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dans l'examen de l'histoire. Plutarque, dans ses parallèles, est presque l'homme que je demande.

C'est là qu'il serait à souhaiter qu'un philosophe, aussi courageux qu'éclairé, osât appeler au tribunal de la vérité, des jugements que la flatterie et l'enthousiasme ont prononcés dans tous les siècles. Rien n'est plus commun dans les annales du monde que les vices et les vertus contraires mis au même rang. La modération d'un roi juste, et l'ambition effrénée d'un usurpateur; la sévérité de Brutus envers son fils, et l'indulgence de Fabius envers le sien; la soumission de Socrate aux lois de l'aréopage, et la hauteur de Scipion devant le peuple romain, ont eu leurs apologistes et leurs censeurs. Par-là l'histoire, dans sa partie morale, est une espèce de labyrinthe où l'opinion du lecteur ne cesse de s'égarer. C'est un bon guide qui lui manque. Or ce guide serait un critique capable de distinguer la vérité d'avec l'opinion, le devoir d'avec l'intérêt, et la vertu d'avec la gloire; en un mot, de réduire l'homme, quel qu'il fût, à la condition sociale; condition qui est la base des lois, la règle des mœurs, et dont aucun homme, vivant avec des hommes, n'a jamais eu le droit de s'affranchir.

Le critique doit aller plus loin contre le préjugé il doit considérer, non-seulement chaque homme en particulier, mais encore chaque république, comme citoyenne de la terre et atta

chée aux autres parties de ce grand corps politique, par les mêmes devoirs qui lui attachent à elle-même les membres dont elle est formée : il ne doit voir la société en général, que comme un arbre immense, dont chaque homme est un rameau, chaque république une branche, et dont l'humanité est le tronc. De là le droit particulier et le droit public, que l'ambition seule a distingués, et qui ne sont, l'un et l'autre, que le droit naturel plus ou moins étendu, mais soumis aux mêmes principes. Ainsi le critique jugerait, nonseulement chaque homme en particulier, suivant les mœurs de son siècle et les lois de son pays; mais encore les lois et les moeurs de tous les pays et de tous les siècles, suivant les principes invariables de l'équité naturelle.

Quelle que soit la difficulté de ce genre de critique, elle serait bien compensée par son utilité. Quand il serait vrai, comme Bayle l'a prétendu, que l'opinion n'influât point sur les mœurs privées, il est du moins incontestable qu'elle décide des actions publiques. Il n'est point de préjugé plus généralement ni plus profondément enraciné dans l'opinion des hommes, que la gloire attachée au titre de conquérant; et de là cette maladie des conquêtes qui a désolé le monde. Mais si, dans tous les temps, les philosophes, les historiens, les orateurs, les poëtes, en un mot, les dépositaires de la réputation, et les dispensateurs de la gloire, s'étaient réunis pour at

tacher aux horreurs d'une guerre injuste le même opprobre qu'au larcin et qu'à l'assassinat, on eût peu vu de brigands illustres. Malheureusement les vrais sages ne connaissent pas assez leur ascendant sur les esprits: divisés, ils ne peuvent rien; réunis, ils peuvent tout à la longue : ils ont pour eux la vérité, la justice, la raison, et, ce qui est plus fort encore, l'intérêt de l'humanité, dont ils défendent la cause.

Montaigne, moins irrésolu, eût été un excellent critique dans la partie morale de l'histoire; mais peu ferme dans ses principes, il chancelle dans les conséquences; son imagination trop féconde était pour sa raison, ce qu'est pour les yeux un crystal à plusieurs faces, qui rend douteux l'objet véritable à force de le multiplier. L'homme qui dans cette partie a montré le sens le plus droit et le plus profond, c'est Plutarque; encore est-il quelquefois trop timide, quelquefois aussi trop imbu des opinions de son temps.

L'auteur de l'Esprit des Lois est le critique dont l'histoire moderne aurait besoin; je le cite quoique vivant, car il serait trop pénible et trop injuste d'attendre la mort des grands hommes pour parler d'eux en liberté (1).

Quoique le type intellectuel d'après lequel un critique supérieur juge la morale et l'éloquence, entre essentiellement dans le modèle auquel doit

1) Montesquieu vivait quand cet article fut écrit.

se rapporter la poésie, il s'en faut bien qu'il suffise à la perfection de celui-ci; combien l'idée collective et complète de la poésie n'embrasset-elle pas de genres différents et de modèles particuliers! Bornons-nous au poëme dramatique et à l'épopée.

Dans la comédie, quel usage du monde, quelle connaissance de tous les états! combien de vices, de passions, de travers, de ridicules à observer, à analyser, à combiner, dans tous les rapports, dans toutes les situations, sous toutes les faces possibles! combien de caractères! combien de nuances dans le même caractère! combien de traits à recueillir, de contrastes à rapprocher! quelle étude pour former le seul tableau du Misanthrope ou du Tartuffe! quelle étude pour être en état de le juger! Ici les règles de l'art sont la partie la moins importante: c'est à la vérité de l'expression, à la force des touches, au choix des situations et des oppositions, que le critique doit s'attacher : il doit donc juger la comédie d'après les originaux; et ses originaux ne sont pas dans l'art, mais dans la nature. L'avare de Molière n'est point l'avare de Plaute; ce n'est pas même tel avare en particulier, mais un assemblage de traits répandus dans cette espèce de caractère; et le critique a dû les recueillir pour juger l'ensemble, comme l'auteur pour le composer. Voyez COMÉDIE.

Dans la tragédie, à l'observation de la nature

se joignent, dans un plus haut degré que dans la comédie, l'imagination et le sentiment; et le sentiment y domine. Ce ne sont plus des caractères communs, ni des événements familiers que l'auteur s'est proposé de rendre; c'est la nature dans ses plus grandes proportions, et telle qu'elle a été quelquefois, lorsqu'elle a fait des efforts pour produire des hommes et des choses extraordinaires. Voyez TRAGÉDIE. Ce n'est point la nature reposée, mais la nature en contraction, et dans cet état de souffrance où la mettent les passions violentes, les grands dangers, et l'excès du malheur. Où en est le modèle? Est-ce dans le cours tranquille de la société? un ruisseau ne donne point l'idée d'un torrent; ni le calme, l'idée de la tempête. Est-ce dans les tragédies existantes? Il n'en est aucune dont les beautés forment un modèle générique; on ne peut juger 'Cinna d'après OEdipe, ni Athalie d'après Cinna. Est-ce dans l'histoire? outre qu'elle nous présenterait en vain ce modèle, si nous n'avions en nous de quoi le reconnaître et le saisir; tout événement, toute situation, tout personnage héroïque ne peut avoir qu'un caractère qui lui est propre, et qui ne saurait s'appliquer à ce qui n'est pas lui; à moins cependant que, remplis d'un grand nombre de modèles particuliers, l'imagination et le sentiment n'en généralisent en nous l'idée. C'est de cette étude consommée que s'exprime, pour ainsi dire, le chyle dont l'ame du critique se nour

Élém. de Littér. I.

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