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publique, elle revient prendre place parmi ses compagnes d'un air effronté, jusqu'à ce qu'une grossesse nouvelle la condamne à une seconde absence. Cette absence se répète encore, et aboutit, après deux ou trois épreuves, au mariage ou à la vie commune avec un des ouvriers de la fabrique. Tout cela est si misérable dans son ensemble et si abject dans ses détails, que la plume nous tombe des mains, et que nous oserions à peine y croire, si chacun des faits n'était prouvé par M. Frégier d'une manière incontestable. Vous le voyez, la chute vers le mal est plus facile à mesure que l'être est plus faible. L'ouvrier, l'ouvrier pauvre, et enfin l'ouvrière jeune, sont placés sur trois pentes différentes, dont la rapidité augmente pour le sexe débile et l'âge impuissant, et décroît en proportion de la vigueur et de la virilité. C'est le contraire de ce que la civilisation devrait opérer. A quoi sert-elle, dites-moi, si elle protége les forts? 'La force se protégera bien toute seule. A quoi sert-elle, dites-moi, si, comme nous l'avons vu, le propriétaire abuse du locataire, le riche du pauvre, l'entrepreneur de l'artisan, l'ouvrier de la jeune enfant qui travaille auprès de lui?- Chimères! déclamations!-Ah! prenez garde que ces chimères sont des réalités et qu'elles détruiront quelque jour la réalité de vos fortunes et de vos plaisirs!

L'ouvrier connaît la corruption grossière de la fabrique. Il se garde bien, quand il le peut, d'y placer sa fille ou de l'y laisser longtemps; il la met en apprentissage, dès que ses ressources le lui permettent, dans une boutique ou un atelier. Ici, le ton est plus doux, les manières sont meilleures, le vice est plus raffiné; mais c'est le vice. Un langage singulier, qui mêle la galanterie à la licence, frappe pour la première fois les oreilles d'une enfant de douze ou de quinze ans. L'ouvrière la plus pudique et la mieux élevée s'étonne des caquets et des rires qui l'environnent; on glose sur la conduite d'une de ses compagnes, qui répond par des épigrammes hardies aux brocards dont elle est l'objet, et révèle à son tour les intrigues ou les faiblesses de ses accusatrices. On ne peut résister à l'influence d'une atmosphère dans laquelle on est plongé; tous les principes s'ébranlent et l'on suit la pente de la faiblesse. Le salaire d'un grand nombre d'ouvrières ne s'élève qu'à vingt-cinq ou trente sous par jour; souvent les parens absorbent cette somme insuffisante, et l'appliquent aux achats du ménagé. Les besoins de la toilette, la nécessité d'un vêtement propre, si ce n'est recherché, se font bientôt sentir; dégoûtée du travail, fatiguée de privations, humiliée de son état, la jeune fille écoute les paroles affectueuses du premier être qui semble s'in

téresser à elle. Elle est faible, elle est pauvre, elle est femme; la, société ne fait rien pour elle; la famille, rien. Des unions fortuites, produits forcés de la misère, la conduisent, selon que le hasard en décide, au mariage avec quelque ouvrier honnête, ou à une vie errante et mendiante, ou à une succession de liaisons éphémères, ou, à la nécessité de se vendre.

Nous voici parvenus à ce point fatal, que la faiblesse du salaire, l'insouciant égoïsme des entrepreneurs, l'imprévoyance de la société, si cruelle aux faibles, rend inévitable, pour les deux tiers des ouvrières qui sont à Paris, au moins 20,000 d'entre elles. Il y a, nous le répè¬ tons, des luttes sublimes, des familles protectrices, des courages que rien n'abat, des ouvrières qui, à force d'accumuler les privations et les épargnes, mettent de côté une petite dot et deviennent, à travers la souffrance et la résignation, de bonnes mères de famille; grandes ames inconnues, qui méritent autant de vénération que de compassion! encore faut-il que les circonstances viennent en aide à leur vertu. Au moindre accident, elles périssent: «On voit, dit M. Frégier, de jeunes mères, abandonnées par leur mari ou leur amant, suivre en gémissant de viles proxenètes qui, riant des angoisses ressenties par l'objet de leur trafic, liyrent avec une joie secrète aux inconnus qui attendent leur proie l'infortunée réduite à cette souillure par la faim et la tendresse maternelle. D'autres, mues par la même cause ou par un excès de piété filiale, se hasardent à parcourir la nuit les rues et les boulevarts, seules et avec un embarras involontaire; quelques passans, attirés par la timidité même d'une allure qui ne révèle pas l'habitude du vice, s'attachent à leurs pas et les sollicitent avec un empressement que cette timidité accroît. C'est avec le prix qu'elles mettent ou plutôt que l'on met à leur honte, que subsistent leurs parens infirmes et leurs enfans. Cruelle nécessité (dit M. Frégier que nous laissons parler), qui les expose à la vengeance de ces autres femmes dont l'industrie cynique et facile est investie d'une sorte de privilége! » Nous n'avons rien ajouté à ces détails, que nous ne donnons pas dans leur intégrité, et qui montrent dans tout son jour une vérité bonne à méditer : c'est que la société fabrique le vice de ses propres mains; c'est qu'elle transforme en vice les penchans honnêtes; - c'est qu'elle donne une prime au mal.

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Nous venons de dire comment se fabriquent primitivement à Paris et dans toutes les grandes villes le vice de l'homme, qui est le vol, la perte de l'honneur; et le vice de la femme, qui est la débauche, la

perte de la pudeur; cela, dès que l'enfant peut marcher, voir et comprendre. Les faits cités par nous dominent, songez-y, une masse de 55,000 hommes, régis par notre société industrielle et constitutionnelle. L'industrie est-elle donc la moralité? Demandez-le au fabricant; sachez s'il n'aime pas à se servir d'ouvriers habiles et ivrognes, qui soient sous sa main du mardi au samedi, qui boivent tout leur argent le dimanche et le lundi, et qui, travaillant comme des damnés pour réparer les torts de leur imprévoyance, ne deviennent jamais maîtres, et produisent beaucoup sans améliorer leur situation. Certes, tous les fabricans ne sont pas dans ce cas; M. Frégier cite et honore M. Leclaire, peintre en bâtimens, et M. Boutarel, de Paris, M. Granier, de Montpellier, et surtout M. Cunin-Gridaine, de Sedan, qui exercent avec une admirable et exceptionnelle bienfaisance le patronage du riche sur le pauvre. Leur conduite est-elle la règle commune? Non, c'est l'exception.

Si cette règle était générale, nous n'aurions point à écrire ces lignes. Combien de petites industries égoïstes fabriquent le vice et le favorisent! Quel état, excepté le métier incertain de professeur de musique ou de langue, fournit aux femmes de quoi vivre? Les places les mieux rétribuées, celles de caissière et de dame de comptoir, valent cinq cents francs par an, et il faut se vêtir. Demandez au confiseur et à la modiste si la jeune fille mal mise et timide achalandera leur magasin; demandez à ce maître de boutique si, lorsqu'il donne 150 francs par an, ou ne donne rien à la grisette, il ne veut pas la voir coquette, parée, souriante, les épaules un peu nues, et d'une amabilité qui attire. Les amans feront le reste. Les amours de la grisette ne m'inspireraient pas une grande indignation, je l'avoue; mais ce n'est point l'amour, ce n'est pas même la licence qui est là; c'est la plus atroce misère, c'est l'hôpital, c'est le sacrifice du faible; nulle ressource pour la femme pauvre, et toujours une société remplie d'égards et de bontés pour ce qui l'effraie, d'inhumaine dureté pour ce qu'elle domine.

Le double travail de corruption s'est donc opéré par la société ellemême. Après qu'elle a fabriqué le voleur et la fille, voyons comment la fille et le voleur travaillent sur elle.

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Si la population vicieuse naissait tout à coup et sortait de terre, comme une armée, il ne serait point difficile de la parquer, de la

refouler, de la combattre. Mais, aux yeux du philosophe, il n'y a pas de population vicieuse, il y a le vice. De deux choses l'une, ou l'élément moral d'une société est protégé par elle, ou il ne l'est pas. Pour nous, hommes du XIXe siècle, protégeant l'égoïsme, nous protégeons ce qui nous détruit, négligeant ce qui nous sauverait.

Toujours un certain principe général et souverain règne sur une masse d'hommes. C'est la guerre, c'est la gloire, c'est le plaisir, c'est la religion, c'est l'honneur. Tout ne marche pas régulièrement dans une seule voie; mais chacun avoue et respecte une discipline conforme à un certain principe. Dans les temps, au contraire, où rien n'est puissant que le gain, où le gain c'est l'honneur, la moralité, le beau; où les hommes du pouvoir, attentifs à créer des lois ou à punir les faits, ne s'occupent pas des volontés, ne dirigent pas les actions; ces volontés, tendant au lucre, égoïstes et mauvaises chez le riche, hostiles et ignobles chez le pauvre, parviendront, à travers toutes les conquêtes de l'industrie matérielle, à créer une manipulation plus active du mal, une fabrication plus féconde du vice et du malheur. C'est ce qui arrive.

Revenons aux chiffres et à la statistique, meilleurs que tout argument.

Quand le fils et la fille de l'ouvrier sont tombés, l'un dans une maison de correction qui le déprave encore, l'autre sous la loi d'un ou de plusieurs amans qui la perdent, ils se trouvent confondus avec une population de tout sexe et de tout âge, qui n'a de loi que les sens et la rapacité ; c'est celle qui exerce le vol, la fraude, la débauche. M. Frégier la divise comme il suit : 33,000 escrocs, voleurs et filous, sortis des classes ouvrières; 800 fraudeurs logeant près des barrières, voleurs cachés et voleuses habiles logeant dans des maisons particulières; 3,800 filles publiques inscrites; 4,000 femmes faisant clandestinement le même métier; environ 7,800 amans ou souteneurs des unes et des autres; 600 receleurs; 372 entremetteuses tolérées ou non, trafiquant de la débauche; 1500 vagabonds enfans et adultes; total énorme que M. Frégier, après avoir épuré ces différens groupes, et s'être prémuni contre tous les doubles emplois,, réduit à 63,000 individus vicieux, vivant de vice; criminels vivant de crime, à Paris. Nous dormons au milieu de cela, ce qui pourrait stimuler les attentions contemporaines et réveiller les sommeils optimistes. M. Frégier, l'esprit le plus sain qui se soit occupé de ces matières, observe fort bien que l'on ne peut les classer en catégories réelles, le voleur étant dans le fait ou dans l'avenir assassin, l'escroc recéleur, le recéleur

fraudeur, le fraudeur filou, la prostituée voleuse, la voleuse recéleuse. Cette masse est répandue partout, dans les rues où roulent les vagabonds, dans les garnis infimes, à cinq et deux sous par nuit; les plus savans, dans des hôtels ou des maisons honnêtes, où leurs habitudes sont ignorées; plusieurs fuyant de retraite en retraite, et les souteneurs chez les femmes qui les alimentent. Non seulement les classes ignorantes et souffrantes sont attirées vers ce tourbillon toujours écumant, mais les classes lettrées et prétendues honnêtes lui apportent leur expérience et leur savoir. L'Académie des sciences. morales a donc eu grand tort d'isoler une classe dangereuse des autres subdivisions sociales, et le danger n'est pas dans un membre, mais dans le sang, qu'il faut épurer. Les sentences correctionnelles, de 1835 à 1837, montrent l'escroc se faisant condamner 13 fois parmi les professeurs, 19 fois parmi les clercs d'huissier, 14 fois parmi les militaires en retraite, 25 fois parmi les écrivains publics et copistes, 27 fois parmi les jeunes étudians, 29 parmi les courtiers et placeurs, 31 parmi les agens d'affaires, 313 dans les professions industrielles (16 de ces derniers coupables se donnant pour négocians, 198 employés de boutique et commis-marchands, et 99 marchands); enfin 6 fois parmi les propriétaires. Il est bon de réfléchir sur la vraie, signification de tels chiffres, et de se demander s'il n'y a pas une cause morale qui sollicite à la fraude ces propriétaires qui veulent le bien d'autrui; ces commerçans (313!) qui savent que le commerce a la probité pour égide et qui escroquent; ces hommes qui connaissent la loi et la violent; ou qui n'ignorent pas la science et commettent la fraude (157!); sans compter l'escroc de bon ton, la femme galante qui donne à jouer, l'usurier qui sollicite la profusion ou abuse de la détresse, l'aigrefin qui exploite les positions sociales, le fournisseur improbe qui abuse de la négligence ou de l'inexpérience, l'avocat qui se mêle de tripotages et de spéculations imaginaires, l'huissier qui fait payer le papier timbré qu'il n'a pas fait, l'inventeur d'un journal qui ne paraîtra pas, le mendiant à domicile (ruiné par la révolution), la veuve de la Bérésina, le créateur d'industries et d'inventions inattendues; et, pour remonter dans les deux directions contraires presque au sommet de la société, le personnage qui donne des places et la vicomtesse qui recommande ses protégés moyennant finance. Si la dépravation vient d'en bas par la pauvreté, elle vient d'en haut par les lumières, et vous voyez quelle œuvre c'est que la réforme sociale. Erreur grave et que M. Frégier n'a pas commise, de considérer la population vicieuse en elle-même, de l'isoler, de la par

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