Obrazy na stronie
PDF
ePub

Ronsard, les tragédies de Jodelle, ont été, dans leur temps, des chefs-d'œuvre inimitables. L'art et le goût ont fait un pas de plus, et sont tombés dans une autre erreur.

L'art s'est persuadé que son mérite consistait dans des tours de force et d'adresse, dans de vaines subtilités, dans de puériles raffinements, dans une recherche pénible de sentiments outrés, d'expressions étranges, d'antithèses forcées, d'hyperboles extravagantes. La danse noble et simple n'est venue que long-temps après les sauteurs et les voltigeurs; il en est de même de la saine éloquence et de la belle poésie. Rappelons-nous ce qu'on a raconté des sauvages de la Louisiane, lorsque dans le butin fait sur des Espagnols, ayant trouvé des ornements d'église, ils s'en firent des vêtements si ridiculement bizarres. C'est ainsi que des écrivains ignorants et grossiers s'ajustent par lambeaux la dépouille des anciens :

Purpureus, latè qui splendeat, unus et alter
Assuitur pannus. (HORAT.)

et s'ils ont eux-mêmes quelque génie, leurs propres Nées ne sont encore qu'un tissu bigarré de quelques beautés de rencontre, et d'une foule d'inepties, ou de grossières absurdités.

De ce mélange, les exemples sont rares dans les ouvrages des anciens, parce que rien ne reste de leurs siècles de barbarie. Parmi nous, Français, le contraste n'est pas encore assez marqué,

parce que nos premiers artistes n'ont pas été des hommes de génie, et que dans leur grossièreté, on ne retrouve rien du grand caractère de la nature; chez nous le génie et le goût sont presque nés en même temps. Mais l'Angleterre nous présente deux exemples fameux de cet étonnant assemblage des plus grandes beautés de l'art et de ses plus bizarres difformités.

Que dans un extrait fait avec choix, quelqu'un rassemble tous les traits de vérité, de naturel, d'éloquence et de force vraiment tragique, dont le génie de Shakespeare a été l'inventeur; il n'est personne qui ne s'écrie: Voilà le peintre de la nature, le confident de ses profonds secrets, l'homme de goût de tous les temps. Mais que dans ses ouvrages on trouve à chaque instant les plus absurdes invraisemblances, les plus dégoûtantes horreurs; que les mœurs en soient un mélange de bassesse et d'atrocité; que l'action la plus noble y soit interrompue par de froides bouffonneries; que les héros et la canaille s'y confondent, et qu'à côté d'un mot simple et sublime, se présente l'expression la plus outrée, la plus grossière, la plus rampante; on dira de lui: Voilà le poëte de la nature, que la barbarie de son siècle et de son pays a dépravé.

Milton est d'un temps plus récent; et l'on ne laisse pas de voir encore dans son poëme, à côté des tableaux les plus touchants, les plus sublimes, les traces de cette barbarie qui dégrade

l'esprit humain. Quoi de plus fortement conçu que ce caractère de satan, qu'Homère lui aurait envié? Quoi de plus pur, de plus aimable, que la peinture de l'innocence et de la félicité de nos premiers pères, dans ce jardin où l'imagination. du poëte a reproduit l'univers naissant, et l'ouvrage de la création dans sa plus naïve beauté? Quoi de plus absurde et de plus monstrueux que cet amas de fictions dont il a chargé son poëme? Et peut-on ne pas reconnaître les rêves de la barbarie dans la transformation de l'ange rebelle en crapaud, dans ce vilain amas d'accouplements incestueux de satan avec le péché, et du péché avec la mort, et dans l'atelier des démons fabriquant du canon pour foudroyer les anges, et dans ces batailles où les démons sont cuirassés, et où les anges sont pourfendus, etc., etc.

Cet exemple et mille autres prouvent que l'ímagination est la plus corruptible des facultés de l'ame. C'est elle par que la barbaric fait produire ses monstres, la superstition ses fantômes, l'erreur ses systèmes bizarres; et de-là toutes les fantaisies qui obscurcissent l'entendement et corrompent le sens intime, soit dans l'opinion et dans les mœurs des hommes, soit dans les conceptions du génie et les productions des arts.

La première cause de ces écarts de l'imagination, c'est sa liberté naturelle. Feindre et créer lui semble être pour elle un privilége sans limite, qui l'affranchit de toutes les règles de vrai

semblance et de convenance. Ainsi, plus la raison s'altère et le sentiment s'obscurcit, plus on voit que l'imagination est hardie, mais vagabonde, impétueuse, mais déréglée, et fertile en inventions qui ne diffèrent plus des rêves d'un malade.

Velut ægri somnia, vanæ

Finguntur species. (HORAT.)

A cet égard, rectifier l'esprit, ce n'est donc que le ramener à la raison et à la nature; c'est le bon sens qui est le précurseur, le restaurateur du bon goût.

Nous en voyons les effets dans la Grèce, où trois siècles après Homère, et plus d'un siècle avant Sophocle et Euripide, la philosophie précéda les arts, et fut, pour ainsi dire, l'institutrice du génie. L'opinion, les préjugés, les conventions qui l'avaient devancée, la forcèrent de composer avec la superstition, et de capituler avec la barbarie; de-là une foule d'erreurs qu'elle fut obligée de laisser subsister; mais dans tout le domaine qui lui fut accordé, et jusques dans ses fictions car elle-même elle eut ses fables), l'analogie et les convenances furent ses règles et ses lois. Aussi, dès la renaissance des lettres dans la Grèce, au temps d'Eschyle et de Sophocle, le goût se trouva-t-il formé : il n'y eut que Thespis de barbare.

Il n'en a pas été de même pour l'Europe moderne, où la philosophie n'est venue que trèslong-temps après les arts; il a fallu que, par in

stinct, le génie se soit rendu lui-même à la nature, et que de sa propre lumière, il ait percé l'épais nuage où dix siècles de barbarie l'avaient enseveli.

Mais à cet avantage qu'eurent sur nous les Grecs, se joint une autre cause des progrès que, d'un pas égal, firent chez eux l'art et le goût; et cette cause fut l'importance sérieuse et réelle qu'eurent d'abord les talents de l'esprit, et l'essor que prit le génie, animé par de grands objets.

Je ferai bientôt remarquer ailleurs quel était dans la Grèce l'objet politique et moral de la poésie héroïque, et sur-tout de la tragédie; quel était le rôle, ou plutôt le ministère du poëte lyrique, dans les conseils, dans les armées, dans les jeux solennels, et à la cour des rois. On verra de même quelle était la fonction de l'orateur dans la tribune: il était le conseil, le guide, le censeur de la république; il attaquait, il protégeait les premiers hommes de l'état.

L'historien, avec moins de crédit, n'avait pas moins de dignité: dépositaire de la gloire, organe de la renommée, témoin permanent de son siècle auprès de la postérité, quoi de plus imposant pour une nation amoureuse de la louange? Et quel ascendant de tels hommes n'avaient-ils pas sur l'oion et sur le goût de la multitude? En cher lui plaire, ils l'isaient eux-mêmes. étaient le

[graphic]
[ocr errors]
« PoprzedniaDalej »