Obrazy na stronie
PDF
ePub

A MR. LE MARQUIS

ALBERGATI CAPACELLI

SENATEUR DE BOLOGNE.

Au Château de Ferney en Bourgogne, 23 Décembre 1760.

MONSIEUR,

Ous fommes unis par les mêmes goûts, nous cultivons les mêmes arts; & ces beaux arts ont produit

l'amitié dont vous m'honorez; ce font eux qui lient les ames bien nées, quand tout divife le refte des hommes.

J'ai fçû dès longtemps que les principaux Seigneurs de vos belles villes d'Italie fe raffemblent fouvent pour repréfenter fur des théâtres élevés avec goût, tantôt des ouvrages dramatiques Italiens, tantôt même les nôtres. C'eft auffi ce qu'ont fait quelquefois les Princes des maifons

les

les plus auguftes, & les plus puiffantes; c'eft ce que l'efprit humain a jamais inventé de plus noble & de plus utile pour former les mœurs & pour les polir; c'eft là le chef-d'œuvre de la focieté; car, Monfieur, pendant que le commun des hommes eft obligé de travailler aux arts méchaniques, & que leur temps eft heureusement occupé, les grands & les riches ont le malheur d'être abandonnés à eux-mêmes, à l'ennui infé parable de l'oifiveté, au jeu plus funefte que l'ennui, aux petites factions plus dangereufes que le jeu & que l'oifiveté.

Vous êtes, Monfieur, un de ceux qui ont rendu le plus de fervice à l'efprit humain dans vôtre ville de Bologne, cette mère des fciences; vous avez représenté à la campagne fur le théâtre de vôtre palais, plus d'une de nos piéces Françaises, élégamment traduites en vers Italiens vous daignez traduire actuellement la Tragédie de Tancrède; & moi qui vous imite de loin, j'aurai bientôt le plaisir de voir repréfenter chez moi, la traduction d'une pièce de vôtre célèbre Goldoni, que j'ai nommé, & que je nommerai toûjours le peintre de la nature digne réformateur de la Comédie Italienne, il en a banni les farces infipides, les fotifes grof

fières,

fières, lorfque nous les avions adoptées fur quelques théâtres de Paris. Une chofe m'a frapé furtout dans les piéces de ce génie fécond, c'eft qu'elles finiffent toutes par une moralité, qui rappelle le fujet & l'intrigue de la piéce, & qui prouve que ce fujet & cette intrigue font faits pour rendre les hommes plus fages & plus gens de bien.

Qu'est-ce, en effet, que la vraye Comédie? C'est l'art d'enseigner la vertu & les bienféances en action & en dialogues. Que l'éloquence du monologue eft froide en comparaison! A-t-on jamais retenu une feule phrafe de trente ou quarante mille difcours moraux? & ne fçait-on pas par cœur, ces fentences admirables, placées avec art dans des dialogues intéreífans?

Homo fum, humani nihil à me alienum puto.
Apprime in vita eft utile, ut ne quid nimis.
Natura tu illi pater es, confiliis ego. &c.

C'eft ce qui fait un des grands mérites de Térence; c'eft celui de nos bonnes tragédies, de nos bonnes comédies; elles n'ont pas produit une admiration ftérile: elles ont fouvent corrigé les hommes. J'ai vû un Prince pardonner une injure après une repréfentation de la clé

mence

mence d'Augufte. Une Princeffe qui avait méprifé fa mère, alla fe jetter à ses pieds en fortant de la fcène où Rodope demande pardon à fa mère. Un homme connu fe raccommoda avec fa femme, en voyant le Préjugé à la mode. J'ai vû l'homme du monde le plus fier, devenir modefte après la comédie du Glorieux: & je pourrais citer plus de fix fils de famille que la comédie de l'Enfant prodigue a corrigés. Si les financiers ne font plus groffiers, fi les gens de cour ne font plus de vains petits maîtres, fi les médecins ont abjuré la robe, le bonnet, & les confultations en Latin, fi quelques pédants font devenus hommes, à qui en a-t-on l'obligation? au théâtre, au feul théâtre.

E

Quelle pitié ne doit-on donc pas avoir de ceux qui s'élèvent contre ce premier art de la littérature, qui s'imaginent qu'on doit juger du théâtre d'aujourd'hui par les trétaux de nos fiécles d'ignorance, & qui confondent les Sophocles & les Ménandres, les Varius & les Térences, avec les Tabarins & les Polichinelles !

Mais que ceux-là font encor plus à plaindre, qui admettent les Polichinelles & les Tabarins, & qui rejettent les Polieuctes, les Athalies, les

Zaïres & les Alzires! Ce font là de ces contra

dictions

dictions où l'efprit humain tombe tous les jours. Pardonnons aux fourds qui parlent contre la mufique, aux aveugles qui haïffent la beauté ; ce font moins des ennemis de la focieté, conjurés pour en détruire la confolation & le charme, que des malheureux à qui la nature a refufé des organes.

Nos vero dulces teneant ante omnia muse.

J'ai eu le plaifir de voir chez moi à la campa gne, représenter Alzire, cette tragédie où le Chriftianifme & les droits de l'humanité triomphent également. J'ai vu dans Mérope l'amour maternel faire répandre des larmes fans le fecours de l'amour galant. Ces fujets remuent l'ame la plus groffière, comme la plus délicate; & fi le peuple affiftait à des fpectacles honnêtes, il y aurait bien moins d'ames groffières & dures. C'eft ce qui fit des Athéniens une nation fi fupérieure. Les ouvriers n'allaient point porter à des farces indécentes l'argent qui devait nourrir leurs familles; mais les Magiftrats appellaient dans des fêtes célèbres la nation entière à des repréfentations qui enfeignaient la vertu & l'amour de la patrie; les fpectacles que nous donnons chez nous, font une bien faible imitation de Théatre Tom. V.

[ocr errors]

cette

« PoprzedniaDalej »