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humeur voyageuse qui devait puissamment l'aider dans sa mission, car la famille est un des liens les plus forts qui nous attachent au sol natal. Sans famille, il vécut en quelque sorte sans patrie. Les Pays-Bas, la France, l'Angleterre, l'Italie, la haute Allemagne et la Suisse le reçurent tour à tour. Dès lors la nature d'Érasme se prêtait plus facilement au rôle cosmopolite qu'il était appelé à jouer. Son génie, en effet, était un mélange du génie des diverses nations auxquelles son pays confinait. Il avait la netteté, la finesse, la facilité et en même temps la légèreté de l'esprit français, le sens pratique de l'Angleterre, l'ardeur studieuse et persévérante de l'Allemagne, mais aussi la composition prolixe et indigeste que l'on reproche aux livres d'outre-Rhin, enfin la bonhomie et la tendance épicurienne de la Hollande singulier mélange de dons opposés et presque contradictoires, réunis en cette merveilleuse nature où dominaient cependant les qualités de l'esprit français.

Ce n'est pas tout: Érasme était moine, prêtre, théologien. Il avait quitté, il est vrai, son monastère; mais il s'était mis en règle avec l'autorité ecclésiastique; il était sorti du couvent avec l'autorisation de ses supérieurs. Le pape lui-même lui avait permis de ne point porter l'habit de son ordre. Dès lors il trouvait auprès des moines, des ecclésiastiques et des théologiens un accès qui aurait été réfusé à un lettré purement laïque. On lui pardonnait des libertés et des hardiesses qu'on n'aurait point passées à un profane: elles étaient fort grandes. Il maniait le sarcasme avec une verve mordante et inépuisable. Quelques esprits ombrageux s'émurent; mais leurs protestations furent longtemps étouffées sous les acclamations qui retentissaient d'un bout de l'Europe à l'autre. Tout alla bien pour lui jusqu'à l'apparition de Luther.

En même temps que son caractère sacerdotal couvrait son audacieuse licence auprès des personnages de l'ordre ecclésiastique, ses allures profanes, son esprit léger et railleur, ses mœurs libres, son langage exempt de pruderie, sa netteté

superficielle, sa facilité coulante, enchantèrent le monde laïque. Tous se laissèrent prendre à ce style magique, si différent des formes rudes et pénibles de la Scholastique. On écouta l'aimable Sirène prêtres, moines, laïques, théologiens, amis, ennemis même, tous apprirent à parler ou tout au moins à bégayer sa langue. En quelques années le monde éclairé devint érasmien; la Renaissance fit le tour de l'Europe. Si l'on veut trouver dans l'histoire l'exemple d'une transformation aussi prompte, aussi étonnante, par l'influence d'un homme n'ayant pour toute arme que sa plume de littérateur et de philosophe, il faut jeter nos regards près de nous et considérer le changement prodigieux opéré par Voltaire dans les idées de la France et de l'Europe au milieu du XVIIIe siècle.

Pour que la merveille accomplie par Érasme fût possible, il ne suffisait pas de son génie; il lui fallait un instrument. Pour circuler ainsi d'une extrémité de l'Europe à l'autre, de l'Espagne à la Pologne, de l'Angleterre à la Hongrie, sa pensée avait besoin d'un véhicule. Ce véhicule, cet instrument propagateur, ce fut l'imprimerie. Dans l'œuvre qu'il réalisa, Froben, son principal coopérateur, son compère, comme il l'appelait, eut part à sa gloire. Il le sentait bien; il n'y a qu'à lire la page consacrée à la mémoire de son collaborateur qui était en même temps son ami.

Dès sa jeunesse, il se mit à l'œuvre avec cette ardeur infatigable que la mort seule put arrêter. Recueillir les adages de la sagesse antique et les paroles célèbres des anciens, substituer une rhétorique riche et ornée à la sécheresse scholastique, remplacer dans la conversation un jargon barbare par un langage élégant, tel est le triple objet qu'il se propose dans les Adages et les Apophthegmes, dans le traité de l'Abondance oratoire, dans les Colloques. Au fond c'était le même but poursuivi par trois moyens différents : polir la rudesse et féconder l'aridité stérile de la Scholastique.

A ces ouvrages personnels, éclos de son génic et de sa

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science, il ajoute des traductions d'auteurs grecs et la publication des bons écrivains dans l'une et l'autre langue. Il encourage la Renaissance dans tous les pays de l'Europe par la correspondance la plus vaste et la plus active qui fut jamais, s'adressant à des hommes de toute condition, depuis les plus hauts potentats jusqu'aux simples étudiants. Enfin il provoque et dirige la fondation du collége des trois langues à Louvain, collége qui doit servir de modèle à d'autres institutions semblables et particulièrement au Collége royal fondé à Paris par François Ier.

II

La sagesse populaire, surtout chez les nations jeunes et naïves, aime à s'énoncer sous la forme vive et familière des adages. La Bible, comme on sait, renferme un livre de proverbes. «Les auteurs profanes, dit Erasme, n'ont eu garde de négliger ces fleurs d'autant plus agréables qu'elles sont adoptées par la conscience publique. Le temps même leur donne du prix comme aux vins... Ils communiquent au discours de la grâce et de la force, du mordant et du trait, de la variété et du relief avec un certain partum d'antiquité. Les dialogues de Platon, qui me charment plus que toute comédie, en sont parsemés comme de petites étoiles. Les Grecs, en général, sont fort riches en proverbes. Ils ont même pris soin d'en faire des recueils. Les Latins ne présentent pas de semblables collections; mais leurs auteurs doivent aux proverbes une bonne partie de leur charme. Plaute abonde en adages de toute espèce. Chez Térence, ils sont plus rares, mais mieux choisis. Otez à Catulle ses proverbes ; vous lui enlevez une bonne partie de sa grâce. Varron, Horace, Perse, sans parler de Martial et d'Ausone, et parmi les prosateurs Pline l'ancien, sont loin d'avoir dédaigné ces ornements. Aulu-Gelle, Macrobe, Donat, Acron avec Porphyrion son

émule, pour ne point nommer les commentateurs grecs, ont noté et expliqué avec soin les proverbes qui pouvaient se rencontrer dans les auteurs. Ils savaient quelles ténèbres un adage mal compris répand sur le discours, et quelle lumière il lui communique, lorsqu'il est bien entendu. »

Recueillir ces proverbes épars, les traduire dans une latinité pure, les expliquer et les commenter dans un langage clair, précis et poli: c'était une œuvre indiquée naturellement à la Renaissance. Aussi trois hommes en eurent-ils la pensée presque en même temps.

Érasme et Polydore Virgilius se disputèrent la priorité. Si l'on s'en rapportait à une lettre du premier, sa publication aurait précédé de trois mois celle de son rival. Mais il est très constant que les proverbes de Polydore furent imprimés à Venise plus de deux ans avant qu'Érasme eût donné ses premiers Adages. Il semble également certain qu'en 1520, il ignorait encore l'existence de cette édition qui était sans doute extrêmement rare et fort peu connue (1). On voit, d'ailleurs, par sa correspondance, qu'il y eut entre les deux rivaux une réconciliation sincère.

Un autre savant, Louis Coelius Rhodiginus, se préparait aussi à publier un ouvrage sur le même sujet. Quand il apprit que les Adages d'Érasme étaient imprimés à Venise, il lui sembla qu'on lui arrachait les entrailles, comme il disait lui-même. Il composa alors ses Antiques leçons où il fit entrer beaucoup de matières qu'il avait préparées pour ses Proverbes (2).

D'abord le recueil d'Erasme ne renfermait guère que huit cents proverbes; celui de Polydore, deux cents. « Ce n'était, disait-il, qu'un chétif avorton, un fruit trop hâtif et né avant

(1) V. Burigny, t. II, p. 362 et suiv.

(2) Plus tard, un jurisconsulte lettré, appelé Brassicanus, recueillit un certain nombre d'adages. Érasme, ayant eu communication de ce travail, lui fit observer que des proverbes présentés par lui comme nouveaux, étaient dans son livre.

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terme. » Mais l'avorton devint géant, un énorme volume infolio de douze cents pages. Robert Gaguin accusa la première édition de sécheresse; elle était l'ouvrage de quelques jours. Plus tard Budé censurait une richesse et une prolixité surabondantes. La première édition parut en 1500, à Paris, chez l'allemand Jean-Philippe, dont l'atelier était rue SaintMarcel, à l'enseigne de la Trinité. Fauste Andrelin écrivit une préface pour recommander ce livre. Elle porte la date du 15 juin 1500. La seconde édition fut donnée en 1506 chez l'imprimeur Badius. Elle ne contenait que vingt proverbes de plus. Mais Érasme en avait déjà recueilli beaucoup d'autres qui parurent en 1508 dans l'édition de Venise. Celle-ci renfermait plus de 3,200 proverbes.

Déjà auparavant Mathias Schurer, à Strasbourg, avait donné aussi une édition d'après celle de Paris. Après 1518, les éditions se succédèrent sans interruption avec des accroissements plus ou moins considérables. D'additions en additions, le nombre des proverbes recueillis, expliqués et commentés, s'éleva jusqu'à 4,151 rangés par chiliades et par centuries. La dernière édition parut en 1536, l'année même de la mort d'Érasme.

Au commencement, il n'avait eu d'autres secours qu'un manuscrit mutilé et affreusement altéré de Diogenianus. Dans la suite, il trouva les recueils de Zenobius qui n'étaient guère en meilleur état.

Les proverbes étaient rangés par ordre alphabétique. Toutefois l'édition de Venise avait une seconde table où ils étaient classés par genres. Ce défaut d'ordonnance dans l'ouvrage a été critiqué avec raison (1). On a aussi contesté la définition qu'Erasme donne du proverbe : suivant lui, c'est un bon mot consacré par l'usage populaire et remarquable par quelque trait ingénieux et délicat. La signification du mot proverbe a plus d'extension; mais il ne faut pas oublier

(1) Par M. Em. Chasles, Thèse de doctorat.

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