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VI

On vient de voir quelle circonspection prudente Érasme recommandait aux professeurs des nouvelles sciences. Ce n'est pas qu'il s'abstînt lui-même de toute polémique. Il évitait cependant les luttes personnelles autant que le lui permettait sa nature irritable à l'excès. Toutes les fois que les accusations de ses adversaires lui laissaient son sang-froid, il préférait cacher la portée de sa polémique sous le voile de la modération ou déguiser les traits les plus piquants de la satire sous un air d'enjouement qui en rendait l'effet plus redoutable et plus sûr.

Ici nous avons particulièrement en vue l'Eloge de la Folie (1) qui, en peu d'années, fut imprimé plus de dix fois. C'était un livre singulier, une satire comique, spirituelle, ingénieuse, des travers de l'humanité, de ses ridicules et de ses vices: satire d'autant plus piquante qu'elle était plus dissimulée; car la Folie célèbre par ses louanges tous ces traits de démence qui remplissent la vie humaine. Sous une forme légère et une apparente bonhomie, on voit jaillir une moquerie qui n'épargne rien, ni rois, ni savants, ni théologiens, ni hommes du monde, ni hommes d'église, ni prêtres, ni cardinaux, ni pontifes: véritable pamphlet d'une nature originale et badine, où tout se mêle et se confond, le sophisme à côté des spéculations les plus hautes, l'épigramme mordante, les discussions philologiques, les jeux de mots plaisants, où l'on effleure toutes les grandes questions de la théologie et de la morale, sans approfondir aucun sujet. Ce sont de vives saillies, des insinuations audacieuses qui révèlent à tout moment l'esprit satirique et novateur, qui attaquent le présent en vue d'un avenir mal défini que l'on pressent, que l'on appelle de ses vœux, sans oser l'envisager en face.

(1) V. 1er vol., p. 100.

Dans ce petit livre, on retrouvait l'ironie socratique des dialogues de Platon, la verve comique et licencieuse d'Aristophane, la légèreté satirique de Lucien. Érasme du reste ne le présentait pas comme un ouvrage sérieux, pour ne pas exciter les défiances ombrageuses de ceux qu'il attaquait. Qui pouvait blâmer la Folie dans les écarts les moins supportables de son langage? D'ailleurs tout le monde avait sa part dans cette revue générale des vices et des ridicules. Nul n'avait le droit de se mettre en colère. Écrit en peu de jours, ce petit livre fut dédié à Thomas Morus dont l'esprit était fort enjoué. Il y avait d'ailleurs une analogie apparente entre le nom de Morus et le mot grec qui désignait la folie (1), « quoi qu'il n'y eût pas, dit Érasme, de naturel plus éloigné de cette maladie. »

Un très grand nombre de passages étaient obscurs, nonseulement à cause du mélange du grec et du latin, mais surtout à cause des allusions nombreuses et dissimulées, des plaisanteries fines qui demandaient, pour être comprises, un esprit pénétrant. Un médecin lettré, savant en grec et en hébreu, Gérard Lystrius, qui avait vécu quelque temps avec Érasme dans une intimité domestique, y ajouta des notes et des commentaires. Il dédia son travail à son ancien maître Paludanus. Le peintre Holbein, de son côté, orna ce petit livre de peintures grotesques, parlant aux yeux. Il fut traduit en français par un noble personnage de Flandre, Georges de Halluin, et mis ainsi à la portée de ceux qui n'en comprenaient pas la savante latinité.

Érasme, dans sa préface, répondait d'avance à certaines critiques qui pouvaient être dirigées contre cette petite déclamation: c'est ainsi qu'il l'appelait. « L'ouvrage, disait-il, paraîtra peut-être bien léger et bien frivole pour un théologien : chaque genre de vie a ses jeux; pourquoi l'étude n'aurait-elle pas les siens? Souvent un sujet, traité plaisamment, est plus

(1) Μωρία·

utile qu'une lourde et pédantesque dissertation. Nous avons loué la Folie, mais non pas tout à fait en fou. On m'accusera d'être mordant, mais la satire mordante est permise contre la vie commune des hommes, pourvu qu'elle n'ait rien de furieux... exempte d'attaques contre les personnes, elle devient une leçon morale. Elle s'en prend aux vices et non aux hommes... Nous avons cherché à rire plutôt qu'à mordre. A l'encontre de Juvénal, nous avons poursuivi les ridicules plus que les infamies. » Il invoquait l'exemple d'Homère, de Virgile, d'Ovide, de Lucien, de Plutarque et de saint Jérôme qui était allé bien plus loin que lui, sans même s'abstenir quelquefois. de nommer.

Dans cette satire générale de la vie humaine, la Scholastique devait avoir sa bonne part. Mais, à vrai dire, l'Éloge de la Folie n'avait point pour objet particulier de venger les lettres des attaques et du mépris d'une barbarie ignorante. Il n'en était pas de même du livre des Antibarbares dont le titre indique suffisamment le sujet. La première ébauche de cet ouvrage remontait à la jeunesse d'Érasme. Dès son enfance, il avait ressenti, comme par une sorte d'instinct naturel, un vif attrait pour les belles-lettres, alors généralement oubliées et méprisées. Il avait de la haine pour leurs ennemis, du respect et de l'admiration pour ceux qui les aimaient et les cultivaient avec quelque succès. Il ne condamnait pas les autres études; mais il pensait que la science, sans le secours des lettres, était froide, imparfaite, aveugle. Certains hommes avaient cependant voulu flétrir ce goût sous le nom de manie poétique. Ainsi contrarié dans ses amours pendant son enfance, il avait résolu de s'en venger avec la plume, mais sans nommer personne. Il n'avait pas encore vingt ans, quand il avait commencé cet ouvrage. Plusieurs années après, il trouva bon de le retoucher et de le mettre en dialogue pour en rendre la lecture plus agréable.

Il avait partagé tout l'ouvrage en quatre livres. Le premier réfutait ce que certains hommes superstitienx ou hypocrites

avaient coutume d'objecter contre les lettres. Le second, par la bouche d'un personnage supposé, comme le Glaucon de Platon, censurait l'éloquence de toutes ses forces et déployait contre la rhétorique toutes les armes empruntées à l'arsenal même de la rhétorique. Aussi dans un entretien intime Jean Colet, après avoir lu ce livre, disait à Érasme : « Votre livre m'a pleinement convaincu qu'il faut négliger l'éloquence. »> Comme l'auteur l'engageait à suspendre son jugement jusqu'à ce qu'il eût entendu la défense de la rhétorique, Colet lui refusa le pouvoir de détruire ce qu'il avait dit contre elle. Le troisième livre renversait les arguments du second; mais à cette époque, Érasme ne l'avait pas encore achevé. Le quatrième plaidait séparément la cause de la poésie qu'il avait tendrement aimée dans son enfance. Il n'avait pas encore ordonné ce livre; il avait seulement rassemblé d'immenses matériaux.

A Bologne, il enrichit le premier livre, se préparant à le publier; il corrigea le second. Au moment de quitter l'Italie, il les déposa chez R. Pace, à Ferrare. L'un et l'autre furent perdus par la faute de ceux dont cet homme trop confiant avait mesuré la bonne foi sur son propre caractère. La perte du premier livre, qui sentait trop l'enfance, fut peu sensible à Érasme. Il y avait entassé ce qu'il y avait de plus grossier; il eût mieux aimé conserver les autres. « Mais il en fut autrement, dit-il, par la perfidie de ces frelons qui, incapables de rien produire de remarquable, cherchent à mettre la main sur les travaux d'autrui. »

De retour à Louvain, il trouva le premier livre, tel qu'il l'avait écrit autrefois, répandu de tous côtés; et même certains amis, plus zélés que prudents, avaient voulu le faire imprimer. Pour empêcher une telle publication, il revit et livra à l'impression un écrit qu'il eût mieux aimé supprimer tout à fait, surtout depuis qu'avait paru l'ingénieux ouvrage d'Hermann Buschius, intitulé Rempart ou Défense des belles lettres. Érasme dédia le sien à Jean Sapidus, principal du

collége de Schlestadt, ami des bonnes études et des bonnes mœurs (1).

Ce dialogue commence par des plaintes sur la décadence déplorable des lettres dans les écrivains modernes, comparés aux anciens. L'un attribue ce dépérissement à l'influence des astres; un autre, à la religion chrétienne; un troisième accuse la vieillesse de la nature. Alors un des interlocuteurs, Battus, cet ami et ce bienfaiteur d'Erasme, signale les vraies causes du mal. C'est d'abord l'incapacité des maîtres, véritables roussins d'Arcadie, ignorants et présomptueux, que l'on devrait chasser de toute ville ou jeter dans la mer, après les avoir cousus dans des sacs pleins de puces et de punaises. La mauvaise éducation gâte les naturels les plus heureux. En second lieu, c'est le peu de protection que les princes accordent aux lettres et à ceux qui les cultivent. C'est enfin l'ignorance tyrannique des moines qui regardent comme une hérésie de savoir le grec et de parler la vraie langue de Cicéron, qui détournent la jeunesse de la lecture des poètes comme d'une impiété. On dit que la lecture des païens est dangereuse pour les mœurs des jeunes gens, que les maisons où ils sont expliqués sont des lieux de débauche et non des écoles.

Erasme, par l'organe de Battus, établit que le plus souvent on ne hait les lettres que parce qu'on ne les connaît pas ; c'est faire preuve d'envie et non de religion que de haïr ce qu'on ignore; on a tort de condamner une chose par la raison seule qu'elle est une invention des païens; il y a des objets qu'on peut se faire gloire de mépriser et d'autres que l'on ne saurait dédaigner sans honte; les sciences ont été perfectionnées par les païens, selon les conseils de la divine Providence, pour servir à notre usage, et non pour être l'objet de notre mépris. Les hommes sont rendus insolents par l'ignorance plus que par l'instruction; l'ignorance est la mère de l'orgueil et la science au contraire la mère de la modestie.

(1) Ce livre parut en 1520. V. 1er vol., p. 317.

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