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Après ce préambule digne de son esprit élégant et fin, Érasme entrait en matière. Au milieu des opinions diverses des anciens, il n'avait de conviction arrêtée que sur un point, c'est que le libre arbitre avait une certaine force. Il avait lu la thèse de Luther avec une impartialité mêlée de cette faveur dont le juge d'ordinaire entoure un accusé. Tous ses arguments, toute sa véhémence n'avaient pu encore le persuader; c'était peut-être lenteur d'intelligence, incapacité; mais les esprits moins heureusement doués devaient pouvoir, ne fût-ce que pour s'instruire, se mesurer avec les génies plus favorisés de Dieu. Il croyait avoir compris Luther; mais il pouvait se tromper. Il venait pour discuter et non pour juger, pour chercher et non pour dogmatiser, prêt à s'instruire auprès de quiconque présenterait quelque chose de plus vrai et de plus clair. « Ce que je voudrais persuader aux esprits ordinaires, disait-il, ce serait de ne point apporter dans les questions de ce genre une opiniâtreté de controverse plus propre à blesser la concorde chrétienne qu'à servir la piété. »

Sous ce langage si mesuré et si calme, on sent une raillerie contenue qui dut exciter la véhémence éloquente de Luther. Érasme poursuivait ainsi : « Les Écritures ont leurs sanctuaires où Dieu ne nous a pas permis de pénétrer trop avant, et plus nous voulons avancer, plus nous sentons les ténèbres s'épaissir autour de nous, comme pour nous faire reconnaître la majesté insondable de la divine sagesse et l'infirmité de l'esprit humain : c'est l'antre de Corycus; d'abord il vous séduit et vous attire par un charme délicieux; puis quand on est entré plus avant, un certain frémissement et la majesté du Dieu qui l'habite vous forcent à reculer. Une fois donc que l'on est parvenu jusque-là, il est plus sage et plus pieux de s'écrier avec saint Paul: 0 profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu! que de définir ce qui dépasse la mesure de l'esprit humain. Beaucoup de mystères sont réservés pour le temps où nous

verrons la gloire de Dieu sans miroir et sans énigme, face à face... Savoir que si nous sommes dans la voie de la piété, nous devons encore devenir meilleurs, que si nous sommes dans les langes du péché, nous devons faire tous nos efforts, recourir au remède de la pénitence, implorer la miséricorde de Dieu sans laquelle ni volonté ni effort humain ne sont efficaces, que nous devons imputer à nous le mal, à Dieu le bien, à Dieu dont la bonté nous a donné l'existence même; se persuader que tout ce qui nous arrive en ce monde de joyeux ou de triste, est envoyé par lui pour notre salut et que Dieu, juste par essence, ne peut faire injustice à personne, quoique certaines choses paraissent arriver à ceux. qui ne les ont pas méritées; croire enfin que personne ne doit désespérer de la miséricorde d'un Dieu très clément par nature; voilà ce que nous enseigne l'Écriture au sujet du libre arbitre et ce qui suffit à la piété chrétienne, sans qu'on ait besoin de s'aventurer par une curiosité irréligieuse dans des questions obscures et inutiles. Il y a des mystères qu'il faut adorer en silence, sans prétendre en percer les voiles; mais Dieu nous a fait connaître expressément les préceptes pour bien vivre. Cet enseignement, nous n'avons pas besoin de le chercher dans les hauteurs du ciel, ni par-delà des mers éloignées. Il est, pour ainsi dire, placé près de notre oreille et de notre cœur. Voilà ce que tous doivent apprendre. Quant au reste, il vaut mieux adorer, sans le comprendre, ce qui ne peut être sondé.

« Ces controverses sur des questions insolubles sont nonseulement inutiles, mais dangereuses pour la concorde chrétienne... Quand même il serait vrai en quelque manière, comme l'a enseigné Wiclef, comme l'a soutenu Luther, que tout ce qui est fait par nous, l'est non par libre arbitre, mais par pure nécessité, quoi de moins utile que de livrer ce paradoxe au monde? D'un autre côté, lors même qu'il serait vrai en un certain sens, comme l'a écrit quelque part saint Augustin, que Dieu fait le bien et le mal en nous, qu'il récom

pense en nous ses bonnes œuvres et qu'il punit en nous ses mauvaises œuvres, quelle porte ouverte à l'impiété du vulgaire, si ces paroles étaient abandonnées à la foule et interprétées par elle à sa façon! Lenteur d'esprit, indolence charnelle, penchant incurable au mal et à l'impiété, plus d'efforts pour se corriger, impossibilité d'aimer Dieu, telles sont les conséquences qu'elle en ferait sortir... Il est peut-être permis de traiter de telles matières dans les assemblées des doctes ou même dans les écoles théologiques; et encore faut-il y mettre de la sobriété; mais faire paraître des pièces de ce genre sur le théâtre d'une multitude confuse et ignorante, ce n'est pas seulement inutile, c'est pernicieux. »

Jusque-là Érasme n'a guère fait que préluder à la discussion. Il va maintenant aborder la matière de plus près. Luther repoussait l'autorité des docteurs et ne voulait écouter que les Écritures canoniques. Son adversaire accepte la lutte sur ce terrain. Cependant il rappelle pour mémoire la longue et illustre suite des défenseurs de la liberté morale : Origène, Basile, Chrysostome, Cyrille, Damascène, Théophylacte, Tertullien, Cyprien, Hilaire, Ambroise, Augustin, Jérôme, Thomas d'Aquin, Scot et d'autres grands dialecticiens du moyen âge. «Si mes arguments, dit-il, valent ceux de Luther, l'autorité de tant d'hommes éminents a bien aussi quelque valeur, ainsi que celle de tant d'universités, de conciles, de souverains pontifes... Les partisans du libre arbitre ont pour eux un choeur tout entier de saints. Je ne voudrais pas comparer à ces anciens docteurs certains prédicateurs du nouvel Évangile; car une telle comparaison aurait l'air d'une épigramme. Mais, dit-on, ce sont des hommes; sans doute, ce sont des hommes comparés à des hommes et non à Dieu. Aux apôtres on demandait des miracles; maintenant chacun se contente d'affirmer qu'il a l'esprit évangélique. C'étaient par des prodiges que les disciples du Christ faisaient croire aux dogmes nouveaux et aux mystères qu'ils annonçaient. Les nouveaux apôtres n'ont pu encore guérir un

cheval boiteux; et plût à Dieu que certains, même sans opérer des miracles, nous fissent voir la pureté et la simplicité des mœurs évangéliques qui seraient pour nous, hommes d'un esprit un peu lent, comme des miracles! >>

C'était sans doute à ce passage que Mélanchthon faisait principalement allusion, quand il regrettait qu'Érasme eût semé dans son petit livre du sel noir. «Mais enfin, poursuivait le chef de la Renaissance, comment reconnaître celui qui a le don de l'Esprit parmi tant de gens qui prétendent l'avoir? Comment, d'un autre côté, supposer que l'esprit du Christ ait pu souffrir durant plus de treize cents ans une erreur de son Église, qui importe si fort au salut des hommes, et que parmi tant de saints personnages il n'y en ait eu aucun qui fût digne de recevoir par inspiration ce dogme que l'on regarde comme le principal de la doctrine évangélique. Mais, dit-on encore, qu'est-il besoin d'interprète là où l'Écriture est parfaitement claire? Alors pourquoi tant d'hommes éminents ont-ils été aveugles sur un point de cette importance? Si l'Écriture n'a point d'obscurité, pourquoi, au temps des apôtres, était-il besoin de l'inspiration de l'Esprit céleste pour l'interpréter? »>

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Depuis le christianisme, nul n'avait encore osé supprimer totalement le libre arbitre, excepté les Manichéens et Wiclef. L'opinion de Manès était peut-être moins nuisible à la piété que celle de Wiclef; car il rapportait le bien et le mal à deux natures dans l'homme, attribuant le bien à Dieu dont nous pouvons implorer le secours. Wiclef, rapportant tout à la pure nécessité, ne laissait rien à nos prières, rien à nos efforts. Ainsi Érasme établissait d'abord qu'il avait pour sa cause l'autorité de la science, de la sainteté, du martyre, des conciles, de l'épiscopat, de la papauté. « Mais, disait-il, je ne veux pas faire comme dans les assemblées humaines, compter ou peser les suffrages. Le grand nombre n'a pas toujours raison et souvent la majorité se déclare contre la cause la meilleure. L'autorité de l'Ecriture sainte doit l'emporter sur

tous les suffrages des mortels; car en traitant la question présente je me place moins au point de vue de la philosophie qu'au point de vue de la religion. »>

Il cherche donc à faire sortir la vérité de la confrontation des témoignages sacrés, comme le feu jaillit du choc des cailloux. Beaucoup de passages semblent établir clairement la liberté morale de l'homme; quelques-uns paraissent la supprimer entièrement. Or l'Écriture, œuvre de l'Esprit saint, ne peut se contredire. Comment donc expliquer et concilier cette contradiction apparente? Pour commencer, il détermine le sens du mot. «Par libre arbitre, dit-il, nous entendons iei une force de la volonté humaine par laquelle l'homme puisse s'attacher aux choses qui conduisent au salut éternel ou s'en détacher. » Puis il trace la méthode qu'il va suivre. D'abord il passera en revue les textes qui établissent le libre arbitre; ensuite il s'efforcera d'expliquer ceux qui paraissent le combattre.

On lit dans l'Ecclésiastique, livre admis par tous les chrétiens (1): « Au commencement Dieu forma l'homme et le laissa dans la main de son conseil; il ajouta ses commandements et ses préceptes en lui disant : si tu veux observer mes commandements, ils te sauveront. » Adam fut donc créé libre avec la faculté de se détourner du bien vers le mal. Dans le Paradis terrestre il pouvait choisir librement entre la vie et la mort. Plus tard Dieu, parlant à Caïn, montre la récompense attachée au bien, la peine au mal, le penchant mauvais pouvant être dominé et vaincu par la volonté. Il dit à Moïse : « J'ai placé devant ta face la route de la vie et la route de la mort; choisis ce qui est bien. » Il laisse donc manifestement à l'homme la liberté du choix. Autrement ce seraient des paroles dérisoires.

Dans le Deuteronome la même doctrine est positivement enseignée. Les mots proposer, choisir, détourner, qui s'y

(1) L'Ecclésiastique a été rejeté par les protestants.

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