais lorsque le poëte paraît et prend la place de ses personnages, l'action devient purement épique; c'est un homme inspiré aux yeux duquel tout s'anime : les êtres insensibles prennent une ame; les abstraits, une forme et des couleurs; le souffle du génie donne à la nature une vie et une face nouvelle; tantôt il l'embellit par ses peintures, tantôt il la trouble par ses prestiges et en renverse toutes les lois : il franchit les limites du monde; il s'élève dans les espaces immenses du merveilleux; il crée de nouvelles sphères; les cieux ne peuvent le con

tenir; et il faut avouer que le génie de la poésie, considéré sous ce point de vue, est le moins absurde des dieux qu'ait adorés l'antiquité païenne. Qui osera le suivre dans son enthousiasme, si ce n'est celui qui l'éprouve? Est-ce à la froide raison à guider l'imagination dans son ivresse? Le goût timide et tranquille viendra-t-il lui présenter le frein? O vous, qui voulez voir ce que peut la poésie dans sa chaleur et dans sa force, laissez bondir en liberté ce coursier fougueux; il n'est jamais si beau que dans ses écarts; le manége ne ferait que ralentir son ardeur et contraindre l'aisance noble de ses mouvements; livré à lui-même, il se précipitera quelquefois; mais il conservera, même dans sa chûte, cette fierté et cette audace qu'il perdrait avec la liberté. Prescrivez au sonnet et au madrigal des règles gênantes; mais laissez à l'épopée une carrière sans bornes; le génie n'en connaît point. C'est en grand qu'on doit critiquer les grandes choses; il faut donc les concevoir en grand, c'est-à-dire avec la même force, la même élévation, la même chaleur qu'elles ont été produites. Pour cela, il faut en puiser le modèle, non dans les beautés de la nature, non dans les productions de l'art, mais dans l'un et l'autre savamment approfondis, et sur-tout dans une ame vivement pénétrée du beau, dans une imagination assez active et assez hardie pour parcourir la carrière immense des possibles dans l'art de plaire et de toucher.

Il suit des principes que nous venons d'établir, qu'il n'y a de critique universellement supérieur que le public, plus ou moins éclairé suivant les pays et les siècles; mais toujours respectable, en ce qu'il comprend les meilleurs juges dans tous les genres, dont les voix, d'abord dispersées, se réunissent à la longue pour former l'avis général. L'opinion publique est comme un fleuve qui coule sans cesse, et qui dépose son limon. Le temps vient où ses eaux épurées sont le miroir le plus fidèle que puissent consulter les arts.

Cicéron, en fait d'éloquence, n'hésite pas à décider que le public est le juge suprême; et il ajoute: Hoc affirmo, qui vulgi opinione disertissimi habiti sint, eosdem intelligentium quoque judicio fuisse probatissimos. (De clar. Orat.) Il en est de même, à la longue, de tous les arts chez tous les peuples cultivés.

A l'égard des particuliers qui n'ont que des prétentions pour titres, la liberté de se tromper avec confiance est un privilége auquel ils doivent se borner, et nous n'avons garde d'y porter atteinte. Mais le critique de profession n'aspirât-il qu'à être médiocre, serait encore obligé d'être instruit; et s'il arrivait que des hommes qui de leur vie n'auraient pensé à se former l'esprit, qui de leur vie n'auraient fait preuve ni de talents, ni de lumières, et qui n'auraient pas même été au nombre des écrivains les plus obscurs; s'il arrivait que de tels hommes, ayant fait de la critique

un métier vil et mercenaire, eussent, à force d'effronterie et de malignité, obtenu du crédit et de la faveur près de la multitude, ce serait la honte du siècle où ils auraient été les arbitres du goût.

On peut me demander si, sans toutes les qualités que j'exige, les arts et la littérature n'ont pas eu d'excellents critiques. C'est une question de fait sur les arts; et je m'en rapporte aux artistes. Quant à la littérature, j'ose répondre qu'elle a eu peu de critiques supérieurs, et qu'elle en a eu moins encore qui aient excellé en différentes parties.

Il ne m'appartient pas d'en marquer les classes. Je viens d'exposer les principes; c'est au lecteur à les appliquer; il sait à quel poids il doit peser Cicéron, Longin, Pétrone, Quintilien, en fait d'éloquence; Aristote, Horace, et Pope, en fait de poésie. Mais ce que j'aurai le courage d'avancer, quoique bien sûr d'être contredit par le bas peuple de la littérature, c'est que Boileau, à qui la versification et la langue sont en partie redevables de leur pureté, Boileau, l'un des hommes de son siècle qui avait le plus étudié les anciens et qui possédait le mieux l'art de mettre leurs beautés en œuvre; Boileau, sur les choses de sentiment et de génie, n'a jamais bien jugé que par comparaison. De-là vient qu'il a rendu justice à Racine, l'heureux imitateur d'Euripide; qu'il a méprisé Quinault, et loué froidement Corneille, qui ne ressemblaient à rien; sans parler

du Tasse, qu'il ne connaissait point, ou qu'il n'a jamais bien senti. Et comment Boileau, qui a si peu imaginé, aurait-il été un bon juge dans la partie de l'imagination? Comment aurait-il été un vrai connaisseur dans la partie du pathétique, lui à qui il n'est jamais échappé un trait de sentiment dans tout ce qu'il a pu produire? Qu'on ne dise pas que le genre de ses œuvres n'en était pas susceptible. Ni l'un ni l'autre de ces dons ne reste enfoui dans une ame; et lorsqu'il domine, il abonde. L'imagination de Malebranche l'a entraîné malgré lui dans ce qu'il appelait la recherche de la vérité, et il n'a pu s'empêcher de s'y livrer dans le genre d'écrire où il était le plus dangereux de la suivre. Les fables mêmes de La Fontaine, de ce poëte divin dont Boileau n'a pas dit un mot dans son Art poétique, sont semées de traits aussi touchants que délicats.

Les critiques qui n'ont pas eu en eux-mêmes les facultés analogues aux productions de l'art, trop faibles pour se former des modèles intellectuels, ont tout rapporté aux modèles existants. Homère, Sophocle, Virgile ont réuni les suffrages de tous les siècles; on en conclut qu'on ne peut plaire qu'en suivant la route qu'ils ont tenue. Mais chacun d'eux a suivi une route différente : qu'ont fait les critiques? Ils ont fait, dit l'auteur de la Henriade, comme les astronomes, qui inventaient tous les jours des cercles imaginaires, et créaient ou anéantissaient un ciel ou deux de

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