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faut s'expliquer leur existence. C'est l'analogue du problème que s'était posé Newton le monde existe, il s'agit de le réduire en système. Kant eut l'ambition d'être le Newton de la métaphysique (1). »

2° Les conséquences d'un changement de front aussi radical seront d'autant plus graves que le système reposant sur ces bases nouvelles aura plus d'unité et sera mieux construit. Kant avait dit de son œuvre « La tentation de changer la moindre partie amène aussitôt une contradiction non seulement du système, mais de l'universelle raison humaine (2). » Voyons, avant de demander à M. Boutroux ce qu'il pense de la position kantienne du problème, s'il faut concéder à Kant l'unité compacte à laquelle il prétend,

Il semble, au premier abord, qu'il n'en soit rien.

Cette manière de poser le problème soulève, en effet, des difficultés considérables. Les exigences de la science et de la morale sont différentes, opposées, contradictoires. « La morale exige tout un monde d'entités suprasensibles dont la science n'a nul besoin : la science, elle, repose uniquement sur les mathématiques et l'expérience, qui n'ont rien à voir avec le monde des métaphysiciens. » Considérée en elle-même, chacune de ces disciplines manifeste une hétérogénéité interne que l'analyse désagrège. On y rencontre même des contradictions. « Enfin, en les mettant en regard, on voit que la science repose sur l'idée de nécessité; la morale, sur l'idée de liberté (3). »

D'autre part, la métaphysique, sur laquelle s'appuient les données indispensables à la morale, est « un champ de bataille perpétuel ». << Il semble qu'elle ne puisse se constituer, les systèmes s'y remplaçant sans jamais pouvoir s'établir définitivement. » Elle démontre, sans doute, les dogmes de la morale; «mais elle démontre aussi bien le matérialisme, le naturalisme, le fatalisme. Toutes ces démonstrations ne se ruinent-elles pas entre elles?

(1) III, 7, p. 195.

(2) Critique, préface de la 2o éd.

(3) III, 7, p. 196-197.

N'est-il pas dangereux de suspendre la morale à des doctrines aussi fragiles? »

Néanmoins, M. Boutroux est partisan du bloc. « L'examen des écrits de Kant ne permet pas de penser qu'il ait été personnellement ballotté entre les différents systèmes; » ce que l'on peut dire, c'est qu'ils sont venus se heurter et comme s'entrechoquer dans son esprit.

Le but avoué de la Critique est de ruiner la métaphysique dogmatique et de dégager la morale de cette robe de Déjanire. Mais ce n'est là que la moitié de sa tâche. Elle recherche les conditions d'une métaphysique qui puisse s'imposer avec l'autorité de la science. C'est donc uniquement en vue de la métaphysique que Kant détermine les conditions au prix desquelles la science obtient la certitude incontestable qu'il croit lui reconnaître (1). De fait, les parties essentielles de la Critique sont orientées dans ce sens. Dans l'Esthétique et l'Analytique, Kant dégage les conditions de possibilité des Mathématiques et de la Physique. Par la Dialectique, il transporte et vérifie ces conditions dans la Métaphysique et établit ainsi l'idée d'une Métaphysique scientifique. La préoccupation morale apparaît ainsi comme le fil conducteur de la Critique de la Raison pure.

Or, selon Kant, la condition de la rigueur et de la certitude de la science, c'est l'idéalisme. L'idéalisme n'est pas, à l'entendre, le scepticisme. « Nous savons d'avance, déclare-t-il, que le doute de Hume n'est pas recevable, car il détruit la science et la morale (2). » Kant, en effet, ne dit pas, comme Hume, que la connaissance certaine des choses est impossible. Il dit que, pour les connaître, il faut renoncer à les connaître en elles-mêmes. C'est en tant que connues seulement qu'elles sont objet de science.

L'unification du savoir poursuivie par la métaphysique ne saurait donc regarder les choses en soi. Pour le métaphysicien, Dieu, le Monde, le Moi ne sont que des idées, des principes de liaison qui servent à unifier nos connaissances. En soi, Dieu, le Monde, le Moi peuvent d'ailleurs exister: la Critique ne démontre

(1) III, 4, p. 520.

(2) III, 7.

pas le contraire. Mais cette existence, toute nouménale, est inaccessible à une métaphysique qui prétend à la rigueur scientifique. Celle-ci est au prix de l'idéalisme.

Que les réalistes se rassurent cependant la science n'est peut-être qu'une manière, entre autres, d'user de la raison. Elle dérive de la raison en tant que celle-ci s'applique à l'expérience. De l'expérience ne saurait résulter, selon Kant, la nécessité de la science. Celle-ci vient donc de la raison. La raison. faculté du nécessaire, peut déborder son usage empirique. Rien n'empêche, en soi, que l'entendement ne fasse jouer le ressort des catégories en l'absence de toute intuition expérimentale (1). L'apriorité n'est pas la subjectivité. Que la raison doive mettre en exercice l'universalité essentielle à ses concepts, elle atteindra des objets qui, pour n'être pas des objets scientifiques, n'en seront pas moins fondés en raison et partant réels. Or elle le doit, car - c'est le point de départ de la critique de la raison pratique - notre raison trouve en soi le commandement catégorique de s'universaliser. Qu'elle le fasse, et le noumène se manifeste à nouveau sous les vieux noms de Dieu, Monde, Moi, postulés qu'ils sont par l'impératif catégorique. C'est librement que la raison s'est réalisée, et c'est pourquoi les concepts auxquels on aboutit par cette voie ne sauraient s'imposer avec l'inéluctable nécessité de la science. Ce sont des croyances.

Toute cette suite est admirablement déduite par M. Boutroux. Son exposition est la justification complète, lucide, de la formule si contestée par laquelle Kant avait prétendu réunir les deux critiques: « Je dus abolir la science théorique de l'absolu, afin d'obtenir une place pour la pratique (2). »

Or, ne l'oublions pas, la marche de la pensée de Kant avait consisté à réfléchir séparément et avec impartialité sur la science et la morale. « Quelle ne fut donc pas sa joie, conclut M. Boutroux, quand il lui sembla que la Critique, conduite jusqu'au bout, d'une façon rigoureusement scientifique, aboutissait précisément à jeter un pont entre la science et la morale, à fonder la morale sur la raison même... Ce fut, par-dessus tout, à la vue de

(1) IV, 14, p. 629.

(2) IV, 14, p. 628.

cette harmonie merveilleuse qu'il trouva que tout était bien. Cette pensée fut pour lui une conviction intime, car, à la fin de sa vie, à l'heure où ses facultés l'abandonnaient, ses dernières paroles furent : « Es ist gut: c'est bien (1)! »

ON NE SAURAIT DONC CONTESTER, SELON M. BOUTROUX, L'UNITÉ NON PLUS QUE LE CARACTÈRE DOGMATIQUE DE L'ŒUVRE DE KANT : elle est un réalisme idéaliste dont le fondement irrécusable est la réalité de la raison. La science, comme la métaphysique kantienne, ne valent que pour notre monde; mais ce monde est quelque chose de par la raison dont il représente une activité. Les croyances de la raison pratique ont aussi un objet réel, et même transcendant. On ne devra donc pas citer, à propos de Kant, comme on l'a fait quelquefois, le mot de Royer-Collard : « On ne fait pas sa part au scepticisme (2). » Il nous semble, en effet, que le kantisme, tel que le comprend M. Boutroux, serait plutôt un réalisme conceptualiste.

Ainsi, la Critique forme un bloc compact. Et, comme s'exprime M. Boutroux Étant donnée cette manière de poser le problème, on ne saurait douter que Kant ne l'ait résolu avec une grande profondeur.

3° Toute la question est désormais de savoir si cette manière de poser le problème est légitime, si la morale et la science sont données de prime abord comme fait, en sorte que la tâche de la philosophie soit uniquement de rechercher les conditions de leur possibilité.

C'est cette position dont M. Boutroux conteste la légitimité.

Il en fait remarquer le caractère factice: « Toute la philosophie de Kant, dit-il, repose sur un postulat: il étudie la connaissance, non l'être, et cet être il le suppose. Cet être lui fournit le divers primitif, sans lequel il ne peut concevoir l'intuition ni la pensée. D'où vient-il? Son point de vue lui interdit de poser une telle question. Or, c'est là peut-être un point de vue factice (3). »

(1) IV, 14, p. 633.

(2) Cours du 12 février 1896. Cf. Rev. Thom., I, 4, p. 518.

(3) III, 10, p. 303.

Son isolement la rend suspecte. « Kant rompt avec toute la philosophie antique et même avec une bonne partie de la philosophie moderne... Doit-on admettre comme seule légitime cette manière de poser le problème métaphysique (1)? »

Il y a bien des motifs de penser le contraire : « La philosophie des modernes, en tant qu'elle ne voulait admettre pour nos connaissances d'autre point de départ que nos idées, a conduit à des difficultés inextricables lorsqu'il s'est agi d'opérer le passage de la pensée à l'être (2). »>

De là est résulté que les successeurs de Kant, Fichte, Schelling, Hegel, sont revenus, par un détour, au point de vue des anciens. «Ne serait-ce pas que celui de Kant est stérile, puisque tout développement à partir de lui a pour condition son abandon (3)? » Ajoutons que, depuis Kant, « les esprits se sont scindés en deux catégories, les positivistes et les mystiques. La véritable cause de cette opposition, sous la forme où elle existe aujourd'hui, est sans nul doute la doctrine kantienne... Mais cette mutilation de la philosophie, consentie de part et d'autre, donne lieu de réfléchir et de se demander s'il faut admettre la définition kantienne de la métaphysique (4). »

De plus, si l'on refuse d'admettre que le choix de la science et de la morale comme points de départ dérive d'un sentiment subjectif, comment le justifier? « Kant estime qu'on peut, par l'observation, constater ce que science et morale contiennent en elles d'universel et de nécessaire; mais le même Kant admet, et l'on admet communément que toute donnée d'observation est relative et contingente... Comment l'expérience nous apprendrat-elle qu'un objet d'expérience est nécessaire (5)? »

Enfin, ce point de départ supposé, n'est-il pas ébranlé par le progrès mème de la science et de la morale? « La science est-elle quelque chose d'immuable et de parfaitement déterminé? La science, telle que la concevait Kant, c'était la philosophie newtonnienne, avec sa croyance à l'accord exact de l'expérience avec les

(1) V, 3, p. 111.

(2) Ibid.

(3) V, 3, P. 112.

(4) IV, 12, p. 534.

(5, Ibid.

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