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-Il doit y avoir à présent un service de poste aux chevaux depuis Alger jusqu'au désert!

Quelle est cette plaisanterie? dis-je en cachant mon mécontentement et ma honte.

- Je ne plaisante pas, reprit Mme de la Ripopière. J'ai lu dans mon feuilleton quotidien que l'entreprise avait été formée.

Le colonel et MM. les officiers eurent bien de la peine à s'empêcher de rire, et jamais de ma vie je ne fus si mortifié. Je n'étais pas encore au bout: un soir que nous faisions la partie de cartes chez M. le procureur du roi, on parla de littérature et d'histoire. Ma femme voulut donner son mot comme les autres, et je m'aperçus qu'elle n'ouvrait pas la bouche sans commettre une erreur énorme. C'était l'abbé Delille qu'on avait mis à la Bastille pour avoir chanté la disgrâce de Fouquet; c'était Sixte-Quint qui avait persécuté Galilée; Pizarre qui avait conquis le Canada; Camoëns qui avait fait le poème de Daphnis et Chloé; Gonzalve de Cordoue qui avait subjugué les Saxons. A force de parler de la sorte, Me de la Ripopière finit par rencontrer une personne qui ne fut pas de son avis. On discuta très aigrement, et il fallut recourir aux témoignages. Le roman-feuilleton fut invoqué. Les bévues s'y trouvaient, et ma femme eut les honneurs de la discussion.

Hier enfin, Mme de la Ripopière écrivait à sa mère pour lui annoncer qu'elle irait bientôt à Paris, car je lui ai promis de la mener à l'Opéra pour le lundi gras. Je jette les yeux par hasard sur sa lettre, et j'y vois la phrase suivante :

<< Je vais donc passer quelques jours à Paris, ce centre d'attraction de toutes les imaginations ardentes qui ne veulent pas rester stationnaires! »

Je pris aussitôt ma canne et mon chapeau, et après une promenade solitaire au bord du Loir, j'avais acquis l'intime et cruelle conviction que la lettre de ma femme était le comble du ridicule. En rentrant chez moi, je restai en contemplation devant mes journaux étalés sur une table. Ils étaient bien réellement venus de la capitale. Les bévues avaient bien été répandues à plusieurs milliers d'exemplaires. Il ne tenait qu'à moi de les relire. Elles portaient les signatures de leurs auteurs. Des ouvriers avaient pris la peine de les composer et de les mettre sur le papier. Je ne suis pas un homme léger, monsieur le directeur; j'avais toujours pensé qu'on n'imprimait que des choses dignes de respect. Je ne voulus pas m'en rapporter à mon seul sentiment, et je courus chez un de mes voisins, avec une liasse de journaux sous mon bras.

La personne que je résolus de consulter à fond est un homme d'esprit de la bonne roche, qui connaît ses auteurs, qui ne s'en laisse pas imposer par les mots, et qui pousse peut-être trop loin l'habitude de ne rien applaudir sans en avoir d'abord compris le sens. On le nomme dom Flossot. Il a écrit, dans le temps où on parlait tout bonnement le français de Voltaire, de petits contes allégoriques dont les sots ne l'ont jamais complimenté, mais qui sont agréables et piquans. C'est un homme enfin dont l'opinion a du poids et auquel on ne peut pas dire qu'il fait nuit à midi sans que cela le fâche. Il compose, avec un

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autre ancien bénédictin, nommé dom Busseret, et quelques vieillards savans et respectables, la société que nous appelons ici du vieux Vendôme.

Dom Flossot donc était occupé des embellissemens de son jardin lorsque je vins l'interrompre. A peine lui eus-je exposé le motif de ma visite, qu'il regarda d'un air effrayé les papiers que je tenais sous mon bras.

Mon ami, me dit-il, je vous répondrais volontiers comme l'honorable M. R... C... à un jeune poète qui lui demandait sa voix pour entrer à l'Académie, et qui s'informait de lui s'il avait été content de certaines poésies. « A mon âge, répondit M. R... C..., on ne lit plus, on ne fait que relire. » Je sais, mon ami, qu'il se publie de très belles choses, mais elles ne sont plus de mon époque, ou plutôt je ne suis pas de la leur. Mon approbation ne leur servirait à rien, et j'ai là, dans ma bibliothèque, six cents volumes dont je demande au ciel qu'il me laisse encore le temps de faire une dernière lecture.

J'insistai si fortement, que dom Flossot consentit pourtant à prendre connaissance d'un passage de ces romans-feuilletons, en disant que pour juger de la qualité du vin il n'était pas nécessaire de vider le tonneau, mais seulement d'en goûter un demi-verre. A peine eut-il parcouru deux ou trois colonnes du journal, qu'il passa une main sur ses yeux comme un homme ébloui et fatigué.

- Si au lieu d'être ici tête à tête, me dit-il, nous nous trouvions en nombreuse compagnie, je n'oserais vous exprimer mon opinion, de peur qu'on ne me prît pour un de ces hommes exclusifs qui ne veulent pas accorder aux talens nouveaux ce qui leur est dû; mais puisque nous sommes seuls ensemble, je vous dirai franchement ce que je pense. Si l'on reconnaissait à ce style de jeunes écrivains sans expérience auxquels on n'eût que trente observations à faire dans une page, on pourrait croire qu'ils se formeront plus tard; mais ce sont des gens qui, ne sachant pas la langue, ont trouvé plus facile d'en inventer une à leur usage. Vous pouvez en toute sûreté regarder cela comme des écrits dangereux. Quant au fond, il n'y a pas de critique à en faire. Je vous donne ma parole de galant homme que Pizarre n'a point conquis le Canada, et que Camoëns voudrait en vain réclamer l'honneur d'avoir fait Daphnis et Chloé. Vous me direz peut-être qu'on ne doit pas s'arrêter à ces enfantillages ni chicaner sur des riens. On n'y regarde pas de si près aujourd'hui; mais cette indulgence du public d'à présent, je ne puis la partager que d'une manière, c'est en pardonnant et en ne lisant point. Mon père m'a, dès ma jeunesse, habitué à croire que les mots étaient créés pour exprimer des idées; que les phrases devaient se lier entre elles par un enchaînement logique; il m'a mis dans la tête que le vide des pensées, la fausseté des sentimens, la prétention et la bouffissure ne pouvaient former qu'un ouvrage imparfait, et qu'il valait mieux en lire d'autres.

Dom Flossot ajouta ensuite d'un ton plus triste :

Ces productions diaboliques ne tendent à rien moins qu'à la destruction radicale de toute littérature en France.

La curiosité du bon vieillard était pourtant excitée par le peu de lignes dont

`il avait pris connaissance. Il me pria de lui laisser pour vingt-quatre heures ma liasse de journaux, et ce matin il m'a rendu ma visite. Il avait passé la soirée d'hier à étudier ce monde nouveau et bizarre dont il ne soupçonnait pas l'existence. Nous en avons encore raisonné ensemble, et voici, selon lui, comment le mal est venu.

Dans le temps où la force physique avait le pas sur tout le reste, il a dû arriver qu'une foule de gens se soient mis à soulever des fardeaux trop lourds pour leurs membres, à vouloir déraciner des arbres qu'ils pouvaient à peine ébranler, à battre d'autres gens plus robustes qu'eux. Il ne fallait que les yeux du corps pour voir le ridicule et l'inutilité de leurs efforts; mais aujourd'hui c'est l'intelligence qui domine, et c'est par elle qu'on s'élève; pour juger de l'impuissance de l'esprit, il faut se servir des yeux de l'esprit, et de ce côté le nombre des myopes est grand. Tel homme, qui eût été un honnête marchand de calicot, achète un journal pour se donner de l'importance. Il lui faut un critique pour rendre compte des ouvrages et des pièces de théâtre : un jeune adolescent qui était né pour faire un excellent commis de l'octroi, se présente; il l'accepte, lui donne à sonder les vaudevilles qui passent, à visiter les drames, à examiner les livres. Doit-on s'étonner qu'ils s'entendent parfaitement ensemble? L'homme qui était né pour vendre de la toile a besoin aussi d'écrivains d'imagination; de "toutes parts accourent à lui des jeunes gens que la nature destinait à faire, les uns des ouvriers distingués, les autres des bureaucrates assidus, d'autres enfin de remarquables fainéans. L'homme né pour le commerce des mousselines "reconnaît leur mérite avec un coup d'œil d'aigle. Le journal s'embarque ainsi, soutenu par l'ignorance, bercé par l'anachronisme, et solidement étayé par une douzaine de jugemens faux. Il trouve cependant des sympathies, des admirateurs, et fait fortune.

Si par aventure (ce n'est qu'une supposition) une personne qui sait écrire vient à donner à ce journal un morceau qui offre du sens et de la raison, l'homme né pour le négoce de la percale montre alors un rare discernement, et s'écrie:

Ce n'est pas là mon affaire ni celle de mes lecteurs. Votre morceau ne vaut rien. Tournez cela d'une autre façon, et prenez pour modèle celui-ci, qui était destiné par la Providence à ne jamais rien faire.

L'écrivain de talent emporte son manuscrit. Il le gâte avec soin et trouve à le publier lorsqu'il lui a donné le mauvais nécessaire. D'autres auteurs plus subtils produisent de bonnes choses partout, excepté lorsqu'ils abordent le feuilleton. Ce n'est pas qu'ils deviennent subitement insensés; mais c'est par l'effet d'une grande expérience et d'une connaissance complète des gens auxquels ils s'adressent.

A mesure que dcm Flossot parlait ainsi, la vérité m'apparaissait toute nue. Je sentais que j'avais pris pendant six mois un alliage grossier pour du métal pur. Je comprenais comment il s'était opéré un étrange bouleversement dans ·les idées et la raison de ma femme, et comment, à force de lire chaque matin

ces fragmens en six colonnes dont la poste nous inonde, nous en étions venus à ne plus savoir distinguer une phrase correcte d'une autre faite pour blesser l'oreille la moins académique.

-Faut-il, ajouta le vieillard, vous expliquer les procédés qu'emploie le roman-feuilleton? Ne le voyez-vous pas, tour à tour Richardson, ou WalterScott, se plonger dans un abîme de minuties et transformer la description en inventaire? Ne l'admirez-vous pas lorsqu'il recherche le style pompeux de Bossuet en nous contant l'histoire d'un petit bourgeois? Le voilà qui reproduit à chaque ligne cette tournure si connue : Un homme s'est rencontré ! sans se douter que dans tous les écrits de l'évêque de Meaux il n'était qu'un endroit où elle fût possible! Aujourd'hui c'est Philippe de Comines; hier c'était Crébillon fils; demain ce sera Sterne, et un autre jour Vasari. Nous passerons avec lui de l'Espagne à la Normandie, de Constantinople à Mont-Rouge, du moyen-âge à la renaissance. Aussi profond historien que hardi géographe, il arrange les faits, raccommode les noms, rajeunit les dates, fait des réparations aux peuples et arrondit les pays. Quant à la grammaire, il ne veut plus la connaître. Le dictionnaire ne lui sert que pour le commun; pour le reste, il fabrique lui-même. Le roman-feuilleton s'est laissé dire qu'autrefois écrire était un art, et que ceux qui le pratiquaient se soumettaient à des règles; il a trouvé plus simple d'en faire un métier et une marchandise. La minutie de détails rapporte beaucoup; la nouvelle espagnole est demandée, le moyen-âge est offert; l'Italie est en baisse comme le coton; les gloires nationales et les sucres sont à vil prix; les chroniques et le colza reprennent un peu de faveur.

- Mais comment se fait-il, dis-je, que le succès de ces productions, si elles* sont aussi mauvaises que vous le prétendez, soit constaté par une grandė publicité?

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Je m'explique cela, répondit le vieillard, par ce mot spirituel d'un écrivain du dernier siècle : « Les mauvais ouvrages qui réussissent doivent leur succès à un rapport qui existe entre la médiocrité des idées de l'auteur et la médiocrité de celles du lecteur. »

Si dom Flossot a raison, monsieur, et j'ai peine à croire qu'il se trompe, d'où vient que l'on n'essaie pas de nous éclairer? Il ne faut jamais désespérer du public. Qu'on nous fasse entendre la vérité; qu'on la répète jusqu'à ce qu'elle soit comprise, c'est un devoir à remplir, et nous aurons de la reconnaissance pour celui qui entreprendra cette bonne œuvre.

Avant de me quitter, le bon vieillard prit dans ma bibliothèque un volume de Montaigne, et me fit lire le passage suivant, au chapitre de la Vanité: << Il y devrait avoir quelque coërction des lois contre les écrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et les fainéans. Ce n'est pas moquerie : l'écrivaillerie me semble être quelque symptôme d'un siècle débordé. Quand écrivîmes-nous tant que depuis que nous sommes en trouble? Quand les Romains, tant que lors de leur ruine? » Croirait-on que ce passage des Essais date de près de trois siècles? Que dirait donc le philosophe s'il pouvait revenir aujourd'hui pour jeter un coup d'œil sur notre littérature?

Mais, dis-je encore à dom Flossot, cela ne peut pas durer toujours. Quelqu'un prendra la parole et fera justice de ces méchantes écrivailleries, selon le mot de Montaigne. Les gens de goût les signaleront au vulgaire des lecteurs comme des alimens dangereux et falsifiés.

Rien n'est moins certain, me répondit-il. Autrefois les gens de goût jugeaient souverainement, et le vulgaire les consultait; mais aujourd'hui les esprits bornés prétendent s'y connaître. Ils adoptent des médiocrités, les soutiennent et les prônent. Les hommes de goût se divisent et perdent leur esprit de corps; et puis, dans ce temps où la parole est absolument libre, chacun consulte la boussole avant d'oser exprimer une franche opinion, de peur de blesser l'orgueil chatouilleux de son voisin. Ceux même que le fléau menace dans leur avenir et leur fortune hésitent à élever la voix, craignant de se faire des ennemis, comme s'il leur restait des ménagemens à garder.

N'est-ce pas vrai, monsieur, et n'agissons-nous pas de la même manière qu'un homme qui, ayant une guêpe sur le nez, reste immobile en attendant qu'elle s'envole, de peur d'être piqué? Mais la guêpe ne bougera pas, si on ne la chasse, et nous voilà donc, avec l'insecte incommode sur le nez, réduits au silence et au repos. Molière, qui a renversé la formidable coterie des précieuses, rirait bien à nos dépens, s'il pouvait nous voir. Où sont ces belles conquêtes de la pensée dont on nous entretient, si personne n'ose ouvrir la bouche pour dire des vérités que tout le monde sent? Au lieu de croire au progrès dont on fait tant de bruit, ne serait-on pas plutôt en droit d'affirmer que nous allons de mal en pis, lorsqu'on n'ouvre pas un auteur, même le plus ancien, sans y trouver ces mots : « Nos pères valaient bien mieux que nous ! » Je croirais volontiers que l'espèce humaine ne se gâte ni ne s'améliore, et qu'elle demeure invariable au fond, avec des vices et des travers éternels : ce qui prouverait que la terre appartient bien à l'homme, qu'il l'habite par la volonté d'une loi, et qu'il n'en sortira que par la force des baïonnettes, comme disait Mirabeau.

Je m'arrête ici, monsieur, pour ne pas m'écarter de mon sujet. Si vous trouvez que ces réflexions sur le roman-feuilleton méritent d'être connues, livrez-les au public. Ce sera beaucoup d'honneur pour votre dévoué serviteur,

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