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MORALE

CHAPITRE LXX

DE LA MORALE EN GÉNÉRAL ET, EN PARTICULIER,
DU BONHEUR OU DE LA FIN DERNIÈRE

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1149. La morale, son importance. Elle couronne la philosophie. Nous touchons à la troisième et dernière partie de la philosophie, la morale, qui, à certains égards, est de beaucoup la plus importante. La morale, en effet, assigne à l'homme sa dernière fin, qu'elle distingue de tous les biens faux ou imparfaits, et détermine les moyens de l'obtenir. C'est une philosophie éminemment pratique, sans laquelle toutes les autres manqueraient de leur complément essentiel. A quoi bon disserter sur la nature et son Auteur, si notre connaissance ne doit pas nous éclairer sur notre rôle en ce monde, sur notre destinée et nos devoirs? A quoi bon scruter notre propre nature, analyser nos pensées et tous nos sentiments, si ce n'est pour les diriger, pour exercer un véritable empire sur nous-mêmes et faire converger toutes nos forces vers le bien? La fin de la philosophie tout entière est donc la morale, c'est-àdire la connaissance pratique et le gouvernement de soi

même.

Sans la morale, la philosophie n'est qu'une vaine curiosité, qui remplit l'homme d'orgueil et le déprave. Ainsi l'ont compris tous les vrais philosophes et plusieurs

même de ceux qui d'ailleurs se sont trompés sur la vraie fin dernière de l'homme et sur les règles essentielles des moeurs. Socrate n'emploie sa dialectique contre les sophistes que pour fonder la morale; chez lui, le culte du vrai n'est que le prélude du culte du bien. L'école de Platon et celle d'Aristote ne se divisent pas sur ce point. Les stoïciens partagent les mêmes vues généreuses. Ici nous n'avons pour adversaires que des sceptiques : aucun de ceux qui ont cru de quelque manière à la vérité n'a douté qu'elle dût être cherchée pour le bien. Les positivistes, par exemple, à l'exemple de Comte, ne se livrent à leurs spéculations philosophiques qu'avec l'intention de réformer à leur manière les mœurs publiques et les mœurs privées ; leur philosophie aboutit à un système moral complet, qui embrasse l'individu, la famille et la société. Tous ceux qui ont prétendu renouveler les idées et les doctrines ont dû tôt ou tard accuser leur dessein de changer les mœurs. Ainsi l'exige la logique la plus impérieuse. C'est dire par là même l'importance de la morale et son étroite union avec toutes les autres sciences philosophiques.

1150. Définition de la morale. On peut définir la morale: une science pratique qui permet à l'homme d'user bien de sa liberté pour atteindre sa dernière fin.

C'est une science, et, à ce titre, elle consiste en raisonnements et en déductions; elle se distingue du sens moral, qui prononce immédiatement sur l'honnêteté des actes avec plus ou moins de probabilité ou de certitude. Le sens moral ou la conscience morale est une source d'information, un point d'appui dont la philosophie morale doit se servir, mais il ne constitue pas la science, pas plus que le bon sens ne constitue la logique.

Ensuite la morale est une science essentiellement pratique; car elle a pour objet les actes, les volontés, les intentions, en un mot l'action. La morale n'exclut point pour cela les théories, les systèmes abstraits, les spéculations les plus hautes toute science, par là même qu'elle

est science, a un caractère spéculatif, d'autant mieux prononcé qu'elle est plus générale. Mais alors même que la morale s'élève aux plus hautes généralités, aux premières causes, aux suprêmes lois, elle a en vue l'action, la formation et la perfection de l'homme ; elle ne s'attache à la vérité que pour procurer le bien; elle ne se borne pas, comme d'autres sciences, à pénétrer son objet, elle en fait un principe de conduite, une règle d'action, un but à obtenir ou un moyen à employer. Sans se confondre aucunement avec la casuistique, même la plus sage, la morale a toujours un caractère hautement pratique.

En troisième lieu, la morale s'applique aux actes libres de l'homme, c'est-à-dire qu'elle étudie l'homme en tant qu'il est tel, en tant qu'il est raisonnable et le maître de ses actions. Mais elle ne saurait se borner, dans l'appréciation et la direction des actes humains, au but plus ou moins prochain à obtenir ; elle doit toujours considérer le but suprême, la fin dernière, vers laquelle doivent aspirer toutes les bonnes volontés. Si le moraliste refuse de s'élever jusque-là, il n'est plus qu'un peintre de mœurs, ou moins encore, un sophiste et un habile, qui enseigne peutêtre l'art de parvenir, mais non pas celui d'être homme.

1151. Rapports de la morale avec la psychologie, la logique, la théodicée. On voit maintenant quels sont les rapports que la morale soutient avec les autres connaissances philosophiques: psychologie, logique, théodicée, comme aussi les différences qui l'en séparent. La psychologie a pour objet la nature humaine : c'est une connaissance spéculative des actes, des facultés, des passions, des habitudes qui composent cet être complexe entre tous qui s'appelle l'homme. Dès lors elle précède et fonde de quelque manière la morale; car la spéculation éclaire la pratique et l'on ne saurait diriger l'homme sans le connaître préalablement. Mais les deux sciences restent parfaitement distinctes, alors même qu'elles sont étroitement associées.

Pour ce qui est de la logique, les rapports et les différences ne sont pas moins évidents. La logique nous apprend à bien raisonner, tandis que la morale nous apprend à bien vivre. Il est évident qu'une conduite parfaite dépend d'une saine logique ; mais il n'est pas moins évident que ces deux choses sont tout à fait distinctes et même jusqu'à un certain point opposables.

Enfin la théodicée est la science de Dieu, considéré en lui-même et non pas précisément ou du moins exclusivement en tant qu'il est notre dernière fin, tandis que la morale ne traite de Dieu qu'en tant qu'il est notre fin dernière et qu'elle s'applique surtout à déterminer les moyens d'obtenir cette fin par l'accomplissement de tous les devoirs.

1152. La morale et la théodicée. La morale indépendante. Ici l'on peut se demander si la théodicée fonde la morale ou si c'est la morale qui fonde la théodicée. Déjà nous avons touché cette question en traitant de la division de la philosophie (no 14) et de la classification des sciences (no 349); nous avons vu alors que la morale revendique une certaine indépendance, en ce sens qu'elle a son principe propre immédiatement évident, qui n'est pas démontré précisément par aucune autre science. Ce principe est celui du devoir : Il faut faire le bien et éviter le mal. Ce principe, s'il est analysé, scruté par un esprit de bonne foi, conduit à reconnaître l'existence d'un suprême législateur, qui est Dieu même. Sous ce rapport la morale fonderait la théodicée et même toute la métáphysique, s'il faut en croire Kant.

Mais il est évident que si la morale porte secours ici à la théodicée, c'est pour être secourue à son tour. Que deviendrait la morale, s'il n'y avait point de Dieu, de législateur, de sanction? La plupart la confondraient bien vite avec un sentiment, un préjugé que l'on peut détruire ou transformer à peu près à son gré. Bref, il est évident que la morale finira toujours par se modeler sur la métaphysique

ou les croyances spéculatives (1). C'est pourquoi, bien que le premier principe de la morale naturelle ne soit pas précisément un principe religieux, cependant la morale est réellement et pratiquement inséparable de la religion, et de la théodicée en particulier. On l'a bien vu dans ces derniers temps. La plupart des philosophes qui ont rompu avec la religion ont fini par dénaturer la morale. L'impératif catégorique lui-même, si longtemps respecté comme une idole, a été détrôné, et l'on nous a proposé une morale sans obligation ni sanction, une morale réduite à la physique des mœurs, aux lois de la vie, etc. (V. le chap. LXXIV). S'il y a encore tant d'unanimité sur certaines règles pratiques des mœurs, malgré tant de divergences spéculatives, cela provient de ce que la conscience publique obéit encore à l'esprit chrétien, qui a fait la civilisation moderne. Mais les morales enseignées dans les écoles sont déjà, au fond, très différentes, et elles nous ramèneraient bientôt le paganisme avec toutes ses formes, si elles venaient à prévaloir.

En réalité donc il n'y a pas de morale vraie et parfaite qui soit absolument indépendante. La morale mène à Dieu et elle s'inspire de l'idée de Dieu; elle forme avec les autres sciences philosophiques un seul faisceau qu'il est impossible de rompre. Mais si la morale s'isole, elle est exposée à tous les dangers, livrée à toutes sortes d'inconséquences. Après s'être affranchie de la révélation, elle tendra à s'affranchir de l'idée même de Dieu; et si elle y parvient, elle dénaturera la conscience et mettra finalement la force à la place du droit et le plaisir, avec l'intérêt, à la place du devoir. Nous ne disons pas que les partisans de

(1) Il y a une trentaine d'années on tenait volontiers ce langage dans certaines écoles: Laissons de côté les questions métaphysiques, qui nous divisent; mais insistons sur la morale, qui nous rapproche. Ce fut par exemple l'illusion d'Henri Marion. Aujourd'hui, il constaterait le même désaccord parmi les moralistes et parmi les métaphysiciens. L'anarchie est descendue de la métaphysique dans la morale : c'était fatal.

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