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qu'il manqua de mesure dans la forme sur un sujet périlleux qui avait besoin, pour ne pas choquer, d'adoucissements infinis. Il y avait au contraire dans le langage de Budé une fougue, une chaleur qui étaient l'effet d'un naturel vif et franc; mais ceux qui ne connaissaient pas l'homme à fond pouvaient les prendre pour le signe d'une passion jalouse. Ses paroles avaient quelque chose de brusque et de provocateur; ses saillies semblaient méprisantes. Érasme en fut blessé. Il les releva avec une humeur que déguisait mal une modestie affectée. Il crut que Budé avait eu une intention malveillante, qu'il avait voulu rabaisser les productions de sa plume. A son tour Budé récrimina contre une susceptibilité excessive et chercha dans les paroles d'Érasme des équivoques blessantes. On continua ainsi de batailler avec une amertume toujours croissante, jusqu'à ce qu'enfin Budé, avec une impétuosité toute française, voulant couper court à ces débats et prévenir une rupture éclatante, jugea qu'il était à-propos de prendre congé d'Érasme.

Plus tard, grâce à l'intervention d'amis communs et particulièrement de L. Vivès, il y eut une sorte de réconciliation; mais ce n'était plus cette amitié verbeuse et expansive des premières lettres. La correspondance fut reprise à divers intervalles; mais elle était compassée et pleine de froideur. Les traits que les deux rivaux s'étaient décochés réciproquement étaient restés profondément enfoncés dans leur cœur. Des amis mal inspirés nourrissaient le fiel qu'ils conservaient au fond de l'âme. Tunstall et Vivès lui-même, en faisant avec enthousiasme l'éloge de Budé, Longueil, en le proclamant supérieur à Érasme, ne permirent pas au chef des lettrés d'oublier qu'il avait un rival préféré même de plusieurs. Les rois, possesseurs du trône, n'aiment pas à voir s'élever autour d'eux des prétendants qui menacent de les supplanter. Il se réconcilia donc avec Budé; mais c'était une réconciliation toute politique, un sacrifice fait à sa renommée et aussi à l'intérêt des lettres auxquelles une scission écla

tante entre les deux chefs de la science ne pouvait êtreq ue fort nuisible. La rancune couva sourdement dans son cœur et l'entraîna plus tard à une des plus grandes maladresses de toute sa vie.

Mais, avant cet éclat, Érasme subit dans ses amitiés les pertes les plus douloureuses par des circonstances indépendantes, il est vrai, de sa volonté. Luther, avec la fougue de son caractère, s'était séparé de l'église de Rome. Le monde, partagé entre le pape et lui, attendait avec une impatience inquiète de quel côté Érasme, en se décidant, ferait pencher la balance. A la rigueur, les luthériens se seraient contentés de son silence, faute de mieux. Ils l'auraient exploité en faveur de leurs doctrines et l'auraient représenté comme une véritable connivence. Érasme aurait bien voulu pouvoir se taire. D'abord il n'approuvait entièrement ni l'un ni l'autre parti. En second lieu, s'il se déclarait pour l'un des deux, il fallait encourir des haines et des périls sans nombre. Il n'était pas de ceux qui se plaisent dans les luttes hasardeuses. Tranchons le mot le danger lui faisait peur. Comme le poète Horace, objet de son admiration, il n'était pas loin de jeter son bouclier pour échapper à un péril pres

sant.

Mais les adversaires de Luther étaient indignés de son silence; de tous côtés on l'accusait de collusion avec les ennemis de la foi. Ses plus puissants amis, l'évêque Tunstall, le cardinal Wolsey, le roi Henri VIII, le pape, les cardinaux, l'empereur, le duc de George de Saxe, tous le sommaient d'écrire contre Luther. Il s'y décida, quoique à regret, et il écrivit son petit Traité du Libre arbitre avec des égards et des ménagements extrêmes pour Luther. Mais les luthériens ne tinrent aucun compte de sa modération. Dès lors Érasme se vit abandonné de la plupart des lettrés allemands qui avaient embrassé la cause de la Réforme. Parmi eux il ne conserva guère d'autre ami que le doux Mélanchthon, encore y eut-il quelques ombrages; mais ils se dissipèrent et leur

amitié dura jusqu'à sa mort. Ce que cette désertion dut avoir d'amer pour son cœur comme pour sa vanité, on peut l'imaginer aisément. Cette république des lettres, qui était son œuvre et son empire, se trouvait irrévocablement démembrée. Ses doctes amis qui se séparaient de lui, c'étaient son trésor, sa richesse; c'était sa couronne dont il perdait la moitié. Jadis on ne trouvait pas d'épithètes assez pompeuses pour lui. Maintenant on se taisait sur son compte, ou bien on le peignait sous des couleurs tout opposées. On ne s'en tint pas longtemps à un silence méprisant. Ulric de Hutten commença l'attaque avec une rare violence; d'autres suivirent. Ces luttes troublèrent sa vieillesse et la remplirent d'amertume.

Ici du moins il avait le droit de s'en prendre aux circonstances, à une sorte de fatalité inévitable. Il pouvait avec quelque raison décliner la responsabilité de ce schisme du monde savant, suite naturelle du schisme religieux. Mais il n'en fut pas de même du déchirement produit par le Cicéronien. Assurément on ne peut lui faire un reproche d'avoir attaqué les excès de cette secte littéraire. Budé luimême, dans une lettre, se prononce ouvertement contre elle. Il pouvait bien entrer dans la censure d'Érasme un peu de rancune personnelle; toutefois il soutenait une thèse juste. Il ne devait pas sacrifier la vérité et le progrès à la crainte de blesser des hommes qui voulaient réduire le rôle de la Renaissance à une imitation frivole et stérile. Mais n'était-ce pas une étourderie impardonnable dans un homme comme lui, que de prétendre passer en revue, à cette occasion, les contemporains encore vivants? Il ne pou v nommer tous; dès lors, ceux qui étaient omis ne devaient pas lui pardonner une omission qui semblait les faire rentrer dans l'obscurité d'où ils se croyaient sortis. Ceux même qui étaient nommés devaient être difficilement satisfaits de leur lot, quelque belle que fût la part qui leur était faite. C'était bien mal connaître la nature humaine.

L'entreprise, en elle-même, était une idée malheureuse. La manière dont il l'exécuta fut plus malheureuse encore. Il omit le nom de Vivès. Le docte Espagnol s'en plaignit, mais sans aigreur. Érasme s'excusa en déclarant que c'était un oubli. Ailleurs il dit qu'il ne savait pas si Vivès aurait vu avec plaisir son nom cité dans ce livre. A vrai dire, il ne l'aimait pas; il lui trouvait le caractère susceptible et difficile. Cependant Vivès lui avait toujours témoigné une respectueuse affection, l'appelant son maître et mettant le plus haut prix à son amitié. Mais il avait été l'ami de Lée ; il avait fait l'éloge de Budé et avait cru à la sincérité d'Aléandre; il avait risqué une critique au sujet des Colloques et s'était plaint qu'Érasme n'eût pas montré assez de chaleur pour engager Froben à imprimer ses ouvrages.

Un tort beaucoup plus grave, inconcevable même, ce fut de comparer le grand Budé à l'imprimeur Badius, un homme supérieur à un lettré médiocre. C'était faire au prince des savants français la plus sanglante injure; c'était outrager en même temps tous les lettrés, ses compatriotes, qui admiraient son incomparable science, vénéraient son beau caractère et marchaient sous ses ordres avec une discipline qu'Érasme célébrait et enviait à la France, en voyant l'anarchie intellectuelle de l'Allemagne (1). Aussi le Cicéronien souleva-t-il parmi eux le plus violent orage. On se déchaîna contre Érasme avec une furie toute française : l'affaire fut portée jusqu'aux

(1) Dans une lettre adressée à Germain de Brie, il félicite la France d'avoir institué une sorte de république littéraire où tous les savants se prêtent une aide mutuelle. Puis, il ajoute : « En Allemagne, au contraire, les Grâces ont tellement rompu tout commerce avec les Muses, que ceux même qui sont d'accord sont plutôt unis par l'esprit de faction que par une sincère bienveillance. Mais je voudrais que votre cité s'ouvrît plus largement et qu'elle admit comme Francs tous ceux qui cultiveraient les Muses, que ce fut en un mot une confédération d'esprits et non de contrées. Cette union contribuerait très grandement à faire avancer les nobles sciences et à réduire au silence les ennemis des bonnes lettres, car la barbarie n'est pas entièrement vaincue, elle a encore des forces et se prépare en quelques endroits à recommencer la guerre. » T. III, p. 1315; — V. 1er vol., p. 581.

oreilles du roi. Jacques Tussanus attaqua publiquement sa science et releva certaines erreurs qu'il avait commises. Il composa même un distique injurieux dont Érasme se vengea dans une courte lettre. Le célèbre Jean Lascaris, alors résidant à Paris, et plein d'admiration pour Budé, flagella son détracteur dans une pièce satirique, aussi amère que méprisante. Germain de Brie lui-même, non moins admirateur d'Érasme que de Budé, s'était ému de l'outrage fait à un homme qui était l'idole des lettrés français. Il écrivit à l'auteur du Cicéronien pour l'engager à réparer ses torts.

Érasme ne s'était pas attendu à une si violente explosion. Il protestait de ses intentions inoffensives; il affectait de ne pas comprendre un si grand trouble, né, disait-il, à propos de rien. Car s'il avait comparé Budé à Badius, ce n'était que sur un seul point, par rapport au style cicéronien. Il n'avait pas voulu mettre sur la même ligne Budé et Badius qui cependant était un homme de valeur. Il reconnaissait le mérite éminent du premier et déclarait qu'il n'avait point d'égal pour le grec. Au lieu d'accuser sa maladresse ou sa rancune, il rendait le destin responsable de ces divisions qui menaçaient de troubler les lettres comme la religion. Budé, malgré la magnanimité de ses sentiments, se montra blessé. Il laissa percer son mécontentement dans son ouvrage sur la langue grecque qui parut peu de temps après. Érasme y était assez maltraité. Toutefois, grâce à l'intervention d'amis officieux, les deux rivaux n'en vinrent pas à une lutte ouverte qui n'aurait servi qu'à remplir les vœux de leurs communs ennemis.

Germain de Brie, en cette circonstance, joua un rôle honorable; il servit de médiateur; il réconcilia Tussanus avec Érasme; il aurait voulu de même opérer une réconciliation sincère entre les deux chefs des lettrés. Mais une cordiale amitié n'était plus possible entre ces deux hommes. L'attaque d'Érasme, outre qu'elle était injuste, manquait de franchise. Elle ne pouvait faire de tort qu'à celui qui en était

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