L'ARCHIPRÊTRE DES CEVENNES. XXIII.' L'ABBAYE. Pont-de-Montvert était un assez gros bourg situé sur les bords du Tarn, rivière qui prend sa source dans la chaîne des Cevennes. A l'extrémité occidentale de ce bourg, du côté de la route de Fressinet de Lozère, s'élevaient les ruines d'une ancienne abbaye. Cet édifice, d'un caractère à la fois militaire et monastique, avait été en partie détruit pendant les guerres civiles et religieuses du siècle passé; il était bâti dans une sorte de petite presqu'île, formée par la courbe d'un des bras du Tarn, dont les sinuosités baignaient le pied des hautes murailles de l'abbaye au nord, à l'est et à l'ouest. Une seule porte, à laquelle on arrivait par un pont, s'ouvrait au sud, non loin de la route de Fressinet. Il restait à peine quelques vestiges de la chapelle et des principaux bâtimens de ce monastère. La cour intérieure du cloître, avec ses quatre galeries cardinales à lourds arceaux romans, avait seule été respectée. Sur ces galeries s'ouvraient les portes des cellules, alors occupées par (1) Voyez les livraisons des 23 novembre, 1er, 8, 15 et 29 décembre. — Cet article termine la première série des Fanatiques des Cevennes. La seconde série paraîtra prochainement dans la Revue sous le titre de la Belle Isabeau. l'archiprêtre, par les gens de sa suite, par le capitaine Poul et par les miquelets destinés à la garde des prisonniers protestans renfermés dans les vastes caves de l'abbaye. Le nombre de ces derniers était alors très considérable; l'abbé Du Chayla n'avait pas osé les diriger sur Nîmes avant l'arrivée des renforts qu'il avait demandés à M. de Basville, dans la crainte que ce convoi ne fût délivré par les religionnaires. . Le jour même de l'assemblée des camisards sur le plateau de RhanJastrié, vers quatre heures du soir, le capitaine Poul, après avoir passé la revue de ses miquelets, rentra dans la cellule qu'il occupait, suivi de son sergent, maître Bon-Larron. Le capitaine Poul portait, en guise de robe de chambre, une vieille pelisse turque, provenant de ses prises pendant la guerre de Hongrie; un chaperon écarlate couvrait ses cheveux ras. Cette coiffure bizarre donnait à ses traits, naturellement farouches, une expression plus sinistre encore. En entrant dans sa cellule, il se jeta d'un air sombre dans une chaire de bois de noyer richement sculptée, qui avait sans doute appartenu à un des anciens dignitaires de l'abbaye. Maître Bon-Larron, voyant la mauvaise humeur de son capitaine, attendit respectueusement que ce dernier lui adressât la parole. Enfin Poul s'écria, en frappant sur une table avec colère : Au diable le métier que nous faisons ici. Depuis six semaines nous ne sommes pas sortis de cette abbaye, si ce n'est pour cette tournée dans le plat-pays; et, par Mahom! elle a eu un beau résultat: le massacre de ce vieux fermier et de sa femme! -- -Ne m'en parlez pas, capitaine, dit le sergent en haussant les épaules. Ça été une sotte imagination de cet entêté de Robin-le-Morisque; il se figurait trouver dans cette ferme la poule aux ceufs d'or. L'imbécile! Il aurait usé, je crois, toutes les mêches à mousquet de la compagnie sur la peau du fermier, en manière d'interrogatoire, qu'il n'en aurait pas été plus avancé. Pourtant, tout n'a pas été perte dans cette occasion; nos gens se sont nippés en linge de corps, et Dieu sait qu'ils en avaient un furieux besoin, car ça n'a jamais été leur luxe. - Va-t-en au diable! Nos gens s'engourdissent ici. Est-ce en gardant les troupeaux destinés à la boucherie que les chiens deviennent agiles et vigoureux? J'étouffe, moi, et je meurs d'ennui entre ces quatre murs. Cet archiprêtre est plus muet et plus froid que la statue de pierre qui est là en bas sur cette vieille tombe de l'abbé. Quand cet arrogant marquis est ici, il passe sa journée à jouer du luth, à essayer des perruques, à faire des nœuds, ou à se polir les ongles. Les miracles de la montagne d'Aygoal, comme disent ces chiens d'hérétiques, semblaient annoncer une révolte. Mais non, ils sont trop lâches, ils n'oseront pas; rien ne bouge, rien ne bougera! - Ah! capitaine, ne croyez pas cela. Patience, patience. Robinle-Morisque, qui est allé faire ce matin une reconnaissance du côté de Fressinet avec dix de nos hommes, a trouvé presque toutes les maisons du village désertes. Où sont ces gens-là? Assemblés, j'en suis sûr, dans quelques cavernes de leurs montagnes d'où ils fondront sur nous comme une bande de loups. -Bah, bah, ces gens-là étaient à leur moisson. --- Mais vous oubliez, gracieux capitaine, que tous les champs les protestans fugitifs ont été tondus par un certain moissonneur qui après lui ne laisse pas un fétu à glaner, et qui ne demande qu'une minute par arpent pour rendre un champ aussi ras que mon feutre. -Que veux-tu dire? Quel moissonneur? -Tu me fais songer, en effet, que les seigles de la plaine du Pont-de-Montvert doivent être brûlés par ordre de l'intendant. -Voilà justement de quoi vous distraire de votre mélancolie, mon gracieux capitaine. La nuit promet d'être belle, la flamme n'en sera que plus claire et que plus brillante; ce sera, vive Dieu! un vrai feu de joie. Cela égaiera un peu nos gens qui semblent mélancoliques. -Sais-tu une chose? dit Poul, après un moment de réflexion: dans la guerre de Turquie le feld-maréchal Butler a fait passer par les verges jusqu'à la mort six cavaliers polacres qui avaient fourragé un champ d'épis mûrs sur le territoire ennemi. - Mais cet ennemi était musulman, capitaine; or les prêtres disent partout que les hérétiques sont mille fois plus damnés et plus condamnables que les Tures. -C'est possible, je ne suis pas théologien. Mais an diable ce sé jour! je me sens tout engourdi et tout pesant. Cette plainte du capitaine Poul réveilla les velléités médicales et pharmaceutiques de son sergent. Fidèle à son habitude d'emporter des souvenirs de tous les logemens qu'il quittait, maître Bon-Larron avait dérobé une caisse de médicamens chez un apothicaire d'Uzès. Voulant utiliser ce vol au profit de sa compagnie, il avait imaginé de traiter les miquelets malades, en mélangeant au hasard quelquesunes des drogues sans nom qu'il possédait. Les effets variés de cette étrange médication, tantôt fatale, tantôt négative, n'avaient pas re buté le sergent; il continuait bravement ses expériences, et il voulut saisir l'occasion d'exercer sur son capitaine. Vous vous sentez engourdi, capitaine? Eh bien! si vous le vouliez, je vous composerais un petit philtre parfait pour l'hypocondrie. Il y a dans les fioles de ma pharmacie une certaine drogue brillante comme du cristal, qui doit réjouir ou égayer un mort, rien que par son apparence scintillante. Que la peste t'étouffe avec ton philtre! Tu as fait crever tous ceux de mes miquelets qui ont osé goûter de ta cuisine infernale! s'écria Poul. -Si mes philtres n'ont pas réussi sur ces entêtés, capitaine, c'est qu'ils en ont pris trop ou pas assez; et comme je vous administrerais moi-même la dose de cette drogue brillante que j'ai lieu de croire si réjouissante..... - Et je t'administrerai moi-même cent coups de nerf de bœuf, si tu oses encore me parler de tes ragoûts d'empoisonneur, et si tu t'avises de les essayer sur mes soldats: entends-tu bien? - J'entends parfaitement, gracieux capitaine, quoique rien ne soit plus innocent que le petit remède que je voulais vous proposer. Le capitaine allait répondre fort durement à son sergent, lorsque une bruyante rumeur se fit entendre dans la cour. Poul sortit, et vit le brigadier Larose entouré de miquelets; il descendait de cheval. Il était pâle, couvert de sang et de poussière; son uniforme en désordre, son mousquet noirci, qui pendait à l'arçon de sa selle, annonçaient assez qu'un engagement venait d'avoir lieu entre les révoltés et les dragons. Le brigadier semblait soucieux et irrité. -Ne me pressez donc pas ainsi! dit-il en repoussant brutalement les partisans qui l'entouraient avec curiosité et le pressaient de questions; je n'ai rien de bon à voler. Tout ce que vous attraperez de moi, ce sera quelque bon horion. Si vous ne me laissez pas aller retrouver monseigneur l'archiprêtre... Le capitaine Poul, s'avançant à travers les miquelets, demanda au brigadier quelles étaient les nouvelles. - C'est ce que je vais dire à monseigneur l'archiprêtre, répondit brusquement Larose. Si vous voulez le savoir, capitaine, suivez-moi. - Ne sais-tu pas à qui tu parles? s'écria violemment Poul, choqué de l'irrévérence du brigadier. -Je sais bien mieux encore à qui j'ai à parler pour obéir aux |