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l'Art poétique. Cet ouvrage, qui mit le comble à sa célébrité et à l'autorité qu'il avait dans les lettres, fut donc un peu tardif: il ne laissa pas d'être utile. Il n'apprit rien aux maîtres de l'art, mais il grossit le nombre de leurs justes appréciateurs. Il acheva d'apprendre à la multitude à n'estimer que des beautés réelles; il acheva de la guérir de ses vieilles admirations pour des poëmes sans poésie, pour des romans sans vraisemblance; il acheva de décrier ce faux bel-esprit, dont Molière avait fait justice en plein théâtre, et qui ne laissait pas encore de se produire dans le monde. Ainsi Boileau, critique peu sensible, mais judicieux et solide, ne fut pas le restaurateur du goût; il en fut le vengeur et le conservateur. Il n'apprit pas aux poëtes de son temps à bien faire des vers; car les belles scènes de Cinna et des Horaces, ces grands modèles de la versification française, étaient écrites lorsque Boileau ne faisait encore que d'assez mauvaises satires; et le Misanthrope, le Tartuffe, les Femmes savantes, Britannicus, Andromaque, Iphigénie, et les Fables de La Fontaine, avaient précédé l'Art poétique: mais il fit la guerre aux mauvais écrivains, et déshonora leurs exemples; il fit sentir aux jeunes gens les bienséances de tous les styles; il donna de chacun des genres une idée nette et précise; et s'il n'eût pas cette délicatesse de sentiment qui démêle, comme dit Voltaire, une beauté parmi des défauts, un défaut parmi

des beautés; s'il mit Voiture à côté d'Horace; s'il confondit Lucain avec Brébeuf dans son mépris pour la Pharsale; s'il ne sut point aimer Quinault (1); s'il ne sut point admirer le Tasse; si, dans l'Art poétique il oublia ou dédaigna de nommer La Fontaine, il connut du moins ces vérités premières qui sont des règles éternelles; il les grava dans les esprits avec des traits ineffaçables; et c'est peut-être grâce aux lumières qu'il nous transmit dans sa vieillesse, que la génération suivante a été plus juste que lui.

Je vais hasarder un paradoxe que je tâcherai d'expliquer : c'est que notre siècle a été, en même temps, l'époque de la perfection du goût et de sa décadence. Il s'annonça d'abord sous de mauvais auspices, par la trop célèbre dispute sur les anciens et les modernes. Je crois avoir fait voir ailleurs, que dans cette querelle tout le monde avait tort. Mais ce qu'on y aperçoit bien clairement, du côté des modernes, c'est que le goût des lettres avait perdu de son attrait; que, dans un grand nombre de bons esprits, une raison analytique avait éteint l'imagination; et que des arts où elle domine, le charme était presque dé

(1) « Si on trouvait dans l'antiquité un poëme comme Armide ou comme Atys, avec quelle idolâtrie il serait reçu! mais Quinault était moderne... Il manquait à Boileau d'avoir sacrifié aux Grâces. Il chercha, en vain, toute sa vie, à humilier un homme qui n'était connu que par elles. » (Voltaire.)

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truit, et l'illusion dissipée. Alors on donna dans l'excès opposé à l'enthousiasme. La critique devint subtile, et fut sèche et minutieuse. L'esprit, pour juger le génie, se mit à la place de l'ame. On voulut tout assujettir aux lois de nos usages fugitifs, ne rien céder à la nature, ne rien passer aux mœurs antiques, rien à l'essor de l'imagination et aux élans de la pensée; réduire la poésie à la précision des idées métaphysiques, et la contraindre à raisonner ce qui n'est fait que pour être senti. C'en était fait du goût, si ce systême eût prévalu.

C'en était fait encore, si la doctrine du parti des anciens avait été prise à la lettre; car pour avoir la foi que demandaient leurs zélateurs, il aurait fallu renoncer aux lumières du sens intime, tout admirer jusqu'au sommeil et aux rêveries du bon Homère; et au moyen des commentaires, des autorités, des exemples, il n'était rien qu'on n'eût fait passer pour être beau et dans le goût antique. Le poëme de Chapelain, avec des notes à la Dacier, eût été une œuvre admirable.

Heureusement il s'éleva un homme digne d'apprécier et les anciens et les modernes, qui commença par les étudier avec l'avidité d'une jeunesse ardente, et qui, bientôt s'égalant lui-même aux plus illustres, acquit le droit de les juger.

Jamais homme de lettres, dans aucun siècle, n'a essuyé autant de contradictions et d'iniquités que Voltaire en éclairant le sien. Mais tout

sensible qu'il était à l'injure, il eut le courage de la souffrir; et après avoir soixante ans lutté contre l'envie, il a fini par l'étouffer. Cette gloire, si long-temps disputée à celui qui faisait celle de son siècle, est venue enfin, aux acclamations de tout un peuple reconnaissant et juste, couronner la vieillesse de ce grand homme, et environner son tombeau.

C'était sous lui que s'était formée cette école de goût, qui, sans distinction ni de temps ni de lieux, sans partialité, sans envie, et l'esprit également libre de superstition pour les anciens, de complaisance pour les modernes, les pesa tous dans la même balance, en connut le fort et le faible, et tenant un juste milieu entre une admiration folle et un dénigrement encore plus insensé, reçut les impressions de l'art, comme celles de la nature, avec cette bonne foi simple, que doit toujours avoir la conscience du goût.

Ce fut alors que les beaux siècles de Périclès, d'Alexandre et d'Auguste, de Léon X et de Louis XIV, eurent de vrais estimateurs. Ce fut alors que cet Homère, qui fait son époque à lui seul, fut admiré, non pas comme un dieu infaillible, mais comme un génie étonnant; et qu'en faveur de ses grandes beautés, on lui passa ses contes puérils, ses comparaisons exubérantes, ses harangues hors de saison, ses combats trop accumulés, ses faiblesses, et ses longueurs. Virgile, son rival, fut apprécié de même et avec la

même équité. Jamais admiration plus pure que celle dont jouit encore cette belle moitié de l'Énéïde qu'il avait perfectionnée; et dans celle qu'il a laissée imparfaite en mourant, s'il n'y a pas un défaut que l'on n'ait aperçu et modestement observé, y a-t-il une seule beauté qu'on n'ait pas vivement sentie?

Quelques faux brillants dans le Tasse ont-ils détruit pour nous l'effet de ses peintures? Tancrède, Herminie et Clorinde, Renaud et Armide, ne sont-ils pas aussi présents à nos esprits que Hector, Achille, Andromaque et Didon? et dans les combats qu'il décrit, dans les scènes attendrissantes qu'il y mêle avec tant de charme, dans ces tableaux si variés, dans cette poésie aimable, et belle encore auprès de celle de Virgile, est-ce par du clinquant que nous nous laissons éblouir?

Il en est de la tragédie comme de l'épopée. Dans les anciens, la simplicité, la vérité, le pathétique, le naturel dans le dialogue; chez les modernes, la belle ordonnance de l'action, le tissu de l'intrigue, l'art, plus savant qu'il ne le fut jamais, d'amener les situations, et d'en préparer les effets, le jeu des passions actives, leurs développements et leurs gradations, la grande manière de fondre l'histoire dans la poésie, tout a été senti et justement apprécié.

Quels monuments de goût, que les éloges de Fénélon, de Molière, de La Fontaine, que nous

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