Sur le point de terminer la partie de ce travail qui concerne le mot, le mot propre, pris au propre, non encore au figuré, il est une remarque indispensable à faire. Parmi les nombreux termes choisis et cités par nous, beaucoup auraient paru ne point être dignes d'être relevés que nous n'en serions pas surpris : quelque titre de gloire que s'en fasse Boileau, appeler chat un chat semble si naturel! Mais ce qui l'est moins, ce qu'il fallait à tout prix saisir et dégager, c'est l'usage de ce langage familier auquel la Fontaine doit un caractère si original. Or, de ce langage familier, auquel nous reviendrons, quel élément meilleur, plus facile, plus abondant, plus fécond, que la recherche, que l'emploi, du mot propre? D'où la nécessité, quitte à multiplier les exemples, de noter au passage ceux de ces mots qui sont, qui étaient tout au moins, de la langue ordinaire, de la langue parlée, et non de la langue étudiée, de la langue écrite. : Y avait-il si longtemps vraiment que, sous les réprimandes acerbes, pédantesques, de la gent qui porte férule, des gratteurs et regratteurs de syllabes, Corneille, retouchant, effaçant comme à la tâche, se voyait gourmandé pour des termes, presque tous bientôt réadoptés par qui? par notre auteur? Vaugelas et Ménage nous disent que futur sent le notaire et le grammairien, qu'il est, même adjectif, à bannir, et des vers et de la prose. Bouillons, au figuré, loyer, pour récompense, n'étaient pas plus heureux. Gueule faisait frémir; face était trivial. Poitrine, ventre, flanc, cédaient la place à sein, qui les remplaçait tantôt l'un, tantôt l'autre, ou deux seulement, ou tous les trois ensemble, et, par un contraste plaisant, perdait, lui, en revanche, son sens particulier, estimé un peu libre. Moins choquant, gorge lui succédait. La Fontaine dit gorge, mais il dit sein aussi, et préfère tetons. Achevons cependant l'étude du mot propre par la mention des termes empruntés à la chevalerie, au métier des armes. Voici la raison de ce classement notre poète, s'il puise abondamment au trésor de la langue martiale, de la langue dessus, p. xx; et tome IV, p. 161: cartilage, tendon, en parlant d'unc oreille; tome V, p. 43: Et dès ce soir donner la potion; guerrière, n'en tire le plus souvent que des comparaisons, des images. Ce sera donc une liaison toute naturelle pour entrer dans l'étude correspondante du mot propre pris au figuré. Les romans l'ont bien instruit, ces romans où les belles couraient les aventures en croupe des palefrois (IV, 437, 438, 442). Son diable, provoquant Phlipot la bonne bête à un duel à mort, un duel à toute outrance, crie du ton d'un Beaumanoir (V, 371, 375) : Lequel aura de nous deux belle amie? Renaud obtient le don d'amoureuse merci (IV, 267). Et, souvenir analogue des tournois de jadis, parmi les traits « qui disent et qui ne disent pas » du « Tableau », nous rencontrons celui-ci (V, 596): Quoique Bellone ait part ici, J'y vois peu de corps de cuirasse: Lorsqu'elle entre en champ clos1 avec le dieu de Thrace : A soixante-six ans, il se permet ce rêve: « Que direz-vous, Mais le rhumatisme, hélas! le réveille, le rend peu dispos à chausser l'éperon (IV, 101). 1. Comparez tome IX, p. 89, l'Épithalame en forme de centurie. Sauf en amour, du reste, il n'est pas belliqueux (IX, 103-104): Votre séjour sent un peu trop la poudre, Non la poudre à têtes friser, Mais la poudre à têtes briser: Qui n'en veux point au roi d'Espagne : Autres combats, mais combats encore de Cupidon (VI, 28): La guerre aussi s'exerce en son empire; Il prend des cœurs entourés de remparts, etc. Lorsque la Fontaine emploie ainsi les métaphores militaires, il ne fait que suivre la mode, il parle comme on parlait, non pas seulement dans les romans, au théâtre, mais tout autour de lui. C'est d'un air non moins narquois que Molière qu'il note les « bravades » chères aux « plumets », et qui éblouissent les belles (VIII, 295, 296): Vous devez avoir lu qu'autrefois le dieu Mars, Le siège ne fut pas de fort longue durée : Que la belle parlementa.... Il la gagna peut-être en lui contant sa flamme, Et dont pourtant les mots sont doux à leurs oreilles. La dame comparée à une forteresse, très rarement inexpugnable, devant laquelle on assied son camp, que l'on investit, que l'on bat de l'artillerie d'Amour (et, par malheur, de celle aussi des louis, des pistoles), puis l'escalade, l'assaut, sinon le plein saut, tel est, sans préjudice des rencontres futures, moins brusquées, entre deux draps, Champ de bataille propre à de pareils combats, 1. Les Précieuses ridicules, scène xi. tel est l'ordre logique, méthodique, des opérations (IV, 253; V, 31, 127, 396, 452; et passim). ▪ Très rarement inexpugnable » : il n'est pas ordinaire en effet que la belle soit un fort à tenir aussi longtemps que Troie; ni que d'un vieux routier les efforts à la longue ne fassent que blanchir : le cœur aura ses brèches; la chasteté pliera. Cependant quelques amants ridicules, jouets d'une coquette, croiront ville gagnée, au moment où il seront euxmêmes décorés de l'ordre de cocuage (V, 72, 127, 159, 421). L'armée des cocus, qui se forme sous la bannière de Vulcain, ne tarde pas à être recrutée (V, 140-142) : Déjà l'armée est assez forte Pour faire corps et battre aux champs. Et leur dit qu'ils seront pendus Si de tenir ils ont l'audace: Car pour être royale il ne lui manque plus Que peu de gens; c'est une affaire Que deux ou trois mois peuvent faire. Sans que l'on batte le tambour.... c'est-à-dire sans les bans usités d'appel. A quoi bon enchaîner, captiver sa femme (IV, 369)? Les tours de vieille guerre (1, 257) lui sont tous familiers; pour aller en conquête (I, 273), elle en inventera. Il est des factions, ces factions « si belles au dire de Brantôme, que rien ne lui fera manquer pour peu qu'elle en ait l'envie (IV, 502; V, 82). Et que nulle rivale n'ose la traverser! L'offense la plus irrémissible parmi ce sexe, c'est quand l'une d'elles en mortifie, en défait une autre (VIII, 45). Les amants ne connaissent que trêves mensongères et paix fourrées (VII, 14). Le poète a dit : « les vautours plus ne se chamaillèrent » (I, 135 et note 15); mais eux se chamaillent toujours. Pour les maris, quelques-uns ont mérité leur sort', qui précisément y échappent: témoin, non pas Clidamant, le Marseillais trop chaud, trop lubrique, attaquant sa soubrette 1. D'être enrôlés, et tout de bon (IV, 51), couchés sur l'état de Messer Cocuage (83). (VI, 128), et, comme le « meusnier» de Poge, « deceu de sa femme par luy mesme », mais le malin bourgeois qui jouit de sa servante, fille à bien armer1 un lit, qui en vient aux prises avec elle dans son jardin (IV, 279, 282). Nous faut-il à présent, « galanterie » laissée, relever tous les termes empruntés à la même source martiale? Ce serait impossible. Le moucheron sonne la charge (I, 156). Le lièvre met l'alarme au camp2 (173). En sentinelle sont, ici quelque vieux coq (175), là les dindons, dans l'arbre qu'assiège le renard (II, 297, 298). C'est sans doute une mine que creuse cette laie (I, 220). Les loups et les brebis échangent des otages3 (240). Relisez le combat sanglant des rats et des belettes (286-288). Enseigne et mot du guet, pour entrer chez la bique (327). Le lion tient conseil de guerre; averti par ses prévôts, chaque animal jouera son rôle : le renard, ménageant de secrètes pratiques, l'âne servant de trompette, et le lièvre, de courrier (424, 425). Ratopolis étoit bloquée (II, 108). De la mouche du coche (142) : Il semble que ce soit Un sergent de bataille allant en chaque endroit Quel esprit ne bat la campagne (153)? On a vu décamper (I, 356), déloger sans trompette (359), l'alouette et ses petits. Madame la Belette est sommée d'ainsi faire (II, 186). Entre les boubaks de l'Ukraine, il y a perpétuelle lutte (470): Jamais la guerre avec tant d'art Ne s'est faite parmi les hommes...: Corps de garde avancé, vedettes, espions, 1. Guerre et marine se touchent. Armer, c'est pourvoir de l'attirail nécessaire une forteresse ou un vaisseau. Convoyer, que nous rencontrons tome IV, p. 96, offre un cas analogue: donné comme de peu d'usage, puis restreint au maritime, l'Académie s'est décidée à l'étendre au militaire. 2. Tel, vêtu des armes d'Achille, Patrocle mit l'alarme au camp et dans la ville. (III, 235.) (Lettre à Mesdames d'Hervart, de Virville et de Gouvernet.) |