Obrazy na stronie
PDF
ePub

Le page avait conservé beaucoup de rancune contre la Psyché, et de plus il se mourait d'envie de tourmenter Taboureau dont l'outrecuidance et la familiarité lui avaient singulièrement déplu.

Avec un instinct de malice diabolique, Gaston devina que, malgré l'insouciance dont Taboureau semblait cuirassé, il le piquerait au vif en l'attaquant à certain endroit très sensible.

Lorsque Claude entra dans le salon, le page jeta sur ses compagnons un regard qui semblait dire : Préparez-vous à rire de la victime que je vais vous livrer; puis, s'approchant du sigisbé, il lui dit d'un air doucereux et câlin en baissant humblement les yeux : Monsieur, je vous ai tout à l'heure parlé un peu vivement; pardonnez à ma jeunesse, s'il vous plaît.

Claude, touché de ce procédé, offrit cordialement sa main au page, et lui dit: Allons, allons, mon glorieux plumet, voulez-vous pas me traiter en vieillard? Tête bleue, entre jeunes gens comme nous, les plaisanteries courtoises sont de mise; seulement je mets une condition à notre réconciliation, ajouta le sigisbé avec une emphase comique; c'est que vous viendrez souper chez moi, rue Sainte-Avoye, quoique vous ne soupiez que chez les gens que vous connaissez. Eh! eh!

-M. Taboureau me comble, dit le page en affectant un respect: hypocrite et moqueur. Je n'oublierai pas sa précieuse invitation, car je vous déclare, mes amis, ajouta-t-il en mettant la main sur l'épaule de Taboureau, et en se retournant vers le groupe des gentilshommes; je vous déclare que je tiens monsieur pour l'homme le plus vertueux, le plus chaste du royaume de France et même de toute la chrétienté.

Les gentilshommes saluèrent profondément Claude. Celui-ci, un peu surpris de cette exagération, commença de soupçonner quelque espiéglerie; mais le financier avait été depuis long-temps trop habitué à se moquer des sarcasmes des gens de cour pour être fort intimidé. Aussi répondit-il gaiement, en mettant à son tour sa grosse main sur l'épaule du page:-Et moi, messieurs, je vous déclare que je tiens cet effronté pour le plus malin singe du royaume de France et même de toute la chrétienté!

Gaston de Mercœur, choqué de la familiarité de Claude, fit un léger mouvement pour dégager son épaule de la lourde étreinte du sigisbé, et reprit avec un dédain mal contenu :

Si je vous déclare l'homme le plus vertueux, le plus chaste de la chrétienté, monsieur, c'est que, selon moi, le chevalier de la triste figure, brûlant chastement pour Dulcinée, les bergers de Racan brů

lant non moins chastement pour leurs Philis, sont d'insignes débauchés, d'immondes libertins auprès de vous, monsieur Tourtereau, monsieur Taboureau, voulais-je dire, reprit le page.

Les gentilshommes sourirent malignement du jeu de mots de Gaston sur le nom de Claude.

Le pauvre sigisbé s'apercevant, à la tournure que prenait la conversation, qu'il venait de donner dans un piége, tâcha de s'en tirer bravement. Ses plaisanteries n'avaient ni finesse, ni atticisme, mais elles ne manquaient pas d'un gros bon sens très brutal. Claude s'inquiétait assez peu de frapper avec grace, pourvu qu'il frappât fort.

Et moi, reprit Claude, je vous tiens pour le plus malin singe de la chrétienté, car je suis sûr que, pour porter et remettre un billet doux de la part de votre maître, pour attirer un mari d'un côté pendant que de l'autre votre maître conte fleurette à la femme, il n'y a personne de plus hardi que vous, monsieur de la livrée orange à galons cramoisis.

En affectant d'appuyer sur ces mots, votre maître et livrée, Claude savait bien qu'il piquerait le page. L'espèce de servilité à laquelle les jeunes gens de très bonne naissance devaient se soumettre dans les maisons des grands seigneurs était un des désagrémens de leur condition.

Gaston rougit de dépit, et dit fièrement : Ceux qui disent mon maître, depuis le page de noble race qui parle du grand seigneur, jusqu'au grand seigneur qui parle du roi, ceux-là seuls peuvent dire à leur tour valets, en parlant des manans et des bourgeois.

- Eh, eh! nous autres manans et bourgeois, nous ne sommes déjà pas tant valets! reprit Claude en riant de toutes ses forces; que je meure si j'ai jamais, comme vous, mon cher monsieur, porté un billet doux ou fait la moindre commission pour personne! Il est vrai que nos enfans, dès qu'ils ont quinze ans, ne peuvent malheureusement pas dire mon maître en parlant du grand seigneur dont ils sont les domestiques; mais au moins ils ne portent pas de livrées, et ils montent dans nos voitures au lieu de monter derrière (1).

Claude Taboureau venait de se mettre malheureusement en hostilité ouverte avec les gentilshommes de la maison du maréchal, qui pouvaient s'appliquer une partie de ses plaisanteries.

Un d'eux entre autres, M. de Saint-Pierre, premier écuyer de

(1) On sait qu'au sacre des rois et dans toutes les grandes solennités, les pages montaient derrière les voitures.

M. de Villars, homme d'une grande bravoure et très irascible, se leva en fronçant les sourcils, et dit vivement à Claude : Ah ça, monsieur Tourtereau, est-ce qu'au lieu de roucouler tendrement comme votre nom l'annonce, vous voudriez par hasard becqueter? C'est que dans ce cas-là, mort-dieu! vous trouveriez içi dix éperviers pour un pigeon, entendez-vous?

-Saint-Pierre, Saint-Pierre! dit Gaston en s'interposant entre Claude et l'écuyer; par le ciel! pas un mot de plus! Laissez-moi répondre à M. Taboureau. Nous plaisantons, je l'attaque, il se défend, les armes doivent être égales; puis, se retournant vers le sigisbé qui, très médiocrement offensé de la colère de M. de Saint-Pierre, le regardait avec le plus grand calme :

[ocr errors]

-Vous parlez de domesticité, monsieur Taboureau; pardieu! vous devez vous y connaître. Ce n'est pas d'un prince ou d'un roi que vous vous déclarez le très humble valet, c'est d'une sauteuse que chacun avait, il y a un an, le droit de siffler pour un écu!

Le page avait frappé juste. Taboureau sentit le coup; il lui alla douloureusement au cœur.

Pourtant Claude tâcha de faire bonne contenance et reprit avec une gaieté affectée : Eh! tête-bleue! n'a pas qui veut une pareille maîtresse!

Gaston sourit d'un air de triomphe; il touchait à sa vengeance: - Une pareille maîtresse ! reprit-il; ah ça! comment diable l'entendez-vous, monsieur Tourtereau? pardon, monsieur Taboureau; vous ne voulez pas, j'espère, compromettre la Toinon, en affichant ces prétentions-là, et perdre vos droits à ce beau titre de l'homme le plus chaste de la chrétienté, dont je vous maintiens toujours digne? Messieurs, je vous en fais juges. La ridicule et folle passion de la Psyché pour Florac est une chose assez connue. Le marquis luimême nous en a fort divertis, pendant un hiver, en nous montrant à souper les lettres éplorées de cette danseuse qui tranchait, pardieu, et à bon droit du reste, de la Madeleine repentante.

Si M. de Florac a fait cela, c'est un infame! s'écria Claude dont le cœur se brisait.

Chut, chut, dit le page en mettant son index devant sa bouche avec un sang-froid désespérant; chut, monsieur Taboureau, il ne faut pas, voyez-vous, vous laisser aller à ces grossièretés-là; car on pourrait les répéter à ce pauvre Florac, si jamais nous le revoyons. Et cela me serait fort égal à moi, entendez-vous? s'écria Claude dans un accès d'héroïque ardeur.

-Sans doute, reprit le page, toujours avec le même calme impertinent; sans doute, cela vous serait fort égal à vous; mais cela ne serait pas du tout égal à Florac. Il est homme de qualité, vous êtes bourgeois, vous l'insultez; il ne peut se battre avec vous, il serait donc obligé de vous... Et Gaston fit un geste insolemment expressif en imprimant un mouvement de rotation à son poignet droit, et reprit: Fi donc, fi donc, monsieur Taboureau; après un pareil accident, quoique vous jouiez le jeu qu'on veut, quoique votre cuisinier soit parfait, quoique votre bourse soit toujours ouverte, comme vous disiez tantôt, pas un homme de bonne compagnie n'irait à vos charmans soupers de la rue Sainte-Avoye; et moi qui espère bien profiter de votre aimable invitation de tout à l'heure, je tiens plus que personne à ce qu'on puisse aller chez vous sans trop se commettre.

Taboureau étranglait de male-rage. Gaston de Mercœur ne disait que trop vrai. Une rencontre était alors impossible entre un bourgeois et un homme de qualité.

Le malheureux Claude eut, dans son désespoir, recours à la ressource habituelle des gens qui se sentent battus. Il se fâcha et dit fièrement au page :

[ocr errors]

Vos plaisanteries sortent des bornes des convenances, monsieur. Si M. de Florac m'insulte, je verrai ce que j'aurai à faire.

Vous avez raison, monsieur Taboureau, dit Gaston. Il est temps de songer à la danse quand le branle commence, et d'ailleurs ces digressions-là nous ont fait perdre de vue le point principal de notre entretien. Pour prouver à ces messieurs que don Quichotte, Galaor, Amadis et Céladon n'étaient que des soudards auprès de sa sérénissime chasteté le seigneur Taboureau, je voulais vous dire que depuis un an et plus, avec le désintéressement le plus magnifique, avec le respect le plus adorable, sa candeur, le seigneur Taboureau, est le cavalier servant, le mot est poli, d'une danseuse qui court après un amant qui ne veut plus d'elle. Eh bien! cela est-il assez beau, messieurs? cela est-il assez admirable? Voilà-t-il pas une domesticité assez dévouée, assez bien établie? Au moins, nous autres, nous servons des grands seigneurs et des rois. Beau mérite, pardieu! Le bourgeois, lui, ne fait pas les choses à demi, il se déclare bravement le valet d'une sauteuse, il accompagne par monts et par vaux la maî-tresse d'un autre. Et en bourgeois bien appris qu'il est, il n'a d'autre but que de retrouver l'homme de qualité après lequel il court, pour lui amener sa Dulcinée. Eh bien! messieurs, avais-je tort de vous présenter monsieur pour l'homme le plus chaste de la chrétienté?

[ocr errors]

En manière de péroraison, le page voulut remettre impertinemment la main sur l'épaule de Taboureau; mais Claude, outré de colère, pourpre de honte, prit brutalement la main de Gaston et la rabaissa avec tant de violence, que le poignet du page en craqua. -Monsieur! s'écria Gaston d'un air menaçant.

-A bas les mains! assez d'insolences comme ça, ou par la mortdieu! mon jeune muguet, je vous brise les os à bons coups de poings, en vrai bourgeois que je suis, puisque l'épée m'est défendue, répondit Claude avec emportement et prêt à user de sa force pour se venger du page.

A ce moment la porte du salon où M. de Villars avait conféré avec la Psyché, s'ouvrit.

Le maréchal sortit, et s'adressant à Claude, dont il ne remarqua pas l'exaspération, il lui dit :- Mon cher monsieur Taboureau, voulez-vous venir? notre amie aurait quelques mots à vous dire.

– Cela se trouve à merveille, monsieur, dit Claude avec une fureur concentrée.

Et il suivit le maréchal, laissant le page et les gentilshommes très amusés de cette scène.

Le sigisbé entra dans le cabinet du maréchal.- La Psyché est là, dit M. de Villars, en lui montrant une porte. Oh! nous avons bien du nouveau! c'est un bonheur inespéré. Elle veut vous parler. Quant à moi, il faut que je dépêche à l'instant un courrier à sa majesté. Et sur un signe de M. de Villars, Taboureau entra dans la chambre où Toinon l'attendait.

X.

LES ADIEUX.

Taboureau ne se possédait pas. Les méchancetés du page avaient porté leurs fruits. Claude était bon, il avait de généreux instincts; mais comme presque tous les hommes, il se révoltait à la pensée de jouer un rôle qui pouvait prêter au ridicule, et d'ailleurs son amour pour Psyché était plutôt caché, plutôt comprimé, qu'éteint. Les cruelles railleries de Gaston à propos de Florac avaient exaspéré la jalousie du sigisbé; Claude, méconnaissant tout ce qu'il y avait eu de noble et de beau dans son dévouement pour Toinon, n'en voyait plus que le côté qui prêtait au sarcasme : il se trouvait stupide, il méritait toutes les insolentes plaisanteries de Gaston; il s'était fait le don Qui

« PoprzedniaDalej »