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la religion et la foi? Tel était le redoutable problème qu'Érasme avait abordé dans ses notes. Sa hardiesse avait alarmé l'orthodoxie de Jean d'Eck; et ce n'était pas sans raison, car une fois la porte ouverte au doute, il était à craindre qu'il ne se donnât libre carrière et ne finît par tout envahir. Quant à l'inspiration même du Saint-Esprit, Érasme ne la nie pas. Il la proclame au contraire comme une vérité hors de toute discussion. Il déclare toujours professer la foi de l'Église, mais, cette réserve faite, il envisage toutes les difficultés que peuvent présenter les livres saints avec l'entière liberté de la critique.

Il soumet à son examen, dans tous les détails, la traduction reçue par l'Église. Il critique en elle non-seulement la mauvaise latinité, l'incorrection, l'obscurité, l'inexactitude; mais il en conteste l'intégrité et l'authenticité même, s'efforçant de montrer que ce n'est pas la version corrigée par saint Jérôme, car elle contient ce qui est condamné ou corrigé par ce père non-seulement dans les mots dont il faisait peu de compte, mais aussi dans les choses et dans le sens (1). Ainsi, le dernier chapitre de saint Marc est cité par lui dans son écrit contre les Pélagiens en des termes différents de ceux qui se trouvent dans la Vulgate, quoiqu'il ait écrit cet ouvrage étant fort vieux et lorsqu'il avait déjà corrigé la traduction reçue. Dès lors il faut admettre que la Vulgate n'est pas la version revue par saint Jérôme ou qu'il a négligé ce qu'il avait lui-même donné.

Érasme fait voir que les textes latins ne sont d'accord ni entre eux, ni avec les textes grecs. Il croit découvrir en plusieurs endroits des interpolations, des additions, des commentaires introduits dans le texte, des citations, des passages même, ajoutés ou complétés avec d'autres citations, avec d'autres passages tirés d'autres livres. Il ne se montre

(1) V. Apologie contre Sutor, t. IX, p. 751 et suiv. La critique moderne n'a pas adopté les raisons d'Érasme et l'Église a condamné son opinion. V. plus haut, chap. V.

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guère moins hardi dans sa critique des textes grecs. Là aussi il signale l'imperfection et l'obscurité du langage, particulièment dans saint Paul. Là aussi, il trouve divergence entre les textes d'un même livre, comme entre les divers livres du Nouveau Testament. Il examine ces différences qui vont quelquefois jusqu'à la contradiction, en apparence du moins. Il cherche à rétablir la véritable leçon; il essaie de concilier les textes entre eux et avec les faits, admettant d'ailleurs que les évangélistes ont pu se tromper sur certains détails, sans que ces erreurs légères et de nulle importance puissent compromettre l'autorité des Écritures et l'ensemble des vérités de la foi.

Il ne s'arrête pas là; prétendant s'appuyer de traditions et de témoignages anciens, il élève des doutes sur plusieurs parties du Nouveau Testament, sur l'évangile de saint Mathieu qui n'aurait pas été écrit en hébreu, et par suite sur l'évangile de saint Marc, qui n'est guère que l'abrégé de celui de saint Mathieu, sur l'Épître aux Hébreux, dont le style ne ressemble pas à celui de saint Paul, sur la seconde épître de saint Pierre, sur celles de saint Jacques et de saint Jude, sur les deux dernières de saint Jean, enfin sur l'Apocalypse où il ne reconnaît pas l'apôtre et l'évangéliste (1). Dans une de ses notes, il parle avec une grande hardiesse de la restauration des livres de l'Ancien Testament qui avaient péri pendant la captivité de Babylone et qui furent écrits par Esdras, non en hébreu, mais en syriaque et en chaldéen (2). Il ne veut pas que l'on accorde une autorité égale aux diverses parties des Écritures. Il pense que le livre de la Sagesse, attribué par le plus grand nombre à Philon (3), est d'une date postérieure au Christ. Il se demande comment il se fait que nous ne possédions pas plusieurs livres de l'Ancien Testament dont il est question

(1) Bossuet et Fénelon apprécient tout autrement l'Apocalypse. V. la note K, à la fin du volume.

(2) V. Apologie contre Sutor, t. IX, p. 759.

(3) T. V, p. 1049, Prédicateur.

dans les écritures canoniques et qui doivent avoir eu beaucoup d'autorité, puisqu'elles s'appuient souvent sur leur témoignage. Il laisse à d'autres le soin de décider s'ils faisaient partie du Canon des Hébreux. Il ne comprend pas surtout que certains commentaires, qui étaient entre les mains des docteurs du moyen âge et dont ils se sont servis, aient disparu et soient perdus pour nous.

Ainsi cet esprit libre et investigateur avait beau réserver la foi, l'autorité de l'Église, l'inspiration surnaturelle des livres saints, un germe de scepticisme se montrait au milieu de ses recherches, au milieu même de ses affirmations. Autorité, intégrité, authenticité des livres consacrés par la tradition catholique, tout se trouvait jusqu'à un certain point mis en discussion, exposé au regard pénétrant de la critique. Le voile du sanctuaire était déchiré. La foi naïve du moyen âge avait fait son temps. Désormais la libre investigation de l'esprit humain allait remonter jusqu'aux sources mêmes du christianisme pour y trouver la négation ou la confirmation de ses croyances, le doute critique ou la conviction raisonnée.

Jusque-là tous avaient regardé la Vulgate comme l'arche sainte. Y toucher semblait un sacrilége. C'était sur elle que s'appuyaient les décrets des papes et les décisions des conciles. Aussi, quand la Renaissance osa l'attaquer au nom de la pureté du langage, comme au nom de la critique, le scandale fut grand. On se récria contre les blasphémateurs. On s'éleva contre l'ouvrage d'Érasme, même avant qu'il parût. On réclama plus vivement encore après sa publication. Les attaques se succédèrent nombreuses, implacables. Érasme les repoussa par des apologies de plus en plus amères. Sa plume, si féconde et si facile, s'épuisa dans cette lutte sans cesse renaissante. Bien des fois il fut tenté de la briser; bien des fois il regretta de s'être jeté dans une carrière si orageuse, au lieu de rester dans les bosquets paisibles des Muses. Vains regrets! Il dut jusqu'à la fin soutenir une polémique ardente, sans pouvoir obtenir ni repos ni trève. Dorpius avait com

mencé la lutte. Nicolas d'Egmond, Édouard Lée (1), Stunica, Sanctius Caranza, les moines espagnols, Sutor, Bedda et la Sorbonne, le prince de Carpi, Sépulvéda, Titelmann et d'autres encore la continuèrent avec plus ou moins de violence. Ils relevèrent ses attaques contre la Vulgate, ses doutes sur l'authenticité de certaines parties des Écritures, ses interprétations téméraires qui ébranlaient le dogme, ses paroles indiscrètes sur les pères de l'Église et même sur les apôtres et les évangélistes.

Érasme expliqua, adoucit, corrigea beaucoup de choses; mais sa pensée libre et hardie, en se contenant sur un point, s'échappait par un autre endroit. Les propositions mal sonnantes glissaient sous sa plume légère et soulevaient de nouvelles tempêtes. Pouvait-il en effet y avoir une paix solide entre le représentant aventureux de l'esprit critique et les défenseurs intraitables de l'autorité traditionnelle? Tout en prétendant rester dans le sein du christianisme et de l'Église, Érasme ne fut-il pas dans une certaine mesure le précurseur et le père du scepticisme moderne? Au milieu de ses ménagements et de ses tergiversations, sacrifia-t-il jamais le droit de juger librement de toutes choses, de chercher les titres légitimes de toute autorité?

Son caractère propre au sein de la Renaissance, c'est d'avoir maintenu sa pensée affranchie de toute espèce de joug. Il ne secoua pas l'autorité d'Aristote pour subir celle de Platon ou de Cicéron. Il ne brisa pas la domination des scholastiques pour se soumettre sans réserve à celle des pères de l'Église. Malgré son respect et son admiration pour eux, il garda la liberté de son jugement; il s'éclaira de leurs lu

(1) Lée terminait son livre par ces paroles: « Que l'Église se souvienne qu'il faut prendre garde aux commencements. La fumée devient flamme et flamme difficile à éteindre, flamme qui finit par tout consumer. Il est temps que le pasteur veille sur l'Église. La fumée, grâce à Dieu, n'a pas encore produit la flamme. Celui qui garde Israël ne sommeillera pas, si la sentinelle qui veille sur Israël ne sommeille pas elle-même. » Le livre de Lée fut publié en 1520. V. 1er vol.

mières et de leurs décisions, mais il ne renonça pas à les apprécier; il ne les accepta point sans contrôle, il trouvait des taches dans leurs écrits et des erreurs dans leurs doctrines. Il reconnut l'autorité irréfragable des Écritures, mais, plus hardi que Luther lui-même, il porta le libre examen jusque dans ces monuments augustes de la religion pour vérifier leurs titres et leur valeur comme pour les interpréter et n'abdiqua jamais le droit de sa pensée indépendante, si ce n'est devant l'évidence de la vérité.

Il posa le premier cette règle en matière d'exégèse et d'interprétation: quand on est en présence d'un texte, il faut en chercher le sens naturel et vrai, sans se préoccuper des conséquences et des opinions préconçues. Appliquant cette règle aux livres sacrés, il essaya de montrer que les pères de l'Église, dans l'ardeur de la lutte contre les hérétiques, avaient forcé le sens de certains passages. Il adressa surtout ce reproche à saint Augustin. Il n'épargna pas même saint Jérôme, objet de sa prédilection. Malgré son admiration pour la sagacité, la science et le soin scrupuleux d'Origène, il signale en plusieurs endroits ses explications hasardées, chimériques, s'égarant bien loin de la lettre.

Toutefois il abandonne souvent lui-même le sens naturel et littéral pour suivre des conjectures qui s'écartent du texte et semblent prêter secours aux hérétiques. Mais souvent aussi il découvre et choisit avec une judicieuse sagacité la leçon et l'interprétation les meilleures. Toujours il montre son vaste savoir, bien qu'il ne prenne pas toujours soin d'approfondir et de mûrir sa pensée. Sur toutes les questions il donne des ouvertures; il les pose quand il ne peut ou ne veut pas les résoudre. En un mot, il éveille partout l'esprit critique; il fait naître le désir de se rendre compte de tout, de sonder tous les mystères de l'histoire et de la philologie. Avant Descartes, il proclame le principe fondamental de la méthode philosophique dans ces remarquables paroles: Celui qui cherche la vérité ne doit se soumettre à l'autorité de per

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